Pierre-André Taguieff. “Les Protocoles des Sages de Sion des origines à nos jours”- Entretien avec Roman Bornstein. Paris. Hermann. 2024

Introduction, pp. 9-15. 

      Au cours des années 1980, dans mes travaux sur les nouvelles formes de judéophobie ainsi que sur les extrêmes droites, j’ai souvent rencontré des mentions et des usages politiques du faux intitulé Protocoles des Sages de Sion. C’est ce qui m’a conduit à m’engager dans des recherches sur les avatars de ce document célèbre, exploité politiquement dans des contextes extrêmement divers depuis sa première publication russe en 1903. Ce qui m’intéressait alors particulièrement, c’était la surprenante adaptabilité du document, qui paraissait doté d’une efficacité symbolique persistante tenant principalement à ses caractéristiques formelles. Je me suis donc mis à étudier les multiples recyclages du faux à partir du début de sa carrière internationale, en 1920, lorsqu’il a commencé à être traduit en allemand, en anglais, en français, en polonais, en suédois, en hongrois, etc., avant de l’être en italien et en serbe (1921), en portugais (1923), en japonais (1924), en arabe (1925), en espagnol (1927) et en grec (1928). Mes recherches sur les Protocoles m’ont conduit à repenser l’histoire des haines antijuives depuis l’Antiquité en même temps que celle des croyances et des récits complotistes – comme dans Criminaliser les Juifs. Le mythe du « meurtre rituel » et ses avatars (2020). Car, bien que toutes les théories du complot n’aient pas été structurées par des motifs antijuifs, il faut reconnaître, à la suite de Jovan Byford (Conspiracy Theories, 2011), que « durant une grande partie de son histoire, la tradition complotiste a été dominée par l’idée d’un complot juif visant à prendre le contrôle du monde ».   

      Si les Protocoles ont commencé leur carrière idéologique en Russie et dans le monde chrétien, ils l’ont poursuivie au Proche-Orient et dans le monde musulman. La première traduction du faux en arabe, parue fin 1925 au Caire, est due à un prêtre maronite libanais. Il faut attendre 1951 pour qu’une nouvelle traduction des Protocoles soit faite par un musulman égyptien, Muhammad Khalîfa al-Tunsî. Le principal facteur de ce déplacement du foyer de la diffusion mondiale du faux, disons du monde chrétien vers le monde musulman, c’est la création de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Les Protocolesvont aussitôt devenir l’un des outils privilégiés de la propagande anti-israélienne et plus largement antisioniste. Dans la longue préface de sa traduction arabe, al-Tunsî n’hésite pas à reprendre à son compte la légende de l’origine sioniste des Protocoles, et, réaffirmant que la « finalité commune » de tous les congrès sionistes depuis 1897 a été de préparer « l’instauration du royaume mondial de Sion », conclut que les Arabes musulmans doivent se préparer au combat final contre l’État d’Israël, en vue de le détruire. Les éditions des Protocoles se sont alors multipliées dans tous les pays arabo-musulmans. Toutes les guerres israélo-arabes se sont accompagnées de rééditions massives du faux ainsi que des pamphlets antijuifs s’en inspirant, tel Le Juif international (1920-1922, 4 vol.).   

      C’est ainsi qu’en 1968, le frère du président Nasser, Shauqi Abd al-Nasser, édite au Caire un ouvrage qui s’adresse à un large public, titré Les Protocoles des Sages de Sion et les préceptes du Talmud. Dans sa préface à cette réédition populaire des Protocoles, il s’adresse ainsi à son lecteur : 

« Tu te dois, ô compatriote, de répandre ce livre parmi le plus grand nombre possible de tes frères et de tes amis. Tu te dois, ô compatriote, de lire le livre une fois, puis plusieurs fois, puis de l’analyser, jusqu’à ce que nous connaissions son programme satanique et ses méthodes de serpent, car la connaissance de l’ennemi est une partie de notre ligne d’action jusqu’à la victoire. » 

      J’ai publié les résultats de mes recherches en février 1992, aux Éditions Berg International, sous la forme d’un ouvrage volumineux (1224 p.) titré Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, en deux tomes. Le premier tome, rédigé par moi, est intitulé Introduction à l’étude des Protocoles. Un faux et ses usages dans le siècle, le second est un recueil d’études historiques ou critiques et de documents sélectionnés, classés et présentés par mes soins. Près de 30 ans plus tard, en 2020, à la suite de recherches sur l’imprégnation conspirationniste de l’antisémitisme allemand, alimentée par la diffusion des Protocoles, j’ai consacré à ces derniers une étude historique complémentaire, portant sur les usages nazis, et plus particulièrement hitlériens, du faux : Hitler, les Protocoles des Sages de Sion et Mein Kampf. Antisémitisme apocalyptique et conspirationnisme. Entre-temps, j’ai complété et approfondi mes connaissances sur les usages « antisionistes » du faux dans le monde arabo-musulman, comme en témoignent mes livres Prêcheurs de haine (2004), La Judéophobie des Modernes (2008), La Nouvelle propagande antijuive (2010) ou Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme (2021).      

      Depuis la nouvelle édition revue et corrigée de mon livre de 1992 sur l’histoire des Protocoles, parue en 2004, des doutes m’ont assailli concernant la question de l’origine du document, incluant celle de ses rédacteurs et de ses commanditaires. Je croyais naïvement, à l’époque où je travaillais à la rédaction de mon livre, entre l’été 1989 et l’hiver 1991, que la question était réglée, à la suite des travaux de nombreux historiens ou journalistes d’investigation, dont l’ouvrage de Norman Cohn, Histoire d’un mythe (Warrant for Genocide: The Myth of the Jewish World-Conspiracy and the Protocols of the Elders of Zion), paru en 1967, a constitué une synthèse élégante accompagnée d’une réflexion profonde sur l’esprit conspirationniste. L’affaire était entendue : les Protocoles auraient été fabriqués à l’initiative de l’Okhrana, la police politique secrète du tsar, à la fin des années 1890 ou au début des années 1900, à Paris, par l’un de ses agents, Mathieu Golovinski (1865-1920). On ajoutait que ce serait Piotr Ivanovitch Ratchkovski (1851-1910), chef de la section étrangère de l’Okhrana, qui aurait été le commanditaire du faux, lequel visait en particulier le comte Serge Witté (1849-1915), ministre influent du tsar Nicolas II et partisan de la modernisation industrielle et de la libéralisation (relative) du régime. Il s’agissait de convaincre le tsar que ce projet de modernisation faisait partie d’un complot juif pour détruire la Russie impériale et la chrétienté, et que sa réalisation serait un signe annonciateur de la venue de l’Antéchrist. Or, loin d’être un ennemi de Witté, Ratchkovski était l’un de ses protégés. Voilà qui, à mes yeux, suffisait à ébranler le récit standard sur les origines du faux. C’est en relevant des invraisemblances ou des contradictions de ce type que j’ai été conduit à mettre en doute une partie de l’historiographie « classique » portant sur les origines et le sens des Protocoles.  

      J’ai peu à peu découvert l’étendue de notre ignorance sur le sujet, masquée par la diffusion, sans examen critique, d’un récit convenu, construit dès 1921 sur la base des souvenirs de divers témoins supposés, avant d’être complété par de nouveaux témoignages lors du fameux procès de Berne (1934-1935), à l’occasion duquel ce récit fut largement diffusé. Or, ce récit canonique ne résiste pas à la critique savante, historiographique et philologique, qui s’est largement développée depuis les années 1990, notamment en Italie avec les travaux du philologue et historien du monde russe Cesare G. De Michelis (The Non-Existent Manuscript: A Study of the Protocols of the Sages of Zion, 2004) et en Allemagne avec ceux de Michael Hagemeister, spécialiste de l’histoire culturelle de la Russie (Die « Protokolle der Weisen von Zion » vor Gericht, 2017; The Perrenial Conspiracy Theory, 2021). Ce dernier a pointé le fait surprenant que, concernant les origines et la dissémination des Protocoles, les normes élémentaires de la recherche historique avaient été ignorées au profit d’une multitude de récits fictionnels. Ces derniers ont été sélectionnés et retenus en ce qu’ils répondaient à une attente. Ils satisfaisaient la demande de ceux qui voulaient croire à des récits mettant en cause la police politique secrète de la Russie tsariste, des occultistes et des groupes d’extrême droite violents et antisémites(comme les Centuries noires ou l’Union du peuple russe), tous complices dans l’organisation d’un grand complot antijuif en Russie, construit sur le modèle du grand complot juif international qu’ils prétendaient dévoiler. Car les dénonciateurs des Protocoles partageaient souvent avec les promoteurs du faux un même esprit conspirationniste, au risque de n’offrir que des explications conspirationnistes du conspirationnisme antijuif.

      Il faut préciser cependant que cette mise en question du récit des origines du document ne change rien à son statut de faux. Mais nous devons reconnaître que nous nous sommes contentés trop longtemps de croire à un roman dont l’intrigue semblait satisfaire tout le monde, dans laquelle se mêlaient une police secrète et ses manipulations, des luttes de pouvoir et d’influence autour du tsar Nicolas II, des mystiques et des pogromistes, des mouvements révolutionnaires réels et fantasmés ainsi que des mages ou des occultistes français (comme « Maître Philippe de Lyon »), sur fond de peurs apocalyptiques et d’usages politiques des passions antijuives. Tout n’est pas historiquement faux dans ce roman, mais nombre d’allégations qu’on y trouve proviennent de rumeurs et de témoignages mensongers (dus notamment à des Russes blancs), ou de simples erreurs factuelles jamais rectifiées.          

      En outre, alors qu’il me semblait en 1992 que la carrière internationale du faux était largement chose du passé, j’ai rapidement pris conscience, vers la fin des années 1990, d’un phénomène inquiétant rendu possible par Internet : l’apparition d’une nouvelle diffusion internationale des Protocoles ainsi que de textes complotistes et antijuifs dérivés, tel Le Juif international, recueil d’articles attribués ordinairement (mais à tort) à Henry Ford et s’inspirant largement des Protocoles.Depuis trois décennies, une culture populaire mondialisée se fabrique sous nos yeux, mêlant souvent aux récits complotistes des motifs empruntés à diverses traditions ésotériques se référant aux sociétés secrètes. En analysant cette imprégnation complotiste ou ésotérico-complotiste des échanges sur Internet, on découvre que les Protocoles, souvent cités, jouent le rôle d’un réservoir de représentations, de thèmes et de croyances. Il en va ainsi dans les textes se référant aux Illuminati, censés être les maîtres secrets du monde. En 2005, j’ai consacré un livre, La Foire aux « Illuminés », à l’analyse critique de cette flambée transnationale de complotisme agrémenté d’ésotérisme, dont on trouve des traces dans des discours de propagande relayés sur les réseaux sociaux non moins que dans des romans, des séries et des films. 

      Enfin, au cours de mes recherches sur la centralité de l’ennemi juif ou « sioniste » dans l’idéologie islamiste, dont témoignent mon essai paru début 2002, La Nouvelle Judéophobie, puis Prêcheurs de haine à l’automne 2004, j’ai découvert que la propagation du mythe du « complot juif mondial » était entrée dans une nouvelle phase, marquée par le dynamisme de différentes mouvances de l’islamisme, du côté sunnite (Frères musulmans, salafistes, jihadistes) comme du côté chiite (sous l’impulsion durégime théocratique iranien fondé par l’ayatollah Khomeyni). Il fallait donc analyser les usages du mythe du « complot sioniste mondial », saisi dans ses multiples reformulations (le « complot américano-sioniste », par exemple), ce que j’ai commencé à faire en 2006 dans L’Imaginaire du complot mondial, en 2008 dans La Judéophobie des Modernes, en 2010 dans La Nouvelle Propagande antijuive et en 2013 dans mon Court Traité de complotologie.   

      L’occasion m’a été donnée, par cet entretien réalisé fin juin 2020 pour France Culture par Roman Bornstein, d’exposer brièvement, d’une façon accessible à un large public, sans appareil d’érudition – les notes étant réduites au minimum –, l’état des connaissances sur l’histoire des Protocoles, ce faux doublé d’un plagiat qui reste aujourd’hui le principal véhicule du mythe du « complot juif mondial » dans toutes ses versions. Cette histoire n’étant pas terminée, nous ne pouvons prétendre nous situer confortablement au dernier moment, celui de la synthèse finale. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’être exhaustif. Mon propos est de répondre précisément et sans détour à des questions souvent posées à propos des Protocoles. Ce nécessaire état du savoir est en même temps un état de notre non-savoir ou de notre savoir incertain, qu’on peut espérer provisoire, sur certains points liés aux circonstances de la fabrication de ce célèbre faux ainsi que sur les objectifs des faussaires et les stratégies des commanditaires. Concernant les origines et les premiers usages des Protocoles, je m’efforcerai de faire la part du vrai, du probable, du douteux et du faux ou du mensonger. Mais la question épineuse demeure : comment expliquer la séduction continuée de ce faux ainsi que sa capacité d’être indéfiniment recyclé dans des contextes extrêmement différents, de la Russie tsariste au monde arabo-musulman, en passant par l’Amérique de l’entre-deux-guerres et la dictature nazie ? J’avance quelques hypothèses, sans prétendre mettre fin au débat.              

© Pierre-André Taguieff



Pierre-André Taguieff. “Les Protocoles des Sages de Sion des origines à nos jours”- Entretien avec Roman Bornstein. Paris. Hermann. 2024

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*