Ypsilantis. Des moments de l’Histoire juive. 6/20

Des moments de l’histoire juive – 6/20

Les lignes qui suivent prennent appui sur l’article de Shmuel Trigano, « La dimension politique de l’alliance dans “Morale juive et morale chrétienne” d’Élie Benamozegh ». 

Dans « Morale juive et morale chrétienne », l’axe principal de la comparaison christianisme / judaïsme est le rapport au politique, un axe sous-tendu par une théorie générale sur la nature des deux religions. Et l’auteur met l’accent sur un aspect resté occulté du judaïsme à savoir que le judaïsme est un système double, à la fois un code civil et une morale, une politique et une religion alors que le christianisme a évacué le code civil pour ne considérer que la morale. C’est à partir de ce constat, nous dit Shmuel Trigano, qu’Élie Benamozegh structure sa perspective. Il commence par éloigner la critique chrétienne des valeurs juives, critique qui accuse ces valeurs de faire la promotion d’un code civil sans consistance morale, autrement dit d’une coquille vide. Élie Benamozegh va alors pointer du doigt une défaillance (cachée) du christianisme. En présentant le judaïsme comme une sorte de formalisme (la coquille vide, le code civil qui ne contient aucune morale), le christianisme s’avère incapable de concevoir la nécessité de ce code civil. De ce constat, Élie Benamozegh dégage deux données : cette défaillance chrétienne en regard du judaïsme tient à la récusation chrétienne de l’enseignement de la Torah, récusation qui s’emploie à distinguer politique et morale, politique et religion. Cette dichotomie avec désintérêt pour le politique pollue toute la morale du christianisme.  

Quel est ce double système que porte le judaïsme et que le christianisme dénonce lorsqu’il ne s’emploie pas à l’ignorer ? Ci-joint, quelques passages éclairants sur cette question, extraits d’écrits d’Élie Benamozegh, Élie Benamozegh qui voit Abraham et Moïse comme les deux principaux piliers du judaïsme, Abraham ou le père religieux, Moïse ou le père politique. 

« Il y a dans le judaïsme deux choses qu’il faut scrupuleusement distinguer, sous peine d’aboutir à des conclusions fausses et injustes. Il y a dans le judaïsme la loi civile qui protège l’honneur, la vie, la propriété du citoyen et dont l’administration est confiée aux tribunaux. Il y a la loi morale dont les devoirs mille fois rappelés dans la Bible trouvent leur place naturelle dans la tradition et dans les enseignements des docteurs. Double loi qui répond au double caractère du peuple juif, d’un côté à sa politique, de l’autre à sa religion ; l’une est mieux représentée par le code de Moïse, l’autre se fait mieux entendre dans les prophètes d’abord, ensuite chez les docteurs. Serait-il équitable de juger la morale juive d’après la loi de Moïse ? Autant vaudrait chercher la morale française dans le Code civil, ou bien celle des Anglais dans la Magna Carta. On n’aurait donc rien conclu contre le judaïsme tant qu’on se bornerait à interroger le seul code de Moïse. » 

« Dans le code de Moïse ou plutôt dans le judaïsme, il y a deux choses bien distinctes, soit par la nature soit par le but soit par les moyens… il y a une politique et… il y a aussi une morale. Sans doute le judaïsme est un… Sans doute enfin il y a entre la morale et la politique du judaïsme un échange perpétuel de forces, de services, d’influences, une mutualité très avantageuse à l’une et à l’autre… Il est donc de la plus stricte équité de distinguer dans le judaïsme la morale de la politique, le code de la religion, le citoyen du monothéiste et pour exprimer cette différence par deux noms également chers au peuple de Dieu – le Juif d’avec l’Hébreu – le membre de l’État gouverné par la dynastie judaïque d’avec l’Hébreu, fils d’Abraham, disciple et sectateur de la foi d’Abraham, cet Hébreu par excellence. » 

Élie Benamozegh insiste : « Pour nous l’hébraïsme est à la fois justice et charité, loi morale et loi politique, code mosaïque et tradition. L’un, c’est la religion à l’usage de la nation, être collectif qui n’a d’existence qu’en ce monde ; de là son matérialisme apparent. L’autre, c’est le code de la conscience, la source des dogmes, des principes, des espérances qui se rapportent à l’âme humaine ; de là son ascétisme apparent. Tous deux ensembles, c’est l’hébraïsme. » Deux instances donc : la religion à l’usage de la nation et le code de la conscience, deux instances dissociées par le christianisme, un constat qu’Élie Benamozegh décline avec esprit et à plusieurs reprises en comparant la morale chrétienne (qui n’est que charité) à une femme séparée de l’homme (une religieuse) tandis que la morale juive (justice et charité réunies) c’est la femme et l’homme réunis (le couple). 

Et le diagnostic d’Élie Benamozegh : « Voilà l’écueil où sont venus se heurter ceux qui au lieu de faire la distinction capitale, indispensable entre l’État juif et la foi juive, ont considéré l’hébraïsme comme un fait homogène, l’ont mis ainsi en regard de la morale chrétienne, libre, dégagée de toute entrave politique… » Dans sa doctrine (ou enseignement) le christianisme se désintéresse de la politique (ce qui n’empêchera pas le christianisme pour des raisons historiques, circonstanciées, de s’y empêtrer), son royaume n’est pas de ce monde, ainsi qu’il le répète par la voix du Jésus des Évangiles. Le messianisme chrétien est spirituel, il promeut la liberté spirituelle plutôt que la liberté politique. Ce refus a priori du politique – ce refus doctrinal du politique – de la part des chrétiens conduit au refus du peuple juif (qui lui intègre le fait politique) puis la récusation de tout peuple, de toute nation. Le christianisme propose ni plus ni moins que d’abolir les nations pour placer l’humanité sous son autorité. Les nations sont considérées comme autant d’obstacles à la propagation du message chrétien qui vise à placer l’humanité sous sa houlette.  

Par « politique », Élie Benamozegh entend le critère de la dimension collective, d’une société nationale. Le judaïsme ne refuse pas le patriotisme contrairement au christianisme qui tout au moins dans sa formation et ses origines refuse toute notion de nationalité. On connaît le fameux passage de l’Épître aux Colossiens, une épître paulinienne insérée dans le Nouveau Testament. Selon la tradition chrétienne, cette lettre fut envoyée par l’apôtre Paul à l’Église de Colosses. Nombre de spécialistes estiment qu’elle a été rédigée par des disciples de l’apôtre Paul : « Il n’y a là ni Grec ni Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare ni Scythe, ni esclave ni libre ; mais Christ est tout et en tous. ». Tout est dit, les Juifs – le peuple juif – se retrouvent à côté d’une force qui veut tout placer dans un tout et en finir avec tout particularisme, à commencer par le particularisme juif. 

La charité des Juifs se distingue de celle des chrétiens. Elle prend appui sur la patrie et la société, une charité plus précise et plus substantielle qui enrichit la charité universelle. Les chrétiens balayent la patrie et la société et toute forme de particularisme pour une charité abstraite : l’humanité, l’Église. Le christianisme a tout ôté à l’individu, à la famille et plus encore à la patrie pour tout transférer à l’humanité, « il a simplement remplacé ce que l’hébraïsme, plus équitable, avait réparti entre tous les groupes… il a gagné en étendue ce qu’il a perdu en intensité » note Élie Benamozegh qui poursuit en faisant remarquer que la morale chrétienne a « pris les doctrines les plus ascétiques des Juifs, celles qui régissaient spécialement une secte, une société de contemplatifs, pour en faire la règle générale de la vie humaine ». En conséquence la religion remplace tout, l’éternité est placée de force dans le temps, la foi repousse tout ce qui n’est pas elle, la fin est confondue avec le moyen, le travail devancé par le repos pour un sabbat perpétuel. C’est comme du judaïsme à l’envers, la tête en bas, avec confusion du politique et du religieux. A quoi arrive-t-on alors et tout naturellement pourrait-on dire (et je paraphrase Élie Benamozegh : cette confusion, cette immixtion du politique dans le religieux et inversement, « c’est le premier pas qui mène aux autodafés, aux cachots de l’Inquisition. » Shmuel Trigano : « Les conséquences de cette négation du politique ne sont pas à l’avantage du christianisme. C’est à cet examen comparé qu’est vouée la majeure partie du livre d’Élie Benamozegh. »

Cette confusion du politique et du religieux est à l’origine de grands préjudices. Le fait de tourner le dos aux tensions et aux obligations que suppose nécessairement toute vie en société, qu’elle soit juive, chrétienne ou autre, loin de libérer l’homme l’asservit et l’Église qui a voulu sortir de l’aire politique et des responsabilités qui s’y rattachent l’a accaparée l’air de rien. L’homme est dépossédé de ses proximités au nom d’une morale « supérieure » et de visées eschatologiques. La société et la patrie sont évacuées pour céder la place à l’Église et à l’humanité, à l’Église-humanité. La justice sociale est évacuée au seul profit de la morale sociale, le trône est renversé pour la plus grande gloire de l’autel. C’est comme si le christianisme s’était trouvé pris à son propre piège. Élie Benamozegh : « Le christianisme, plaçant son royaume hors de ce monde, n’embrassant point dans ses vues la société politique, condamnant le temporel du mosaïsme fut contraint par la force des choses à monter lui-même sur ce trône laissé vide, à opter entre la servitude et l’empire, à mettre à la place du temporel le spirituel et à créer du même coup l’intolérance religieuse ». Tout est dit, et le constat est d’autant plus terrible que le christianisme pensait bien faire. Où le diction « L’enfer est pavé de bonnes intentions » se vérifie pleinement : « Le christianisme, de la meilleure foi du monde ne crut rien pouvoir faire de mieux que d’occuper lui-même le trône, que de saisir lui-même le sceptre de la justice… en d’autres termes employer la loi, l’État, la royauté au service de sa religion, mettre ses dogmes au niveau des institutions politiques, le culte à la place des devoirs nationaux – et la morale à l’égal des vertus publiques : en un mot remplacer le citoyen par la conscience. N’est-ce pas ce qu’on appelle en général religion d’État ? Or qu’est-ce que la religion d’État ? C’est la conscience traitée comme le citoyen, l’esprit régi, réglementé à la manière du corps, la foi entourée de pénalités, de bourreaux, de bûchers : c’est la violence, l’injustice, la tyrannie, mise au service d’une religion toute de charité. »

© Olivier Ypsilantis      

https://zakhor-online.com/

Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*