André Markowicz. Progrès russe

Quelle est l’issue de cette guerre pour Poutine ? La seule, c’est l’escalade. Toujours plus. Toujours plus de destructions, toujours plus de terreur. La même tactique de la mafia : à chaque acte de résistance, on répond par une agression deux fois, dix fois multipliée.

Parce qu’il ne s’agit plus, finalement, de faire peur. C’est un mécanisme qui est enclenché, ça ne peut aller que de pire en pire.

Les HIMARS américains sont arrivés, et ils font des ravages là où ils sont employés, — d’une façon ponctuelle, parce qu’il n’y en a pas beaucoup, mais, tout de suite, ce sont des centaines de missiles qui tombent sur tout le territoire de l’Ukraine, et ces missiles, même si, techniquement parlant, ils sont vieux, font, à leur tour, des ravages. Pas les mêmes : là où les Ukrainiens ne touchent, évidemment, que des cibles militaires, les Russes bombardent n’importe quoi, et les missiles tombent sur un terrain vague, un stade, ou un centre commercial.

Le centre commercial est bondé, il prend feu, ça fait des dizaines de morts (18, et il y a, au moment où j’écris, 50 disparus) sans compter les blessés. Le résultat, là encore, est clair : les Russes montrent que, nulle part en Ukraine, les gens n’ont le droit d’avoir une vie un tant soit peu normale (il faudrait parler à part de ce que peut être la normalité de la vie quotidienne dans un pays dont l’économie est détruite à quelque chose comme 40%…. des prix, des salaires, de la pénurie, bref, appelons ça, monstrueusement, une « normalité en temps de guerre »).

Parce que, comme l’a redit Peskov, la Russie est prête à cesser toutes les opérations « spéciales » à partir du moment où l’Ukraine accepte de capituler, et que, donc, la guerre sera menée jusqu’à l’écrasement de l’Ukraine en tant qu’entité indépendante. — C’est-à-dire qu’il n’y aura aucune paix, aucun arrêt.

Les Russes continueront à avancer, lentement, comme ils le font en ce moment sur le front de Lougansk, sur Lissitchiansk, en appliquant leur tactique de rouleau-compresseur : bombardement massif, écrasement total de toute infrastructure, de sorte que, pour les Ukrainiens, il n’y a plus rien à défendre, plus aucun sens à rester dans les ruines, et les Russes « progressent » (quel mot !…) sur encore un ou deux kilomètres de ruines, et ils « libèrent » encore un fragment de la République opprimée de Lougansk.

Ils libèrent des ruines, là où, avant la libération, il y avait une vie normale, pas riche, de centaines de milliers de personnes, majoritairement russophones et majoritairement hostiles aux nationalistes ukrainiens. Ils libèrent, aujourd’hui, deux kilomètres carrés quasiment vidés de leurs habitants, et ces habitants, qui ont tout perdu, leur vouent une haine qui pourrait durer des générations.

Bref, ils progressent, et ils détruisent.Ils se détruisent eux-mêmes en progressant. Non seulement parce que les morts s’accumulent : on en est à quelque chose comme 34500 militaires morts répertoriés, ce qui signifie, je le rappelle, mécaniquement, le double ou le triple de blessés. C’est-à-dire qu’il y a 100.000 soldats qui ont été mis hors de combat depuis quatre mois. Ils détruisent leurs ressources militaires — qui sont encore immenses, parce que ce sont les ressources de l’URSS.

Et là encore, quand on y réfléchit, c’est stupéfiant : ça veut dire que le matériel militaire employé est, dans sa majorité, totalement obsolète (il date, en gros, des années 80, sinon des années 70). Il est terrible, évidemment, mais il est vieux. Et les commentateurs rapportent qu’en plus, alors qu’on parle, par exemple, du fait que la Russie disposerait de quelque chose comme 4000 chars, — la Russie en dispose sur les rapports officiels, dans les chiffres, mais pas en vrai, parce que, du fait qu’ils sont restés, pour la plupart, dans des hangars, beaucoup ont été pillés par les militaires eux-mêmes, au fil des années, et dépiautés, littéralement, en pièces détachées.

Et l’un des grands défis de la Russie est actuellement de les rabouter, ces chars, d’une façon ou d’une autre, parce qu’il n’y a plus aucune pièce de rechange, et que les systèmes informatiques modernes n’arrivent plus.

Bref, plus ils continuent, plus ils s’épuisent. — Nous sommes encore loin, très loin, de l’épuisement, mais la chose est indiscutable : ils s’épuisent, et ils épuisent la ressource. Mais là encore : quand on se rend compte qu’un seul canon de l’OTAN (en l’occurrence français) peut détruire une dizaine de cibles, et les détruire à coup sûr, on réalise que la Russie, pendant les 22 ans du régime de Poutine n’a pas même été capable de faire progresser son industrie militaire, — c’est-à-dire que le discours militariste, belliqueux de Poutine, n’est construit que sur le nombre, mais que la qualité des matériels est déplorable.

Sur le terrain, la Russie, face à une armée occidentale, ne tiendrait pas. Elle n’existe que par la bombe atomique, c’est-à-dire par la menace de sa propre destruction…

Les Russes progressent, donc, mais pour rien. Parce que leurs progrès ne leur donnent rien, sinon les ruines qu’ils conquièrent. Aucun progrès vers la victoire. L’Ukraine peut perdre Lissitchiansk, ce n’est pas cela qui lui fera demander la paix, et, aujourd’hui, il paraît clair que même si la France et l’Allemagne voudraient, de toutes les façons possibles, sauver la mise de Poutine (pour les raisons que j’ai expliquées ailleurs, dans mes chroniques précédentes, depuis bientôt trois mois), c’est Poutine lui-même qui refuse.

C’est Poutine qui, lui-même, est entraîné dans cette destruction générale dans laquelle il s’est lancée le 24 février. Que peut-il faire ? Il ne peut qu’entraîner, d’une façon ou d’une autre, la Biélorussie dans sa ruine, et tout porte à croire que, oui, l’entrée en guerre de l’armée de Loukachenko est non seulement possible, mais proche — alors que la Biélorussie est, à l’évidence, déjà, objectivement, en guerre contre l’UKraine puisque c’est de son territoire que sont lancées une partie des bombardements et des raids aériens. Il semble pourtant que l’armée biélorusse soit loin d’être enthousiaste à cette idée d’entrer en guerre — sans parler du fait qu’elle est beaucoup plus faible que l’armée ukrainienne.

Il y aurait, nous dit-on, des refus d’obéir jusque parmi les plus hauts gradés. — Pourtant, cette armée en guerre offrirait à Poutine une occasion en or d’impliquer l’OTAN directement, par une intervention, en réponse, de la Pologne et/ou de la Lituanie (de là, sans doute, les discours, a priori délirants, mais toujours réfléchis, de Loukachenko pour expliquer qu’il faut frapper les premiers, parce que la Pologne et la Lituanie veulent envahir le territoire biélorusse).

Et, je le rappelle, l’intervention directe de l’OTAN offrirait à Poutine la justification de toute sa rhétorique depuis, au moins, 2012 (mais déjà avant) : la Russie est assiégée par l’Amérique, et ne fait que se défendre.Ce qui est insupportable dans cette guerre, en plus de toutes les horreurs quotidiennes, c’est qu’il faut attendre. Attendre que la Russie épuise encore plus ses ressources, et que l’OTAN livre davantage de matériel moderne à l’Ukraine. L’Ukraine, au moment où nous sommes, ne peut qu’essayer de contenir le rouleau-compresseur, le ralentir, mais ne peut pas le vaincre. Elle peut, par sa résistance, bouleversante, contribuer à l’épuiser. Le faire, en quelque sorte, s’épuiser de lui-même.

Ce qu’elle peut faire, — ce qu’elle fait — c’est, sur le plan militaire, faire ce que font les sanctions sur le plan civil, — lentement, imperceptiblement, avec des hauts et des bas, vider le monstre de ses forces.Parce que, oui, la Russie de Poutine est un monstre, et il serait important qu’elle soit, comme le proposent les Américains, considérée comme « Etat terroriste ».

Il serait très important (mais est-ce possible ?) qu’elle soit exclue du Conseil de Sécurité de l’ONU. La Russie détruit absolument tout dans les zones qu’elle occupe. Elle pille les récoltes, elle empêche tout commerce (tout est capté par l’appareil militaire russe), elle détruit les biens culturels, tout ce qui, de près ou de loin, est lié à l’Ukraine ou la culture ukrainienne, c’est-à-dire qu’elle s’efforce d’effacer, jusque dans les bibliothèques, toute trace de « non-russité » des régions dévastées qu’elle affirme avoir « libéré des nazis ».

Ce qu’elle fait, littéralement, au sens strict du terme, c’est de travailler à un Lebensraum, un espace vital, des Russes dans ces régions de l’Ukraine — en miroir de ce qu’a fait l’URSS en 45 à Königsberg.

En Russie même, la répression se durcit. Les prisonniers politiques se comptent aujourd’hui par milliers, et, réellement, on peut être arrêté pour n’importe quoi. Il est fréquent que des gens, en civil ou en uniforme, arrêtent tel ou tel dans la rue et exigent de vérifier ce qu’il/elle a dans son téléphone portable. S’il y a quelque chose contre la guerre (ou juste le mot « guerre »), vous risquez des années de prison. Ilia Iachine, un des opposants les plus célèbres, qui a fait le choix de rester en Russie, a été arrêté, et, visiblement, condamné, une nouvelle fois, à quinze jours de prison.

Une amie d’Ilia Iachine, témoin de son arrestation, racontait que celui-ci, quand il marchait dans la rue, recevait toujours des marques d’affection ou d’admiration, de la part de passants. Qu’il n’était jamais inaperçu : à chaque fois, alors même qu’il est notoire qu’il est tout le temps surveillé, des gens venaient le voir et le félicitaient pour ses positions et son courage, lui disaient de tenir, lui disaient qu’il était un de ceux qui sauvaient l’honneur de la Russie. Parce qu’il continuait, comme il pouvait, sur sa chaîne youtube, ou partout où il le pouvait, de parler, de dénoncer le régime de Poutine et cette guerre effroyable. Et ces cas de soutiens ouverts étaient de plus en plus fréquents.

En même temps, il y a des nouvelles inquiétantes d’Alexéï Navalny : dans sa prison à régime sévère, on accumule les brimades pour le briser, et il est sans cesse sous la menace du cachot. Ces brimades ont un but : empêcher toute visite, parce qu’un « avertissement » entraîne une interdiction des visites pour une période donnée.

Là encore, la machine à broyer travaille à plein.

Et là encore, même si c’est terrible au quotidien, Navalny résiste, avec une ironie roborative — qui transparaît dans ses messages.

Poutine progresse. Et c’est ça, son progrès. La ruine.

© André Markowicz

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3 Comments

  1. Au risque de répéter mon commentaire sur l’article précédent de Markowicz:
    Craignant la forte dose habituelle de propagande hystérique russophobe toxique et abrasive chez lui, je n’ai pas lu l’article.

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