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Les rayons de soleil traversent ses paupières, caressent ses joues, son front. Leur lumière est douce, bienveillante. Leur chaleur enveloppante. Après des mois de grisaille, le soleil a percé justement aujourd’hui. Le soleil le couve, le cajole. Signe de son affection. Preuve de son approbation. Il le salue, familier, complice. Lui tire sa révérence. Clin d’œil à son audace. Comme quoi, il suffit de peu. La chance ne tient pas du hasard mais de l’inspiration. La chance, c’est l’art d’improviser. De se laisser emporter. Lui, le gentil garçon, docile et prévenant, a su saisir la perche que lui tendait le destin. Arrachant ses entraves, il a relevé le défi. Et se réveille victorieux. Fier de ne pas avoir flanché.Les yeux encore fermés, il voit le soleil lui sourire. Et lui sourit en retour. Il se sent si fort, si léger. Sifort parce que si léger. La légèreté serait-‐elle le secret du pouvoir ? La clé de la toute-‐puissance ?Délesté du fardeau de la morale et du devoir, le génie peut se déployer. Et le destin s’accomplir.
Il a compris. Enfin ! Son avenir n’est pas celui d’un comédien. Les comédiens ne sont rien, personne, ou n’importe qui. Des enveloppes vides à louer. Habités pendant le spectacle. En peined’âme, le reste du temps. Ils ne font que semblant. Et leur consécration ? Aussi factice que leur œuvre : une étoile en faux marbre, sertie dans du goudron, sur le trottoir « de la gloire » ! Finir foulé par lespassants. Tu parles d’un firmament ! Non, lui est un acteur. Au sens propre du terme. De la race des héros. Acteur de la réalité. Où l’on n’a droit qu’à une prise. En temps réel. Grandeur nature. Il est de ceux qui déroulent le fil de l’histoire des hommes. De ceux que personne n’oublie. Sa vocation est d’agir, de remplir une mission, il ne sait pas encore laquelle, dont les effets dépasseront sa petiteexistence.
Et s’il avait déjà entamé sa grande marche ? Et s’il avait posé hier la première pierre de l’édifice ?Ou semé le premier caillou sur son chemin glorieux ? Une idée pointe, discrète. Mais pas le tempsde la fouiller. Il a du pain
sur la planche. D’ailleurs, en parlant de pain, il a une faim de loup. Les émotions, ça creuse. Et en parlant de creuser…
Il ouvre les yeux. Face au soleil. Il ne craint rien, c’est son copain. Soudain, il réalise. Et bondit de son lit. Il a oublié son travail ! Évidemment, puisque sa mère ne l’a pas réveillé. Il va falloir s’y habituer.
***
« Bonjour, c’est Hugo Leroy.
- Ah ! » s’exclame Amandine.
C’est tout ce que, bouche bée, elle parvient à articuler. Elle n’en croit pas sa chance. Par principe, il faut des principes, c’est important dans la vie, elle ne répond jamais au téléphone ici. Chacun son job, un point c’est tout. Elle n’a pas sué à la fac pour terminer réceptionniste. Égalité, partage, entraide, c’est pas son truc à Amandine. Elle a tendance à se méfier de l’étalage de vertu et de bonssentiments. Elle connaît trop bien les humains pour se laisser enfumer par ce genre de machins. Car la réalité, c’est que les hommes, les femmes aussi, le sexe n’y change rien, se foutent pas mal les uns des autres. À part quand ça les arrange. Ce qui revient au même. L’humain abhorre les privilèges, sauf les siens qu’il adore. Dont il veut jouir pleinement. Profiter sans états d’âme. Que ce soit la beauté, lestatut, la richesse, l’intelligence ou la force. Au diable les mal-‐lotis ! Les places sont chères auparadis.
Bref ! Si le téléphone doit sonner dans le vide pendant des heures, tant pis. Les deux minables del’accueil n’ont qu’à se relayer. Au lieu de s’absenter ensemble. Pourquoi doivent-‐ils toujours allerpisser en tandem ? À moins que… Non, pas eux ! Ils sont trop moches. Beurk ! Dégueulasse. Elle chasse cette image comme une mouche, d’un geste vif devant les yeux. En tout cas, quelle chanceincroyable ! Décrocher exceptionnellement, par erreur, en passant, pour tomber sur Hugo Leroy ! Si ce n’est pas le destin, ça.
Depuis bientôt deux ans qu’il a intégré son équipe, Amandine se contente de le dévorer desyeux. Se contente… sans s’en contenter. Elle n’a pas vraiment le choix. Il ne la remarque pas. Ni elle ni personne, d’ailleurs. On dirait qu’il vit seul dans un univers parallèle. Derrière un miroir sans tain.On le voit. Lui ne nous voit pas. Ce qui n’enlève rien à son charme. Au contraire, Amandine apprécie le mystère. Et l’idée qu’un danger peut-‐être s’y tapit.
À son arrivée à l’agence, dans les couloirs, les bureaux, toutes les conversations tournaient autour de Hugo. Les collègues de tous âges, divorcées, célibataires, même les veuves éplorées et les nouvelles mariées, étaient dans les starting-‐blocks. Elles ont depuis longtemps abandonné la partie.Amadine, seule, n’a pas lâchée. Elle est restée dans la course. Façon de parler évidemment. Elle estbien trop canon pour courir après qui que ce soit. Mais si l’occasion se présente, si le hasard en personne venait à s’en mêler, elle ne se ferait pas prier. Des hommes aussi beaux que Hugo, il n’y ena pas des cageots.
Elle l’a surnommé l’ange déçu ! Évidemment, elle sait que l’expression est
« ange déchu ». Mais « déçu » convient mieux à son air de petit gâté, gâté pourri, buté, blasé, absolument irrésistible, avec ses boucles brunes, bien dessinées, tellement soyeuses. Avec ses lèvres toujours légèrement entrouvertes sur ses dents d’un blanc éclatant. Et ses narines un peu arquées, qui battent comme il respire. Comme s’il reniflait, prédateur ! Et encore, le plus excitant ! son regard bleu, impénétrable. Un lac pris dans la glace. Balayé quelquefois par un vent si violent qu’on l’entendrait presque souffler. Elle en frémit. Stop ! Ça suffit. Elle est au bureau quand même. Et l’ange déçu aubout du fil. Qui s’impatiente déjà :
« Allo, allo… Y a quelqu’un ? Qui est à l’appareil ?
- C’est Amandine », parvient-‐elle enfin à articuler.
Amandine, c’est laquelle ? Il n’en a pas la moindre idée. Elle, en revanche, sait qui il est, s’il enjuge par ses roucoulades. Encore une de ces dindes !
« Bonjour Amandine, reprend-‐il. Je voulais prévenir et m’excuser de mon absence. Je dois m’occuper de ma mère. Elle est tombée malade. C’est qu’à son âge, vous comprenez. Et elle n’a plus que moi.
- Bien sûr, Hugo. Oh, désolée ! compatit Amandine. J’espère que ce n’est rien de grave. »
Mensonge ! Elle s’en fout royalement. Les vieux, ça meurt, c’est la vie. Elle ne va pas pleurer sur eux. Mais Hugo l’intéresse. Et elle vient d’obtenir, enfin !, une information sur lui. La première en deux ans. Ainsi ce demi-‐dieu est un enfant de vieux ! Elle n’aurait jamais cru. Elle a toujours pensé qu’à partir d’un certain âge on devrait interdire aux gens de se reproduire. Plutôt que de leslaisser mettre au monde leurs bébés ratés, laids, chétifs, malformés, souvent aussi tarés. Il faudrait les stériliser ou les forcer à avorter. Pour le bien de la société. Qui pâtira en fin de compte de leurs mauvaises décisions et de leur égoïsme. Si les vieux voulaient des enfants, ils n’avaient qu’à s’yprendre avant.
Hugo, de son côté, cherche dans sa mémoire un visage à coller sur ce nom et cette voix. Jolievoix, en tout cas, chaude, moelleuse, suave… Il imagine Amandine ronde, la poitrine généreuse, le bassin large, hospitalier. Il en est tout émoustillé, assis en caleçon sur le canapé du salon, près du corps froid de sa mère. Des années qu’il n’a pas baisé ! Qu’il n’en avait même pas envie.
Coquine, coquine, Amandine !
« Hugo, Hugo, vous êtes là ? s’inquiète la belle au téléphone.
- Oui, je suis là. Non, rien de grave. » Un hoquet de rire lui échappe.
« Elle en rajoute toujours », continue-‐t-‐il dans l’ironie. Il est d’humeur badine.
Mais, je préfère quand même en avoir le cœur net. »
Amandine ne le voyait pas bon fils attentionné. Elle le note pour mémoire.
Pour rester vigilante, en cas de rapprochement.
« Je serai là demain sans faute, conclut-‐il. Bonne journée.
- Oui, bonne journée à vous aussi. Meilleure santé à votre mère », lui répond-‐ elle hypocrite.
***
Après s’être soulagé, en hommage à Amandine, Hugo a petit-‐déjeuné – œufs au plat sur jambon, salade de pommes de terre, tartines de confiture –, torse nu, en caleçon, assis jambesécartées sur les marches en pierre qui descendent de la cuisine vers le jardin. Affamé, il a dévoré. Ensuite, il est allé enfiler un peignoir. Il faisait frais quand même. En avril, ne te découvre pas d’un fil. À cette pensée, par défi, il a failli se mettre à poil. Ce genre de dictons à la con lui rappelait sa mère. Sauf qu’il faisait vraiment trop frais. Et qu’il n’avait plus rien à lui prouver, à sa mère. Puis, il a tranquillement siroté son café, en lézardant au soleil. Il savourait sa liberté, le plaisir de traîner, de perdre son temps, de rêver. Sans compte à rendre à personne. Il s’est dit qu’il était heureux. Qu’il se sentait revivre. Que mieux valait tard que jamais. Mais que quand même, s’il avait su, il n’aurait pas tant attendu.
« Et maintenant, debout, s’ordonne-‐t-‐il. Au boulot. »
La flemme ! Il se sent tellement bien.
« Exécution ! » aboie-‐t-‐il.
Il se lève en riant – il se trouve tordant aujourd’hui –, laissant la vaisselle sale, les restes du festin, et rejoint sa mère au salon pour réfléchir à la suite. Il se plante devant elle, la regarde, s’affaisse.
« Si tu te voyais »… murmure-‐t-‐il.
Ce spectacle lui donne la nausée. Il ne regrette rien bien sûr. C’est sans doute juste le contrecoup. L’excitation qui retombe. La digestion. Il a bâfré. Il pourrait s’offrir une sieste avant des’atteler à des problèmes pratiques. Pour
prolonger l’état de grâce. Après tout rien ne presse. Un peu quand même. Il est midi. Et il connaît satendance à tout remettre au lendemain.
« Du nerf, soldat ! On bouge son cul ! »
Ce « soldat », surgi de nulle part, l’a surpris sur le coup. Mais l’idée ne lui déplaît pas. Il entre aussitôt dans le jeu. On dirait qu’il est un soldat. Qu’il a accompli une mission. Qu’il a détruit une cible. Et en détruira d’autres. Ah bon ? Quelle sorte de cibles ? Ça, c’est pas ses oignons. Il n’a pas à en savoir plus. Il l’apprendra en temps voulu. Un soldat ne pose pas de questions. Il obéit aux ordres.
« O.-‐K., chef ! Et maintenant ? »
Avant tout, boucler sa mission. Un bon soldat finit toujours ce qu’il a commencé. Et nettoie derrière lui.
« Allez, soldat, au trot ! »
Hugo, ravigoté, monte à l’étage au pas de course. Il a besoin d’un drap pour envelopper sa mère.
« Pour transporter le cadavre ! se corrige-‐t-‐il, sévère. Gare aux états d’âme de fillette ! La guerre, c’est pas pour les tapettes. »
Tapette ? Non, mais ça va pas ?! Il serre les mâchoires. Plisse les yeux. Pousse la porte de sa chambre. Arrache le drap de son lit. Ressort et dévale l’escalier. La morte l’attend sagement. Il l’enroule dans le drap en une grande saucisse. Il devrait se chronométrer sur son parcours ducombattant. Pour l’instant, il a l’impression de réaliser un bon temps. Fier de lui, il se lance dans lasuite des opérations. S’imaginant en treillis. Rampant dans la gadoue. Bravant les éléments. Il court vers la remise. Attrape une pelle en passant et fonce au fond du jardin. Vers le potager de sa mère. La terre déjà labourée y sera plus tendre à creuser. Et surtout, enterrer sa mère au milieu de ses patates… Allez les filles, entre copines, vous pouvez lui faire une p’tite place, pense-‐t-‐il en pelletant, et hoquète. Trop essoufflé pour rire vraiment. Enfin, la fosse est prête. En sueur, les
mains en feu, il plante la pelle dans la terre, s’appuie sur le haut du manche, s’essuie le front, à bout de forces, et se laisse aller un instant. Il se secoue les puces – dépasser le bout de ses forces, c’est justement ça, l’entraînement – et, reboosté, repart, se précipite au salon, droit sur le canapé. Puis, sans marquer d’arrêt, prend la saucisse à bras-‐le-‐corps. La soulève. Titube. La repose.
« Putain, chef, elle est lourde ! » grommelle-‐t-‐il d’une grosse voix. Il s’adore en brute.Ça l’inspire. Et ça l’amuse beaucoup aussi.
« Allez, soldat, on y retourne. On n’est pas là pour se branler. »
Il tâtonne, cherchant une bonne prise. Ça y est, il la tient. Il se redresse lentement. Quand soudain, il sursaute. La sonnerie de l’interphone a explosé dans le silence. Submergé par une vague de peur, il s’agrippe à son gros paquet. Heureusement que le mur d’enceinte protège la maison descurieux. Il se commande de se calmer. Un soldat ne cane pas. Il va au devant du danger. Hugopréfèrerait prendre ses jambes à son cou. Il aime la sécurité. Les combats gagnés sans combattre. Il aime se sentir fort. Pas devoir le prouver. Il n’a qu’à faire le mort. L’ironie, cette fois, le laisse froid. Il a perdu l’envie de rire. Cette fichue sonnerie encore ! Mais qui cela peut bien être ? Sa mère n’a pasd’amis. Personne pour s’inquiéter de sa disparition. C’est vrai, d’ailleurs, quelle chance ! Il n’y avait pas pensé. Mais ça se présente plutôt bien. Preuve que c’était écrit. Qu’il a obéi à des ordres venus de très haut. Qu’il est la main du destin ! Le soldat du destin. Il tient là quelque chose, une idée à fouiller.Soldat du destin…
La sonnerie de l’interphone le tire de ses réflexions. Mais qui est-‐ce donc, bon dieu ? Un démarcheur ? Un voisin ? Ou un amant ? Son estomac se noue. Non, pas maman. Pas un amant ! Elle ne lui aurait pas fait ça. Un amant, non. Quelle trahison ! Pendant que lui travaillait pour payer lesfactures, elle s’envoyait en l’air !… Et maintenant, le portable de sa pouffiasse de mère qui se met àhurler sa mélodie stupide. Est-‐ce qu’on l’entend depuis la rue ? D’ailleurs pourquoi un portable ? Personne ne l’appelait jamais. Elle n’a pas fini de faire chier ! Avoir la paix chez soi, ce n’est pourtantpas trop demander. À deux doigts
de craquer, il se souvient enfin. La vente de la maison. L’agence immobilière. Et la visite de la patronne. Tant mieux, il préfère ça. Elle finira par se lasser. Ce n’est certainement pas son premier rendez-‐vous manqué. Et pourtant, elle persiste. Interphone. Téléphone. Ensemble. Séparément. Sacrément tenace, en tout cas ! Mais pas autant que lui. Les sonneries s’espacent. De plus en plus. S’arrêtent. Il est tellement soulagé qu’il en a envie de pleurer.
« Allez, maman, on y va », lui dit-‐il presque gentiment.
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© Judith Bat-Or
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