André Markowicz. Quand il n’y a plus de maison

Hier, grâce à mon ami John Douglas Clayton, — qui est professeur à l’Université d’Ottawa, un grand spécialiste de Pouchkine, il m’est arrivé ça. J’ai parlé, en ligne évidemment, par zoom, avec des enseignants et des étudiants — des étudiantes, parce que, les hommes, sauf cas médical, ils sont au front, généralement. Des étudiants et des enseignants des facultés de russe des universités de Marioupol, de Zaporijia, de Berdiansk — et encore d’une autre ville, je suis saisi d’une honte absolue, mais je n’ai mal entendu le nom, ou j’ai oublié, je ne sais pas, parce que, voilà, c’était réellement émotionnel, ça. Et Douglas avait invité des collègues russes, de Russie, — il y avait une dame de l’université de Kazan. Et nous avons parlé de traduction. Enfin, de mon « destin de traducteur », c’était ça, je crois, le titre proposé par l’enseignante de l’université de Marioupol. —

Je ne vais pas vous raconter ce que j’ai dit, non, — c’est ça. L’Université d’Ottawa fournit le cadre, l’abonnement à zoom, et organise les rencontre, en ligne. Cette rencontre, elle aurait dû avoir lieu jeudi dernier, mais c’est moi, imaginez, qui n’ai pas été capable de mettre en route mon « zoom ». Bon, mais nous avions déjà pu parler un peu, de la situation. L’Université de Marioupol est détruite, — les bâtiments. Il n’y a plus d’Université physique. Le lieu de l’administration, si je comprends bien, c’est Kiev, où une faculté a ouvert ses portes, et fourni des bureaux. Tout se passe par zoom, parce que les professeurs sont, à l’image de la population de l’Ukraine tout entière, soit dispersés dans le pays, soit dans le monde. Et c’est pareil pour les étudiants. Mais il y a quelques étudiantes qui restent à Marioupol, — des étudiantes qui, pour telle ou telle raison particulière, n’ont pas pu ou pas voulu partir, et donc elles restent là. Et il n’y a pas internet non plus, évidemment, dans les maisons, parce qu’il n’y a, pour la majorité des cas, plus de maisons. Il y a des ruines. Sur certaines places, les Russes donnent de l’électricité, et il y a un réseau. Et les étudiantes viennent là, charger les téléphones et les ordinateurs, télécharger leurs cours, et elles repartent, elles travaillent « chez elles » (je ne sais pas, je n’ai pas demandé, ce que c’est, concrètement, sans maison , «chez elles »), et elles reviennent, renvoyer leurs devoirs, leurs questions. Bref, ça se passe comme ça. — Une enseignante de Zaporijia m’explique, comme une évidence, que, oui, bien sûr, tout se passe « en ligne » même si, elle, elle est chez elle, et que son université à elle n’a pas été évacuée, parce que tout est très « nespokoïno »… et je ne trouve pas le mot français pour traduire ce mot tout simple. Je vous donne la traduction littérale : « intranquille ». Et, de toute façon, il ne faut pas se trouver à plus de quatre ou cinq dans une salle, — à cause des bombes possibles. Une bombe peut tomber n’importe quand.

Bon, là, ce sont les vacances, alors, il n’y aura plus de cours jusqu’en septembre, mais voilà, ça se passe comme ça. Et ce qu’elles enseignent, ces personnes, c’est la littérature russe, alors que « le monde russe » a rasé les villes et bombarde celles qu’il n’a pas encore rasées. L’une d’elle, la semaine dernière, m’explique que, quoi qui se passe, si ça se trouve, l’année prochaine, elle, elle sera au chômage, parce qu’il y a plein de provinces, plein de villes, aujourd’hui, en Ukraine, qui ferment les facultés de russe, tellement la haine de la Russie est grande.

Dans plein de villes, il y a ce danger qu’en général, on n’enseigne plus la littérature russe. Et toutes ces conversations, on le comprend bien, se passent en russe (je ne parle pas ukrainien) et c’est le russe qui est la langue d’usage pour toutes (tout le monde est bilingue, voire tri- ou quadrilingue). Et les étudiants, aussi, dès avant la guerre, et depuis au moins 2014, il y en a de moins en moins, parce que les jeunes se détournent de ce « monde russe » qui, dès avant l’invasion, était porteur de haine, de guerre, de misère. Les étudiants de russe, dans ces facultés, se comptent seulement par dizaines, pas par centaines.

Les enseignants vivent cet effondrement, et continuent.

Et moi, j’arrive et, pendant presque une heure et demie, nous n’avons pas parlé de la guerre, nous avons juste parlé de Tchekhov, de Dostoïevski, de Pouchkine, de Boulgakov. — De la maison, oui, de la maison dans la littérature russe. La maison, chez Boulgakov, chez Tchekhov, — cette Maison censée être une protection contre le sang de l’Histoire, censée être inviolable, et tout le temps violée, Pouchkine qui se bat en duel et meurt quand il comprend que le tsar lit les lettres qu’il a écrites à sa femme, et qu’il n’y a pas de maison.

Et la Maison des pièces de Tchekhov, la Cerisaie tellement belle et vouée à la hache, et la maison aérienne, la seule possible, désormais, quand il n’y a plus de maison, mais que des appartements communautaires, chez Boulgakov…

Et nous en parlons, de ça, avec des gens dont les maisons, réelles, concrètes, n’existent plus, et dont les Universités non plus, concrètement, n’existent plus, et je les vois, m’écoutant, qui sourient, qui me suivent, et je ne parle pas du tout de la guerre, je parle juste de la façon dont nous avons traduit, Françoise et moi, « Le Maître et Marguerite »… et, à la fin, on me remercie parce que, dit quelqu’un, « nous avons pu nous réunir et, pendant deux heures, parler de ce qui nous fait vivre (je ne suis pas sûr des mots, mais c’était le sens) ».

Et une enseignante, de Russie, qui a suivi par zoom, exprime sa solidarité avec les universitaires ukrainiens, avec les étudiantes, contre l’agression qu’elles subissent de la part du « monde russe ».

Et, en fait, le monde russe, — notre monde russe à nous, il est là, dans ces quelques personnes, perdues sur zoom, dont la maison est devenue le monde.

© André Markowicz

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