Claude Bloch. Sarah Halimi, Retour sur un scandale judiciaire et sur un déni de Justice

Le mercredi 14 avril la cour de Cassation a rendu son arrêt. Elle rejetait les pourvois au motif que selon l’article 122-1 du Code Pénal il n’y a pas de distinction selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition du discernement. Elle confirme que la personne mise en examen “a agi sous l’emprise d’un trouble psychique constitutif d’une bouffée délirante d’origine exotoxique, causée par la consommation régulière de cannabis, qui n’a pas été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entrainer une telle manifestation”.

Depuis cet arrêt beaucoup de choses ont été dites et écrites. C’est pourquoi j’ai beaucoup hésité à écrire quelque chose à mon tour, mais, après avoir lu l’interview accordée dans Marianne par le Docteur Bensussan, un des experts-psychiatres ayant examiné Kobili Traoré, j’ai éprouvé malgré tout le besoin de mettre mon grain de sel dans cette histoire.

Dans cette interview, le Docteur Paul Bensussan s’explique et cherche à nous convaincre du pourquoi “Nous avons donc conclu à l’irresponsabilité pénale, tout simplement parce qu’elle s’imposait techniquement !”, c’est-à-dire en quoi, selon lui, cette conclusion était pertinente et justifiée.

Je dois dire que ce terme “techniquement” me laisse passablement perplexe. Que vient faire un tel terme ici ? Je rappelle que, dans son expertise de 2018, le Docteur Paul Bensussan indiquait que “Cette bouffée délirante s’est avérée inaugurale d’une psychose chronique, probablement schizophrénique”. Et, pour ceux qui ne le sauraient pas, le même Docteur Bensussan a reconnu à la barre, lors de l’Audience devant la Chambre de l’Instruction de la Cour d’Appel, s’être trompé sur son diagnostic.

Étrangement, le greffier n’a pas pris note de la reconnaissance publique de cette erreur qui s’est donc “perdue” en chemin. Ceci est d’autant plus regrettable que ce sont donc ces conclusions erronées qui ont été reprises, à la fois dans l’Arrêt du 19 décembre 2019 et dans l’Arrêt de la Cour de Cassation du 14 avril 2021 confirmant l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré. Si la reconnaissance de cette erreur de diagnostic avait été prise en compte par les juges, la suite des événements aurait-elle pu être différente? On ne le saura pas, mais je pense que oui.

La lecture de l’ensemble de l’interview m’a fortement contrarié car j’y ai retrouvé un bon nombre d’arguments et de développements que j’avais déjà remarqués dans l’expertise proprement dite, effectuée en 2018 par le Docteur Paul Bensussan et ses deux confrères, expertise dont j’ai pu avoir connaissance comme des deux autres expertises d’ailleurs.

Dans ses conclusions, ce Collège d’experts diverge d’avec le Docteur Daniel Zagury, premier expert à avoir examiné Kobili Traoré, qui considérait que la consommation de cannabis avait été délibérée et volontaire et avait contribué à l’apparition de sa bouffée délirante aiguë. De ce fait il était partiellement responsable de ses actes et ne pouvait donc être dégagé de sa responsabilité.

Le Docteur Zagury concluait ainsi non à une abolition mais à une altération du discernement, qui aurait logiquement amené Kobili Traoré à être jugé devant une cour d’Assises, quelle qu’aurait été l’issue d’un tel procès. Le Docteur Bensussan et ses collègues s’éloignent du Docteur Zagury dans le fait que “le sujet n’avait selon nous aucune conscience du fait que le cannabis pouvait le faire délirer”, autrement dit Kobili Traoré ne pouvait pas prévoir que sa consommation de cannabis pouvait provoquer ou contribuer à provoquer chez lui cette bouffée délirante.

Ces mêmes psychiatres estiment dans leur expertise que, comme une immense majorité de consommateurs, Kobili Traoré avait “peu conscience” du caractère dangereux du cannabis et qu’enfin “il était dépendant de cette drogue”.

Le docteur Bensussan et ses collègues avancent l’idée que, comme tous les patients “addicts” selon eux, Kobili Traoré “n’était pas aussi libre de consommer de manière délibérée”. Ils poursuivent en indiquant que ces considérations ne seraient pas applicables à une consommation d’alcool, mais ils répètent, afin que ce soit bien clair, que “la différence majeure est l’inconscience chez Monsieur Traoré (…) des effets possiblement inducteurs d’un délire”.

Arrêtons-nous un instant sur cette dernière phrase. Est-ce à dire que, si je ne suis pas conscient (ou prétend ne pas l’être) de toutes les conséquences possibles d’un de mes actes, je peux être exonéré de ma responsabilité quant aux conséquences de ces actes, quelles que soient ces conséquences, y compris l’assassinat de ma voisine Juive en la défenestrant du troisième étage, après l’avoir rouée de coups durant plus de trois quart d’heure? Or, toute personne qui consomme des stupéfiants sait très bien que, en plus d’être illicites, ceux-ci sont dangereux pour la santé et qu’ils vont altérer le psychisme et l’état de conscience de celui qui en consomme. C’est d’ailleurs la raison même de leur prise de ces stupéfiants ! Nous connaissons tous ces expressions, très couramment employées comme “se torcher”, dans le cas de l’abus d’alcool ou “se défoncer” dans le cas de la prise de stupéfiants et que cet état altéré de conscience est précisément le but recherché par les consommateurs d’alcool comme de stupéfiants.

Qui nous fera croire que Traoré n’était pas conscient que son psychisme serait altéré du fait de cette consommation de cannabis ? Qu’il n’ait pas expressément voulu que cette consommation excessive aboutisse à l’éclosion d’une bouffée délirante aigüe, c’est plus que probable, mais il a consciemment et volontairement pris le risque que ce trouble psychotique aigu survienne.

Pourquoi la consommation, la détention et le trafic de stupéfiants sont- ils, jusqu’à présent, illégaux et sanctionnés pas la loi ? Parce que l’on sait, depuis très longtemps déjà, que leur consommation risque d’avoir des conséquences néfastes sur la santé et sur la vie elle-même. Un sujet “accroc” à l’héroïne, qui se fait son injection quotidienne, recherche l’état altéré du psychisme que va lui procurer ce “shoot”. Il sait, bien entendu, que la détention et la consommation de ce stupéfiant sont illégales. Si il est dépendant de l’héroïne depuis longtemps, il a sûrement eu des relations ou des amis qui ont fait des overdoses, auxquelles certains ont pu réchapper et desquelles d’autres sont morts.

Dans le cas du meurtre de Sarah Halimi, l’accent est mis sur l’irresponsabilité éventuelle de Traoré, liée à sa bouffée délirante aigüe, consécutive à sa consommation de cannabis en grande quantité, alors que l’accent devrait être mis, en amont, sur la responsabilité de Traoré de s’être mis de manière délibérée et consciente dans cet état-là, que sa consommation de cannabis ait entrainé une bouffée délirante aiguë ou n’importe quel autre état psychique.

Dans son interview, le Docteur Bensussan précise “Comment imaginer qu’un sujet déscolarisé, fumant du cannabis depuis l’âge de 15 ans sans avoir jamais déliré, sache que le cannabis l’expose au risque de schizophrénie ?”. C’est ce même argument qui est repris par la Chambre d’Instruction de la Cour d’Appel, dans son Arrêt du 19 décembre 2019, où il est écrit : “La circonstance que cette bouffée délirante soit d’origine exotoxique, et due à la consommation régulière de cannabis, ne fait pas obstacle à ce que soit reconnue l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes, puisqu’aucun élément du dossier d’information n’indique que la consommation de cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle bouffée délirante”.

Tout se passe comme si le Collège d’experts dirigé par le Docteur Bensussan, comme la Chambre d’Instruction de la Cour d’Appel et à présent la Cour de Cassation, avaient foulé aux pieds ce principe du droit français qui indique que “nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes” (Nemo auditur propriam suam turpitudinem allegans), le terme turpitude signifiant négligence, faute, comportement illégal ou fraude.

Dans l’Affaire Sarah Halimi, non seulement Kobili Traoré s’est vu exonéré de sa responsabilité de l’état psychique dans lequel il s’est finalement retrouvé, mais ses propres turpitudes lui ont même valu excuse. Le pauvre garçon n’était pour rien dans ce qui lui est arrivé. Il ne pouvait pas savoir que sa consommation excessive de cannabis le conduirait à faire une bouffée délirante aiguë et, de ce fait, le conduirait à rouer de coups pendant quarante minutes Sarah Halimi avant de la défenestre du troisième étage, pour retourner ensuite tranquillement par le balcon chez ses voisins les Diarra.

La troisième expertise a été effectuée par un deuxième collège d’experts-psychiatres, dirigé par le Docteur Roland Coutanceau. Dans ses conclusions cette expertise indique “L’infraction reprochée au sujet ne peut être mise en relation avec une pathologie mentale chronique, mais apparaît en lien direct avec une bouffée délirante aiguë d’origine exotoxique”, contredisant en cela le diagnostic retenu par le Docteur Paul Bensussan. Les experts concluent que cette bouffée délirante caractérisée d’origine exotoxique; “orientant plutôt classiquement vers une abolition du discernement au sens de l’article 122-1 du code pénal; compte tenu qu’au moment des faits son libre-arbitre était nul et qu’il n’avait jamais présenté de tels troubles antérieurement “.

Lors d’une interview donnée à L’Express du 16 janvier 2020, le Docteur Coutanceau s’explique sur la conclusion en faveur de l’abolition du discernement. Il s’agit d’une “position classique” dans ce type de dossiers, indique t-il au journaliste. “Le sujet subit son état, il ne peut donc pas en répondre devant une cour d’Assises”. Cependant, le Docteur Coutanceau nuance ses propos : “On peut défendre les deux conclusions ( je précise: altération ou abolition). C’est un choix d’interprétation subjective. Plus qu’une question psychiatrique, c’est presque le choix d’une société humaine”.

Cette “nuance” qu’apporte à ce moment le Docteur Coutanceau est à mes yeux fondamentale et lourde de conséquences. Elle a, selon moi teinté l’ensemble de l’instruction, les différents Arrêts et jusqu’à l’Arrêt de la Cour de Cassation du 14 avril.

Car c’est bien de cela dont il s’agit: dans quelle société humaine voulons-nous continuer à vivre ? Voulons nous vivre dans une société, comme le note Franz-Olivier Giesbert dans son éditorial du Point du 22 avril, où “Désormais, les bourreaux sont les victimes et les victimes, les bourreaux, il faut vous y faire : telle est la philosophie, si l’on ose dire, d’une partie non négligeable de notre magistrature qui n’a jamais de comptes à rendre”.

Ici, les experts-psychiatres ont été institués en juges et les juges ont suivi à la lettre les conclusions de deux des collèges, alors même que celles-ci divergeaient d’avec les conclusions du premier expert.

Il me revient à cette occasion le jugement du Roi Salomon où deux femmes prétendent être la mère d’un même enfant. Afin de régler ce litige, Solomon ordonne que l’on tranche l’enfant en deux moitiés et que l’on donne une moitié à chaque femme. L’une des femmes accepte le verdict tandis que l’autre femme préfère renoncer à demander l’enfant. Salomon remet alors l’enfant à celle qui a refusé le meurtre du nouveau-né, ayant déterminé ainsi qui était la vraie mère.

L’application stricte de la loi, une moitié d’enfant pour chacune des femmes, le cède à une décision Juste. Dans l’Affaire Sarah Halimi, la Justice applique le Droit “selon l’article 122-1 du code pénal il n’y a pas de distinction selon l’origine du trouble psychique”, mais, en appliquant strictement ce Droit, elle a renoncé à rendre une Justice juste.

© Claude Bloch

Claude Bloch est psychiatre.

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