Paru en 2007 dans ControverSes

— Sarah Cattan (@SarahCattan) May 21, 2025
Parmi les phénomènes dont la convergence a fait la crise antisémite des années 2000, il en est un qui sort de l’ordinaire. On peut le définir très simplement. Au sommet d’une vague d’hostilité envers le monde juif, sans précédent depuis les années 1930, balayant l’Europe et le monde arabo-musulman – opinion, médias, et États confondus –, il s’est trouvé des voix juives pour accabler « ès qualité » les communautés juives et l’État d’Israël des stigmates les plus déshonorants. Des discours violemment critiques à leur encontre furent proférés par des publicistes s’exprimant nommément « en tant que Juifs » ou comme « une autre voix juive », puisant dans cette auto-identificaton l’autorité et la crédibilité de leurs jugements. En ne se contentant pas de fonder intellectuellement ou idéologiquement leurs jugements, ils ont mis en marche un cercle identitaire fatal, alors même qu’ils le rejetaient déclarativement.
Le cercle identitaire
Ces discours se dissociaient des Juifs, alors sous pression ambiante, en leur nom même. L’interpellation qu’ils lançaient en effet se disait inspirée par un souci d’éthique juive et surtout de mémoire de la Shoa. La violence de l’État d’Israël, l’agressivité de la communauté juive, quand ce n’est pas l’existence même de cet État ou d’une communauté juive, furent bruyamment condamnées, faisant ainsi chorus avec la réprobation dominante. Toutes les tribunes s’ouvrirent à l’ »autre voix juive » et les « en tant que Juifs » accaparèrent l’expression de ceux qui étaient simplement juifs, exclus derechef sous le faux-semblant de la libre expression des opinions juives.
Ce dédoublement de la figure juive par les médias imposa l’expression de la minorité à la majorité, car les bruyants moralistes s’étaient jusqu’alors toujours définis par leur éloignement de la communauté juive et leur désintérêt, pour certains le mépris, pour elle. Ils la réintégraient pour la pulvériser dans un moment d’adversité extrême provenant de l’environnement. Leur intervention authentifiait l’accusation de « repli communautaire » et de « communautarisme » qu’ils furent en fait les premiers à lancer [1]. La dissociation des « Alter-juifs » d’avec le reste des Juifs (massifiés de ce fait) – en fait, l’immense majorité – se doublait ainsi d’une agrégation avec la majorité sociale, au nom d’une essence juive censée converger avec elle et en vertu de laquelle le reste des Juifs perdait toute légitimité et toute moralité.
Du fait même de cette dissociation fondatrice, l’idéologie de l’alter-judaïsme relève d’une pensée manichéiste très archaïque. Son éthique oppose une victime absolue (les Palestiniens) à un bourreau d’autant plus absolu qu’il est censé avoir été auparavant la victime absolue (la Shoa). Son effet est générateur de cassure sociale. L’émotion la plus exacerbée de l’opinion se voit en effet canalisée contre le supposé bourreau et ses soutiens, un bourreau ayant trahi et déshonoré sa condition de victime. L’exécration à son égard emporte ainsi avec elle toute la collectivité juive comme si elle rassemblait désormais tous ceux qui diffèrent du « Nous qui sommes les champions de la morale et de l’humanité ».
Un journaliste américain a heureusement défini cette posture, si fréquente dans le droits-de-l’hommisme des années 1990, sous le vocable d’ »immaculée coercition », l’injonction morale (« On ne peut laisser faire ça ! ») exigeant l’acquiescement sans autre forme de procès, la « vertu » proclamée dépolitisant les enjeux d’intérêt et de pouvoir. En l’occurrence, cette période vit le triomphe d’une morale sélective, innocentant l’agresseur et accablant la victime.
De ce point de vue, les Alter-juifs portent une lourde responsabilité politique à l’égard de la collectivité. En 2006, il est désormais clair qu’il y avait bien antisémitisme et qu’il était un signe avant-coureur de troubles qui ont gagné toute la société, notamment des émeutes de novembre 2005. Ils n’ont fait que désamorcer l’alerte et endormir la vigilance. Leur prise de parole « en tant que juifs » pour dénoncer un supposé abus d’identité des Juifs n’a fait que renforcer ironiquement l’identification des Juifs – y compris d’eux-mêmes – et leur stigmatisation en tant que tels.
Haine de soi ?
Ce phénomène n’est en fait pas inédit dans l’histoire juive, et depuis l’Antiquité. Il en est même une singularité. On ne voit nulle part ailleurs, dans aucune autre société, se produire un tel phénomène. Le livre de Theodor Lessing, « La haine de soi », riche en portraits hauts en couleurs d’intellectuels juifs de l’Allemagne d’avant la Shoa, a fini par imposer cette formule pour le définir. Y faire référence pour saisir la situation qui nous préoccupe est déjà très inquiétant, car elle fut un signe avant-coureur de la tragédie de la Shoa. La notion de « haine de soi » reste cependant trop psychologique (ce qu’elle est aussi, et quelques textes de ce recueil l’examinent). L’effet du discours idéologique qui l’anime est avant tout politique et c’est dans cette arène que l’on doit se confronter à lui et l’analyser. Il faut aborder le phénomène qui nous préoccupe à l’instar d’une idéologie politique et non d’une passion ou d’un « malaise identitaire » qui relèverait de la pathologie. La définition de l’enjeu est capitale car elle décide du traitement de la question. La « haine de soi » le dépolitise et implicitement sort la condition juive dans son ensemble hors du politique, alors que c’est de politique qu’il est question. Cela n’annule pas le fait que nous sommes ici face à un syndrome global aux multiples facettes, où l’on trouve aussi des attitudes découlant des méandres de la spiritualité du judaïsme.
Des auteurs ont tenté de saisir l’objet en question et tous ont buté sur sa catégorisation terminologique, véritable épreuve de la difficulté à l’identifier. Isaac Deutscher a écrit à ce propos un essai célèbre sur le Juif non juif [2]. Se recommandant lui-même de cette catégorie, il y rattache « Spinoza, Hume, Marx, Rosa Luxembourg, Trotski et Freud » [3]. « L’hérétique juif qui transcende la condition juive (Jewry) appartient à une longue tradition (…). Ils sont tous allés au-delà des limites de la condition juive. Ils la trouvèrent tous trop étroite, trop archaïque, et trop contraignante. Ils recherchèrent des idéaux et leur réalisation au-delà d’elle » [4]. Deutscher avance que « ces penseurs et révolutionnaires » se réfèrent à des principes communs. Ils sont déterministes, car ils croient que l’univers est gouverné par des lois qui lui sont inhérentes. Ils ont une pensée dialectique, car ils vivent à la frontière des nations et des religions et voient la réalité de façon dynamique. Ils ont une vision relativiste du bien et du mal et ne conçoivent le réel qu’en rapport avec la praxis. Ils croient en la solidarité humaine et sont « optimistes ».
Le Juif de scène
La construction de ce modèle nécessiterait une étude approfondie qui ne sera pas ici faite. La dénomination de Deutscher pose problème. Il ne parle pas de Juifs non judaïques, une formule qui serait justifiée dans la mesure où ces Juifs rompent avec le judaïsme, en tant que corps de doctrines. Il va plus loin, car il parle de « Jewry », que je traduis par « condition juive », qui désigne la judaïcité, le peuple juif, la « communauté juive », catégorie avant tout politique.
Ce dernier point nous montre que la définition de Deutscher ne convient pas à la situation contemporaine que nous examinons car, dans le discours de l’ « autre voix juive », il y a une revendication centrale : celle de la judéité. C’est « en tant que Juifs » que ses porte-paroles s’expriment. Cela est tout à fait nouveau, car « la haine de soi » antérieure vomissait la judéité (autant que le judaïsme) en même temps qu’elle l’accablait. Ceux qui souffraient d’une telle pathologie ne s’exprimaient pas « en tant que Juifs ». Aujourd’hui, les Alterjuifs condamnent la judéité en son nom même. C’est cela la nouveauté.
Le résultat est donc complexe : c’est en tant que Juifs que les Alterjuifs identifient d’autres Juifs pour les désigner à la vindicte publique. Cette opération comporte une deuxième détente. Pourquoi s’expriment-ils en effet au nom de la « morale juive » ? L’alterjudéité s’abreuve à la mémoire de la Shoa, mémoire construite comme « universelle », transcendant les « limites » de la condition juive et, de façon très minoritaire, à une vision affadie de la morale du judaïsme, un vague moralisme altruiste. Les autres Juifs sont condamnés en ce qu’ils s’identifient à un peuple juif (communauté, État), réputé sans fondement ou mauvais. Parlant « en tant que Juifs », les Alter-juifs sont censés incarner en fait le vrai « judaïsme », la vraie « judéité ». Or cette judéité équivaut à une vivante dénégation de l’existence juive concrète (dans le cadre de laquelle ils ne se sont jamais illustrés).
Au total, nous dirions que les Alterjuifs identifient les Juifs pour se désidentifier par rapport à eux et donc rejoindre la société globale, ce qui donne naissance à une nouvelle figure du Juif que l’on pourrait définir comme le Juif de scène, jouant son rôle « en tant que juif » mais déniant dans les actes et les discours la judéité dans sa réalité. A ce niveau, le terme de « Juifs non juifs » retrouverait une certaine justification, mais les Juifs non juifs qu’évoque Isaac Deutscher se recommandaient moins d’une quelconque judéité (ou judaïsme) que de l’ « universel ».
Il faudrait écrire un jour une monographie de la pensée de l’ « universel » que les Juifs ont développée depuis vingt siècles. L’universel est devenu, à l’insu de ses hérauts, leur plus grand particularisme identitaire qui les distingue du reste de l’univers. L’ironie du sort a voulu que cet universel soit toujours en fait décliné en termes ethnocentriques, non seulement parce que seuls les Juifs le promouvaient (tout en se décriant comme Juifs) mais aussi parce que l’universel en question s’identifiait toujours au pouvoir (impérial) et à la pensée dominants.
Le coup paulinien
Le maître d’œuvre en la matière fut, sans nul doute, l’apôtre Paul qui inventa une dialectique d’où sortirent vingt siècles d’antisémitisme. Pour fonder son universel, il dédoubla l’identité d’Israël, en dissociant le Juif selon la chair et le Juif selon l’esprit afin d’exclure les Juifs restés juifs de l’identité d’Israël ainsi refondue, à savoir le « nouvel Israël » chrétien [5]. C’est en effet un trait récurrent de ce syndrome que la dénégation du peuple juif s’accompagne toujours de l’exaltation d’un autre peuple, de nature christique. Aujourd’hui, les Alterjuifs exaltent le « peuple palestinien qui souffre » alors qu’ils nient l’existence d’un peuple juif, dans le meilleur des cas identifié aux victimes de la Shoa, c’est-à-dire à des Juifs morts. Cette opération rhétorique classait évidemment les Juifs comme inférieurs (selon la chair, prisonniers de la Loi, aveugles au salut christique, tribalistes) pour installer à leur place l’Israël nouveau, évidemment « universel » / katholikos, en fait très rapidement identifié à l’empire romain (aujourd’hui au bloc arabo-musulman). Cette doctrine qui allait sacraliser l’idéologie impériale opposait bien sûr la condition de peuple des Juifs au triomphalisme impérial : en les excluant d’abord métaphysiquement et théologiquement de cet « universel », puis juridiquement et politiquement. L’opération paulinienne se fonde clairement sur l’argument « puisque c’est moi qui vous le dis, en tant que juif ». L’apôtre trouve en effet dans sa judéité la légitimité de la rhétorique de la destitution d’Israël. Il se recommande de son appartenance antérieure au pharisianisme pour annuler cette appartenance avec le judaïsme. « Pourtant, j’ai des raisons d’avoir aussi confiance en moi-même. Si un autre croit pouvoir se confier en lui-même, je le peux davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu, fils d’Hébreux ; pour la Loi, pharisien, pour le zèle persécuteur de l’Église ; pour la justice qu’on trouve dans la Loi, devenue irréprochable. Or toutes ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai considérées comme une perte, à cause du Christ » (Épître aux Philippiens, 3, 4-6).
Il est confondant de constater qu’Edgar Morin, athée déclaré, est un grand lecteur de Paul qu’il cite souvent. « Ceux pour qui être juif est un des adjectifs qui les caractérisent ne se reconnaissent ni dans la synagogue, ni dans l’État d’Israël… les spinosants… ils veulent reprendre comme leur idéal et dans sa plénitude véritablement humaniste la recherche qu’avait formulée l’homme à double identité Saül/Paul d’un monde où juifs et gentils ne se définiraient pas de façon substantive ni exclusive, la substance commune étant l’humanité » [6].
Faire corps avec la domination
Avec la modernité, la revendication d’universel s’est vue décuplée, elle s’identifiait au progrès technique et scientifique et à l’expansion mondiale des puissances européennes. Ce que les Juifs modernes qualifiaient d’universel restait cependant limitativement européen… L’universel des « Juifs non juifs » est en effet essentiellement idéologique et corporatiste (de l’Église paulinienne comme corps du Christ au parti communiste des socialistes juifs voire à l’École freudienne). Il est l’exact opposé de la conception talmudique de l’universel, juridique et normative [7]. L’apologie de l’universel par des Juifs – aujourd’hui les Alter-juifs – s’accompagne toujours nécessairement de l’assignation des autres Juifs – ceux dont ils se distinguent et se séparent – au particularisme dans toutes ses déclinaisons les plus dépréciatives (aujourd’hui le tribalisme, l’intégrisme, le communautarisme, l’ethnicité, le colonialisme, le racisme).
Pour reprendre la formule que nous avons forgée, à ce niveau, les Alter-juifs s’identifient comme Juifs en désidentifiant d’autres Juifs, sous le jour de l’ « universel ». Cette identification désidentifiante produit « l’universel ». L’apologie de l’universel couvre ainsi toujours une opération peu reluisante : exclusion et classement. C’est en excluant d’autres Juifs que les Juifs « universels » se rehaussent et se valorisent. Pourquoi ? Ici, la composante sociologique est claire. Minoritaires au sein de sociétés majoritaires, les Juifs (et notamment leurs élites qui font corps avec les élites locales) sont portés à nier leur appartenance à la minorité pour être admis par la majorité. Ce fut, de tout temps, la seule procédure pour être admis parmi les élites, dans le monde chrétien autant qu’islamique, mondes dans lesquels la condition de peuple des Juifs (la « communauté » !) souffrit toujours – et jusqu’à ce jour – d’un statut inférieur et dégradant. Analysant l’Allemagne de Bismarck, Hannah Arendt définit avec précision la condition des « Juifs d’exception », fêtés par les salons, alors que les Juifs n’avaient pas été émancipés, mais qui ne jouissaient de leur statut privilégié qu’en se distinguant des « Juifs du ghetto », qu’ils avaient besoin de maintenir dans cette exclusion pour se valoriser. Cette situation est toujours à l’œuvre aujourd’hui, comme on le voit, bien que dans une modalité différente : l’identité « en tant que Juif ».
L’instrumentalisation de la Shoa
Cette différence s’explique par la nature de l’environnement actuel. A ce propos, le fait de parler ès qualités au nom de la morale tirée de la Shoa nous met sur la piste. C’est que la Shoa est devenue un référent sacré de l’Occident démocratique dans lequel ce dernier a puisé après-guerre les moyens de se libérer de ses défaillances envers les Juifs (et ses propres valeurs) et de son sentiment de culpabilité. L’affectation du signe juif au référent de la Shoa a libéré ce dernier – en partie – de sa réprobation et lui a conféré une légitimité reconnue par une grande majorité. Sauf qu’il s’est produit en même temps une dissociation : entre le Juif de la Shoa et le Juif de l’histoire, c’est-à-dire le Juif réel, qui crée des communautés, qui est citoyen de l’État d’Israël, qui a l’indécence d’exister de façon pleine et entière. C’est cette dissociation que nous ont révélé les événements des années 2000-2006 où l’on a vu en Europe une intense campagne « anti-sioniste » et une grande négligence initiale envers les agressions antisémites ouvrir, quasiment sans médiation, sur le culte d’un continent entier à la mémoire de la Shoa, à l’occasion du « 60ème anniversaire de la libération d’Auschwitz ». Alors, la dissociation fut claire entre le Juif de la Shoa révéré et sacralisé dans une pieuse contemplation, et le Juif du réel, trop communautariste, trop religieux, trop national, etc…
C’est cette sacralisation de la Shoa par la société majoritaire qui a permis aux Alterjuifs de parler « en tant que Juifs », tout en restant dans le consensus de l’idéologie dominante. Mais ces Juifs étaient ceux, défunts, sanctifiés, inoffensifs, de la Shoa, et pas ceux de la vie. Tout un moralisme saint-sulpicien s’est développé, jouant justement de cette vision sacrificielle du Juif pour la retourner contre les Juifs vivants [8]. Comme l’ont écrit nombre d’Alter-juifs, l’image du soldat israélien en elle-même est une abomination autant que le fait de rendre le coup porté par un ennemi. La place des Juifs est dans les camps… ou dans les musées.
Il y a dans cette évolution une explication de l’écho public considérable qu’eurent les Alter-juifs, leur voix occultant et excluant l’ensemble du monde juif. Les médias occidentaux leur reconnurent la part du roi, les instituant comme les porte-paroles de l’âme et de la conscience juives, censurant toute autre expression, derechef identifiée à tout ce qui grouille et qui rampe, au « tribalisme » juif. Le discours alterjuif énonçait en fait l’idéologie dominante quant à l’image du Juif, que nous venons de définir à grands traits. Très significatif fut le fait que cette idéologie d’exclusion, de censure et de dénigrement fut présentée comme soumise à la persécution et à la menace agressive des Juifs communautaristes-intégristes-sionistes-tribalistes, etc. C’était là aussi une des manifestations de l’inversion des critères moraux de ces années-là, signe d’une profonde décomposition des sociétés européennes. Dans le politiquement correct, les agresseurs sont systématiquement portraiturés en victimes. La stigmatisation d’autres Juifs est même le message essentiel de l’idéologie alterjuive. La dissociation de l’image du Juif que nous venons d’analyser (ce qui se réfère au Juif de la Shoa exprime l’innocence, tout ce qui s’en écarte, l’agressivité et la violence) explique ce glissement rhétorique et symbolique.
La mystification de l’Universel
La résurgence vindicative du discours du Juif non juif – « en tant que Juif » – s’insère par ailleurs dans un vieux conflit opposant Juifs sionistes et anti-sionistes. Dès la naissance du sionisme, il opposait israélites et socialistes juifs aux sionistes. L’enjeu était la reconnaissance de l’enjeu stratégique que représentait le peuple juif pour le destin des Juifs, un enjeu politique. Les israélites y voyaient une menace sur leur statut de citoyens individuels, fidèles à leurs nations respectives. Les socialistes y voyaient un vestige (juif) du nationalisme bourgeois, ennemi de la cause prolétarienne. Ces derniers étaient totalement en proie au mythe de l’internationalisme socialiste et communiste. Pour apprécier ce débat, il faut se rappeler que si le sionisme s’est créé, c’est parce que l’émancipation des Juifs comme citoyens individuels avait échoué ou présentait de graves défaillances. L’antisémitisme, une idéologie tout à fait nouvelle, l’avait suivie, quarante ans après, au point que l’on peut dire qu’il est le produit indirect de l’émancipation, dont la défaillance principale fut la non-reconnaissance voire le bannissement du peuple juif dans le destin des Juifs et des États européens. L’antisémitisme prenait au contraire pour cible les Juifs comme un peuple (« le complot juif mondial »). Le conflit opposant sionistes et anti-sionistes était le résultat de la divergence dans l’interprétation de la nature de l’antisémitisme. La grande invention de Herzl fut d’en forger une interprétation politique. La persécution des Juifs résultait à ses yeux de l’absence d’une solution viable pour le peuple juif dans l’Europe moderne. Les anti-sionistes, puisqu’ils rejetaient la notion de peuple juif, voulurent n’y voir que l’expression du racisme, d’une haine fondamentale, anhistorique, a-politique.
Alors, le débat resta confiné dans le cercle juif. Aujourd’hui il se déroule essentiellement sur des tribunes extérieures au monde juif. Et il faut comprendre cela à la lumière de la mutation de l’environnement idéologique. Le post-modernisme fait en effet miroiter à nouveau le mythe de l’internationalisme, de la mondialisation, de la fin des nations et des États. Gouvernement mondial, politique ver- tueuse, droits-de-l’hommisme, droit d’ingérence, multiculturalisme, etc., en sont autant de déclinaisons. C’est le moment idéal pour que l’universalisme mystificateur du socialisme juif des débuts du XXe siècle ressurgisse tout autant que les illusions « israélites ». Communautés juives comme État d’Israël, religiosité comme nationalité apparaissent à nouveau comme régressives, archaïques, anti-progressistes. Or il s’est passé quelque chose depuis le début du XXe siècle, sur ce plan-là : la Shoa, phénomène qui a vu les Juifs, citoyens individuels de leurs pays respectifs, exclus de leur citoyenneté, dépouillés de leur nationalité, rassemblés en masse pour être exterminés. Ce fut le point final du modèle de l’émancipation citoyenne individuelle, l’échec terrible de l’israélitisme et de l’assimilationisme juif. Un échec de la démocratie. C’est sur ce constat terminal qu’une nouvelle identité juive s’est reconstruite après-guerre et qu’un État d’Israël s’est fondé. On ne pouvait plus laisser le destin du peuple juif aux mains du hasard et du bon vouloir d’autrui. Les Juifs devaient le prendre en charge. Faut-il rappeler qu’il s’est aussi passé quelque chose pour le socialisme juif ? La mystique marxiste qu’il a mise en branle a détruit des peuples entiers en vertu d’un système monstrueux, pour finir par les broyer eux-mêmes piteusement « en tant que Juifs ». L’échec du socialisme est avant tout un terrible échec de l’universalisme des socialistes juifs.
C’est la résurgence juive au sortir de ces drames que traînent dans la boue les Alterjuifs. C’est ce dont ils sapent, avec esprit de système, la légitimité. La Shoa finalement les gène beaucoup. Elle démontre l’inanité et l’irresponsabilité de leur jugement. Ils voudraient que le peuple juif à nouveau se saborde. Le premier, avant tout le monde, bien sûr, pour servir d’exemple. S’ils le demandent au nom de la morale de la Shoa, c’est dans sa sacralisation qu’ils puisent leur justification, cette opération qui la dépolitise pour « l’humanitariser », pour « l’universaliser », c’est-à-dire pour geler toute considération objective de ce qu’elle représente pour les premiers concernés, les Juifs : leur sort tragique comme peuple n’ayant trouvé aucun cadre d’existence dans la modernité politique. L’ »humanité » devient un critère pour isoler et exclure la judéité de la Shoa. C’est là une opération de modalité typiquement paulinienne. Rapporter la Shoa aux Juifs, surtout vivants, devient ainsi indécent, étriqué, vulgaire. Le sionisme et la diaspora communautaire sont accusés de commettre cette manipulation. La victime de la Shoa ne doit en effet pas sortir de sa vocation sacrificielle pour rester digne. On ne dira jamais assez ce que cette attitude recèle de mépris hautain pour le destin des Juifs. Elle se repaît de ce mythe sacrificiel narcissique aux dépens du destin concret d’une multitude d’individus, le « bas peuple » confronté, lui, aux difficultés de la continuité et de la survie, qui ne bénéficie d’aucune empathie.
On comprend alors que le centre du débat pour les Alterjuifs, les post-sionistes, les post-modernistes, les nouveaux historiens israéliens, tourne autour de la question de la Shoa, de « l’abus de mémoire », de « l’instrumentalisation de la mémoire ». Le scandale du début du XXIe siècle, c’est que le peuple juif est toujours vivant et qu’il entend affirmer cette vie avec force.
Notes
1. Cf. Shmuel Trigano, « Octobre 2000-octobre 2001 : « Le « repli communautaire » dans les hebdomadaires français », in Les Médias français sont-ils objectifs, Dossiers et documents n° 1, Observatoire du monde juif, 2002 (http://obs.monde.juif.free.fr)
2. « The non Jewish Jew and other essays », Oxford University Press, 1968.
3. p. 26.
4. id.
5. Cf. Shmuel Trigano, L’E(xc)lu, entre Juifs et chrétiens, Paris, Denoël, 2003
6. Cf. Edgar Morin, Le Monde, 11 et 12 octobre 1989.
7. Cf. S. Trigano, « Universel du judaïsme, universel du christianisme ». in Pardès 32-33/2002,
« La Bible et l’Autre », Éditions In Press.
8. Cf. S. Trigano, Les frontières d’Auschwitz, Le Livre de Poche-Hachette, 2004.
Bibliographie de l’auteur sur le sujet ( élaborée en 2007 à la parution de ce texte dans Controverses)
Livres : L’ébranlement d’Israël. Philosophie de l’histoire juive, Le Seuil, 2002
L’E(xc)lu, entre Juifs et chrétiens, Denoël, 2003
La démission de la République, Juifs et musulmans en France, P.U.F., 2003
Les frontières d’Auschwitz. Les ravages du devoir de mémoire, Livre de Poche-Hachette, 2005
L’avenir des Juifs de France, Grasset, 2006.
Direction d’ouvrages :
Le sionisme face à ses détracteurs, Éditions Raphaël, 2002
L’exclusion des Juifs des pays arabes, Pardès 33, 2003
Guerre et paix dans le judaïsme, Pardès 34, 2004
© Shmuel Trigano
CONTROVERSES 2007

« Professeur des Universités, président de l’Observatoire du Monde juif, auteur, entre autres, de L’ébranlement d’Israël, philosophie de l’histoire juive (Le Seuil 2002) et de Les Frontières d’Auschwitz, Le Livre de Poche- Hachette, 2004″. (2007)
Professeur émérite des universités, Shmuel Trigano est philosophe et sociologue, spécialiste de la tradition hébraïque et du judaïsme contemporain. Il a notamment publié « La Démission de la République. Juifs et musulmans en France » (PUF, 2003) et « Le Chemin de Jérusalem. Une théologie politique » (Les Provinciales, 2024). (2025)

Les 18 numéros de la revue Controverses, dirigée par Shmuel Trigano, ont été publiés de 2006 à 2011, par les éditions de l’éclat