Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -35- Judith Bat-Or

Elle a le don ! Elle a le don ! Toujours aussi à l’étroit dans le mini-habitacle, Dominique tourne en rond. Laurence a vraiment le don de le faire sortir de ses gonds. S’il n’était pas en mission humanitaire urgente, il rentrerait à la maison.

Il lui en veut tellement. Alors qu’il se croyait son seul complice dans l’affaire du sauvetage de Zaza, elle a impliqué ce Ferid, le pâtissier marocain. À son goût, ce gars-là revient beaucoup trop souvent dans la conversation. Les gâteaux ont bon dos. Il lui en veut aussi de se mettre en danger. Car lui a peur pour elle. Si, elle, n’a peur de rien. Avec son culte du blasphème, elle risque de finir par s’attirer de vrais ennuis. Et il s’en veut à lui-même. De l’admirer. De l’envier. Pour sa liberté, son audace et ses coups de génie. Pour son insolence, sa fraîcheur. Sa légèreté. Sa drôlerie.

Pourtant il se réjouissait à la perspective de coincer ce mauvais fils, ce saligaud !, qui se permet de maltraiter sa pauvre mère sans défense. Lui qui déteste la violence jubilait en s’imaginant écraser son poing sur son nez. Mais Laurence lui a tout gâché. Même s’il l’a un peu aidée. Non, non, pas question de céder ! À force de remâcher, il tend à ramollir. Sauf que c’est lui sur le fond qui avait cent pour cent raison. Il se redresse fièrement et se cogne la tête au plafond. Putain de bordel de merde ! Voilà ! En plus, elle l’a contaminé avec sa grossièreté.

Si au moins cet Hugo se décidait à arriver ! Descendre de cette voiture et passer à l’action lui changerait les idées.

Elle aurait pu transiger, recommence-t-il du début. Sans perdre son honneur. Ou éluder la question. Glisser habilement vers un autre sujet. Léger. Consensuel. Comme quoi ? Il ne trouve pas. Entre Laurence et lui, tout est matière à débat. Et d’habitude, il adore ça. Sauf que d’habitude il n’est pas assis à l’avant d’une voiture. Sans pouvoir étendre ses jambes, se redresser, respirer. Et puis, il s’est emporté, soit ! Et il a dérapé. Mais il faut reconnaître qu’il y avait de quoi. N’importe qui l’aurait caressé dans le sens du poil. Au moins par gratitude. Il était là pour elle. Pour lui rendre un service. Sauf que Laurence, bien sûr, n’est pas n’importe qui.

Quand il l’a découverte, ou plutôt devinée, il est resté muet, bluffé. À courir derrière ses pensées qui fusaient dans sa tête. À les trier, les ordonner, pour tenter de les formuler. Mais n’ayant pas la patience de le laisser digérer, elle l’a coiffé au poteau.

« Qu’est-ce que t’as ? Tu veux ma photo ? Et d’abord, ferme la bouche. C’est pas joli de baver !

– Mais comment tu as ? D’où tu as ? a-t-il piteusement bafouillé. 

– Où j’ai trouvé cette burqa ? l’a-t-elle gentiment secouru.

– Ce niqab…

– Je nique quoi ?

– Mais non ! Ah, c’est malin ! Tu ne niques rien, c’est pas… 

– C’est toi qui niques, alors ?

– Très classe. Enfin ! a-t-il conclu. Je disais que ce… vêtement, c’est un niqab pas une burqa. Parce que la burqa, eh bien…

– Niqab, burqa ou tchador, un cache-pot est un cache-pot. Ne joue pas sur les mots. Pour enculer les mouches, t’es le roi, Dominique.

– Et toi, tu ne respectes rien. Et tu n’as honte de rien. Et c’est du grand n’importe quoi, s’est-il presque étouffé. Ce n’est pas un déguisement. C’est un habit de foi.

– D’oppression.

– À chacun ses choix ! 

– Absolument. Alors, toi, ne te mêle pas des miens. Au fait, si tu veux savoir, je ne porte rien en dessous.

– Non mais tu ne pourrais pas arrêter cinq minutes de provoquer le monde entier ? 

– Parce que tu es le monde entier ?

– Ça ne te ferait pas de mal de commencer à grandir à bientôt soixante ans.

– Ça, Do, tu me le paieras.

– On n’est pas à la virgule près.

– Et ça aussi, promis juré !

– Laurence ! a-t-il hurlé. Tu es à côté de la plaque. On ne peut pas se moquer de tout. Tu sais ce qui peut se passer si tu te fais repérer par la mauvaise personne ?

– Non, je ne sais pas. Vas-y, dis-moi.

– Je ne sais pas non plus. En tout cas, pas exactement. Mais tu seras seule à blâmer.

– Oh, tu t’inquiètes pour moi, quel chou ! Ça, tu vois, ça me touche beaucoup.

– Sauf que ton ironie ne règle pas tous les problèmes. 

– Sauf qu’il n’y a aucun problème pour l’instant, Dominique. À part que tu pètes une durite. Alors relax, putain ! T’es fatigant à la fin. De toute façon, tu es là. Tu veilles au grain. Donc, je crains rien. Et puis comment veux-tu qu’on me repère là-dedans ? C’est justement le principe, l’invisibilité. Regarde, toi, tout à l’heure, tu ne m’as même pas captée.

– Parce que je cherchais quelqu’un d’autre. C’est-à-dire toi, mais autrement. Pas dans ce genre de…

– Allez, Dominique, on s’en fout. À bientôt soixante ans, comme tu dis, qu’est-ce qu’on risque ? À part mourir idiot. Moi, je préfère tout essayer. Et la burqa, ça vaut le coup. C’est très intéressant de se balader là-dessous. Tu marches dans la rue. Mais entre des murs, tu vois. Des murs qui bougent avec toi. Une prison portable, quoi. Un peu comme l’escargot. Remarque non, faut être juste, par rapport à l’escargot, y a quand même un progrès, tu vois. Côté souplesse. Et niveau poids. Et puis, on ne rampe pas, tu vois. Mais ça garde le côté planque. Avec poste d’observation. C’est douillet et discret. Bref, c’est complexe comme sensation. Et difficile à expliquer. Pour comprendre, il faut y passer. Je te la refilerai après. Pour que tu fasses un essai. Tu ne regretteras pas. C’est une sacrée expérience. Sacré, c’est le cas de le dire. »

Son rire l’a exaspéré. Pourquoi faut-il qu’elle rie de tout ? Et il n’a pas pu s’empêcher de la remettre à sa place.

« Eh bien, imagine-toi que ta petite aventure, pour certaines femmes, c’est la vraie vie. Pas de la rigolade. Et en te moquant de leur vie, en la tournant en comédie, ces femmes, tu les as trahies. Porter cet habit d’oppression… 

– Mais tu disais tout à l’heure que c’était à chacun ses choix.

– Pour celles qui ont le choix. Et toi, en plus, tu cautionnes ce système avec ton argent. Imagine-toi qu’en l’achetant… 

– Ah ben non, pour ça, rassure-toi, je n’ai rien acheté. Je l’ai emprunté à un pote.

– Emprunté ? À quel pote ?

– À Ferid, tu sais, mon voisin. Mon pâtissier marocain. »

« Emprunté un niqab à un pote marocain ? » Qui lui l’a emprunté à qui ? À sa femme ? À sa mère ? Sa sœur ? Comment a-t-elle osé lui demander une chose pareille ? Comment a-t-il accepté ? Lui a-t-elle parlé de Zaza ? Toutes ces questions mêlées à son indignation se sont enroulées dans sa tête, en une boule de rage. Il a perdu le fil. Sans doute le manque d’oxygène, a-t-il analysé, en désespoir de cause. À cause de cette fichue voiture. Il avait besoin d’un coupable. Alors pourquoi pas la voiture ?

« En parlant de prison, a-t-il tenté une diversion, dans cette bagnole, je vais crever. T’aurais pas pu trouver plus petit comme modèle ? Impossible de respirer. J’ai des fourmis dans les pieds.

– Putain, mais arrête de râler. Et excuse-moi si j’avais pas un camion à disposition. C’est pas la faute de la Clio si elle a été conçue pour des Français de taille normale et pas pour des géants de deux mètres cinquante.

– Un mètre quatre-vingt-dix. 

– C’est pareil.

– Pas du tout. C’est même très différent. Ne serait-ce que visuellement.

– Tu vas pas nous en chier une thèse. 

– Eh ben, la prochaine fois, t’auras qu’à te choisir un nain pour ton expédition. Ou ton Ferid chéri. »

Erreur stratégique désastreuse. Elle s’est jetée dessus.

« C’est ça, ton problème, Dominique ? La jalousie ? Mais j’y crois pas. Quelle mesquinerie, putain ! Les mecs, vous êtes que des gamins. »

S’ils avaient continué, ça se serait mal terminé. Ils ont donc raccroché, par consentement mutuel. Pour mieux se concentrer. Et ne pas tout gâcher à cause de « petits désaccords », dixit Laulau, la pacifique, « sur la fin et les moyens ». 

Il jette un coup d’œil à sa montre. Trois quarts d’heure qu’ils attendent. Et toujours pas de Hugo. Ni Hugo ni personne. Autour de lui, rien ne bouge. Pas même Laulau dans son cache-pot. Cette rue est plus morte qu’un tombeau. La tension lui rappelle celle de ses westerns favoris. Pour quelques dollars de plus, Il était une fois dans l’Ouest. Il fixe un point à l’horizon. Comme Fonda et Bronson. Face à face au milieu de nulle part. Il ne manque que l’harmonica, la musique d’Ennio Morricone. Le souffle de sable chaud. Le colt à la ceinture. La cheminée de la loc qui crache d’un air blasé son nuage de fumée dans un ciel bleu immaculé. Le train qui siffle en s’éloignant. Pour se perdre dans l’immensité. « Quand tu dois tirer, tire, ne raconte pas ta vie… » Non, ce n’est pas ce film. Mais lequel ? Il a oublié. Pourtant, il entend la voix. Son accent populaire. Quel acteur ? Un  monstre sacré ! Il ne connaît que lui. À part John Wayne, évidemment. Il l’a sur le bout de la langue. Pour mieux se souvenir, il plisse un peu les yeux.

Soudain ! Non, mais quelle poisse ! A-t-il bien vu ce qu’il a vu ? Impossible. Il a dû rêver. À force de regarder droit devant soi dans le désert, on a des hallucinations. Pourtant, on ne dirait pas. Nom de dieu !sursaute-t-il – tiré définitivement de sa douce somnolence –, et se cogne à nouveau la tête contre le plafond. Il n’en est plus à ça près. Et n’a pas le temps d’épiloguer. Laurence est dans de sales draps. Comme il l’avait prédit. C’est pas le moment, Dominique ! se rattrape-t-il in extremis, et bondit hors de la voiture. 

© Judith Bat-Or

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