“Il faut que j’appelle Jacques Julliard”, par Anne Rosencher

Jacques Julliard. © Philippe Matsas / Opale / Leemage / AFP

Le célèbre journaliste s’est éteint ce vendredi 8 septembre à l’âge de 90 ans. Hommage personnel à l’éditorialiste, et à l’homme.

Ces jours-là, on pense toujours aux SMS, aux appels, aux invitations qui, les derniers mois, sont restés au stade de velléité. “Il faudrait que j’appelle Jacques Julliard.” Pour lui dire combien cette phrase dans son édito m’a éblouie. Pour lui demander son avis sur telle ou telle catastrophe de l’actualité. Pour lui proposer de déjeuner, ou de prendre le thé – à la fin, il fallait privilégier les endroits calmes. Las ! Le temps, le tourbillon, les impératifs si superflus… La vie invente des urgences qui n’en sont pas. Et après, on est inconsolable. Jacques Julliard est mort. Il était l’une des figures qui font honneur à notre profession. L’une des plus intègres, des plus intelligentes, des plus érudites, des plus généreuses et des plus inspirantes.

Ces jours-là, on se laisse aussi visiter par des dizaines d’images, de phrases, de flash souvenirs. Le premier qui me vient est celui d’un après-midi d’hiver, où j’étais allée l’interviewer chez lui, à Bourg-la-Reine, pour un dossier de L’Express intitulé “Etre français”. La pluie battait sur les vitres de sa véranda, c’était un après-midi de décembre sans lumière. Au beau milieu d’une réponse, voilà Jacques Julliard, confortablement vêtu d’un jogging trois bandes dans son grand salon, rempli de bibliothèques, remplies de livres, qui se met à réciter de tête un poème d’Aragon :

“Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle,

Jamais trop mon tourment, mon amour jamais trop.

Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle,

Sol semé de héros, ciel plein de passereaux”


La voix aiguë qui chevrote. Le chat qui s’alanguit sur le canapé à peine éclairé d’une lampe de table. “Tous ces écrivains estimaient qu’une nation ne peut vivre sans quelque chose de sacré au-dessus d’elle qui en est l’essence”, avait poursuivi l’éditorialiste. Et de citer Péguy, son cher Péguy : “Il faut, dit Dieu, qu’il y ait eu quelque accointance entre ce peuple et cette petite espérance.”

Jacques Julliard était amoureux de la France. Il aiguisait sa pensée à la meule de son érudition : littérature, philosophie, histoire. “Les Gauches françaises”, publié en 2012 chez Flammarion, restera un ouvrage de référence. Oui. Il était d’une érudition folle. Mais qu’est-ce que l’érudition sans la clairvoyance? Lui avait les deux.

“Le petit gars monté de l’Ain à Paris en 1954 pour y faire Normale sup”
L’homme n’en revenait pas des aveuglements à répétition du milieu intellectuel français, qu’il prenait pour “le plus crédule ou le plus cynique qui soit”. “Aujourd’hui encore, je ne comprends pas qu’on refasse à propos de l’islamisme ce que j’ai déjà vu deux fois dans ma vie : une fois avec le communisme stalinien, une fois avec le communisme maoïste !”, m’avait-il confié au moment de la parution de ses Carnets.

Autre souvenir, quelques années plus tôt. Dans les salons de l’Elysée, en octobre 2016, alors qu’on le faisait commandeur de la Légion d’honneur. Au détour de son discours, “le petit gars monté de l’Ain à Paris en 1954 pour y faire Normale sup”, s’était livré à une tentative d’autoportrait politique : “Dans mon conseil d’administration intérieur, il y a 24 % pour la pensée contre-révolutionnaire, 24 % pour la pensée libertaire et anarchiste et une majorité non opéable de 52 % pour la social-démocratie. Certains diront que tout cela est contradictoire. Mais c’est la réalité qui l’est.” Catholique, mais laïque. Social-démocrate, mais populaire. Populaire, mais pas gauchiste. Les deux pieds bien ancrés sur la ligne de crête de l’intelligence.

En 2010, alors qu’il avait déjà 77 ans, l’éditorialiste historique du Nouvel Observateur s’était fendu d’un appel pour une “social-démocratie de combat”, contre la “social-démocratie comme ligne de repli de la bourgeoisie d’affaires”. Un an et demi plus tard, il rejoignait Marianne, où je l’ai connu, fréquenté. Où il m’a appris. Jacques Julliard n’était pas de ceux qui imposent une distance pour jouir de leur stature. Il écoutait, il s’enthousiasmait, il encourageait.

Niché dans les 1 107 pages en papier bible que constituent ses Carnets inédits (parus en 2021 dans la collection Bouquins), on trouve ce très curieux autoportrait chinois : à la question “A quel animal ressembles-tu le plus ?” Julliard répond : un hérisson. “Pas tant à cause des piquants, m’avait expliqué l’intellectuel, alors que je lui demandais pourquoi il avait choisi ce drôle de mammifère, mais pour le petit œil de l’animal camouflé qui regarde le monde.” Aujourd’hui, cet œil s’est éteint. Et demain, nous y verrons tous un peu moins clair.

© Anne Rosencher

https://www.lexpress.fr/societe/il-faut-que-jappelle-jacques-julliard-par-anne-rosencher-QEMSQHHRY5EMNPGZQDI3

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