André Markowicz. Une question de survie

D’un côté, le cap est clair : il s’agit aujourd’hui pour Poutine d’occuper, et d’administrer, l’ensemble de l’Ukraine russophone, depuis la frontière russe jusqu’à la Moldavie, parce qu’il ne doit pas exister d’état bilingue qui s’appelle « Ukraine ». L’Ukraine, je le répète, pour Poutine, n’existe pas : n’existent que des Russes qui s’ignorent.

Dans la région de Kherson, non seulement on ne peut capter que les télés russes, mais on est passé, depuis hier, au rouble. Il a été annoncé que, pendant quatre mois, on acceptait les deux monnaies, la grivnia (ou hryvnia) et le rouble, et puis, passé la période intermédiaire, la hryvnia n’aurait plus de valeur. C’est dire que les Russes déclarent être là pour toujours, au mépris, bien sûr, de tous les traités internationaux, et j’en profite pour dire que s’ils ont bombardé Kiev au moment où le secrétaire général de l’ONU, quittant Moscou, était à Kiev, c’est pour le dire d’une façon comme non-diplomatique : pour la Russie de Poutine, seule compte la force.

Cette force, elle continue d’avancer dans l’est de l’Ukraine, toujours aussi lentement, jour après jour, kilomètre après kilomètre — vraiment, pas plus d’un kilomètre par jour, voire moins, et au prix de pertes que le ministère de la Défense ne précise pas, et que, finalement, ne précisent pas non plus les Ukrainiens, — et qu’ils ne précisent pas pour une raison paradoxale et terrifiante : c’est qu’il y en a trop. Ils n’ont juste pas le temps de compter.

Ce qui est sûr, c’est que, tous les jours, des centaines et des centaines de soldats russes sont tués (ce qui signifie, mécaniquement, qu’au moins deux ou trois fois plus sont blessés, mais je ne trouve pas les chiffres des blessés). Et néanmoins, quoi qu’il en soit, les Russes avancent, dans trois directions à la fois, si je comprends bien.

Les exécutions pour l’exemple se multiplient

Toutes les conversations interceptées par les services ukrainiens concordent pour dire la même chose : le moral des troupes est au plus bas, les refus d’obéissance se multiplient, mais ils continuent, parce que, ce qui se multiplie aussi, ce sont les exécutions pour l’exemple.

Pour l’instant, la Russie garde un avantage dans l’artillerie et dans l’aviation, même si, tant pour l’artillerie que pour l’aviation, cet avantage est aujourd’hui chancelant. — Visiblement, les attaques aériennes ont diminué d’intensité parce que les armes fournies par l’Otan permettent aux Ukrainiens d’abattre les avions qui descendraient trop bas, — or il faut qu’ils descendent pour que leurs tirs soient précis.

Des “villages Potemkine”

De même, plus les jours passent, plus les Ukrainiens découvrent que les canons utilisés par les Russes sont des vieilles pièces, construites tantôt dans les années 60, tantôt dans les années 70, — ce qui signifie que, même s’ils ont encore des centaines et des centaines de canons, les canons les plus récents, eux, ont été détruits. Et, à chaque fois, on se trouve confronté à la même réalité des “villages Potemkine” : sur le papier, il y a plein de chars, de canons, de matériel de toute sorte, — dans la réalité, les matériels existent physiquement, mais, pour une bonne part, tombent en panne sitôt que la hiérarchie a fini son inspection.

Et, petit à petit, il y a, pour l’Ukraine, l’effet du lend-lease américain : les matériels affluent, et les matériels américains, eux, ils sont en parfait état de marche.

Une guerre de position

Bref, ce qui se passe, c’est que les Ukrainiens laissent les Russes s’épuiser d’eux-mêmes. Pour l’instant, ils n’ont pas la possibilité de lancer des contre-offensives massives (parce qu’ils sont épuisés, eux aussi), et ils n’essaient pas. Ils prennent tel ou tel village, tel bourg, ils en perdent tel autre, qu’ils essaient de reprendre le lendemain, et, réellement, nous en sommes arrivés à une guerre de position, pour ne pas dire une guerre de tranchées. — Et la guerre de tranchées, c’est le pire, pour les Russes, à cause des sanctions et du fait que personne, absolument personne ne veut réellement les aider. Ni les Chinois, ni l’Inde.

Les Russes essaient de contourner les sanctions en passant par les Républiques sœurs, comme l’Arménie, voire l’Azerbaïdjan (ce qui dit tout de la réalité de la protection que la Russie est censée apporter à Erévan). Et, visiblement, ça ne marche pas, parce que personne ne leur vend des armes — du moins ouvertement, et donc en quantités suffisantes.

Oui, ce sera très très long, mais plus le temps passe, plus le régime s’épuise.

Frapper symboliquement

La tactique ukrainienne est aussi de frapper symboliquement : d’abord, de porter la guerre sur des cibles militaires à l’intérieur de la Fédération de Russie, et pas seulement près des frontières, mais sur tout le territoire russe. On ne compte plus désormais (et ça augmente tous les jours) les ponts qui sautent, les entrepôts de carburant et de munitions qui sautent. Militairement, la portée de ces attaques est infime, mais c’est fondamental, dès lors que Poutine a construit tout son règne sur ce qu’il appelle “la sécurité intérieure” et sur le pouvoir des services secrets. Or, les services secrets sont impuissants à contrer ces raids, et, pire encore, il y a des attaques d’hélicoptères, à l’intérieur de la Russie, ce qui prouve que la DCA aux frontières est aussi nulle que les services secrets.

L’attaque contre l’état-major du général Guérassimov

Et puis, il y a cette attaque contre l’état-major du général Guérassimov, chef de l’état-major des armées. Guérassimov, c’est le numéro deux de l’armée russe, après Poutine (Shoïgou est numéro deux en temps de paix, pas en temps de guerre). En fait, ce qui est incroyable dans cette attaque, c’est qu’elle ait pu avoir lieu. — D’abord, il est invraisemblable que le chef-d’état major des armées se rende lui-même sur le terrain, quasiment sur la ligne de front. S’il l’a fait, c’est que, vraiment, il y avait quelque chose qui n’allait pas du tout — d’autant qu’il y a un chef des opérations, nommé tout spécialement, le général Dvornikov, boucher de la Syrie. Bref, Guérassimov était venu en personne. Mais, le plus fou, c’est que les Ukrainiens ont pu le localiser à l’instant même : parce qu’il est arrivé, il a reçu sur la tête une bombe (ou plusieurs, je n’en sais rien), et il est reparti, évacué à toute vitesse. On a pensé qu’il avait été blessé (peut-être pas), mais, ce qui est sûr, c’est qu’une quarantaine d’officiers supérieurs ont été tués autour de lui, dont son adjoint, le général Simonov.

Comment est-il possible que l’état-major se laisse localiser aussi facilement ?… Ce fait lui-même est la troisième grande défaite russe de cette campagne, après le désastre des attaques sur Kiev et la perte du croiseur Moskva.

Sur le front de la propagande, le même désastre

En même temps, sur le front de la propagande, on assiste aux mêmes désastres. D’un côté, il y a une cette tentative, déjouée sous les caméras, d’attentat contre Vladimir Soloviev, devenu l’emblème des faucons russes. Le FSB a mis en scène l’arrestation de plusieurs “agents ukrainiens”, qui, naturellement, en bon nazis qu’ils étaient, se promenaient avec des portraits d’Hitler, un drapeau à croix gammée et une édition de Mein Kampf. Et ils préparaient un attentat contre la voiture de Soloviov, avec des revolvers (on nous a montré les revolvers) et des cocktails-molotov… Et on nous a montré des bouteilles de plastique remplies d’un liquide transparent. C’est à la mine hilare des commentateurs de l’opposition russe que j’ai compris que le cocktail molotov ne peut pas se fabriquer dans une bouteille de plastique, vu que la bouteille est censée se casser.  Et le plus délirant de cette histoire était la présence de trois DVD du jeu vidéo Sims-3. Trois fois le même. Et là, vraiment, les commentateurs se sont creusé la tête pour comprendre que venait faire ce triple et innocent jeu familial chez des nazis armés d’intentions très méchantes. Et l’unanimité des commentaires s’est faite pour dire que c’était une erreur des exécutants. Leurs chefs du FSB ont dû leur dire : “Vous achèterez trois sims”  (trois cartes sims), et eux, ils ont acheté trois Sims-3. Ils ont acheté les Sims-3, mais pas les boitiers qui, aujourd’hui, sont nécessaires pour voir les DVD. Bref, c’était absolument pathétique. Et d’autant plus pathétique que l’attentat a été annoncé par Poutine lui-même, et par Patrouchev (directeur du FSB).

Margarita Simonian, qui dirige RT et son mari, Tigran Keossaïan

Mais, avant d’interrompre cette chronique pour aujourd’hui, je voudrais parler d’un autre moment qui dit tout, me semble-t-il. — Il n’y a pas que Soloviov, comme propagandiste. Il y a aussi, par exemple, Margarita Simonian, qui dirige RT et son mari, Tigran Keossaïan. Ce Keossaïan anime une émission soi-disant satirique, “le Pilorama”, qui est d’une saleté et d’une vulgarité absolues (une de ses cibles préférées avant la guerre étaient Emmanuel et Brigitte Macron). Et là, il s’est passé quelque chose de très important : les autorités du Kazakhstan ont déclaré qu’il n’y aurait pas de parade pour le 9 mai (parce que ça coûtait trop cher)… Sachant l’importance symbolique du 9 mai pour le régime de Poutine, c’était un signal très explicite : le Kazakhstan n’appartient plus, désormais, à la sphère russe (j’en avais parlé). Devant cette nouvelle, Keossaïan a éclaté, et il a fait une espèce d’éditorial, dans lequel il a carrément menacé le Kazakhstan du sort de l’Ukraine. Avec une sorte de rictus de haine, il a dit ceci à ses “amis kazakhs”:

“Les jeux à l’amitié sont finis. Maintenant, c’est une question de survie. Il y a une guerre. C’est quoi, cette ingratitude ? Jetez un coup d’œil à l’Ukraine, réfléchissez sérieusement…”

La réaction des autorités kazakhes a été unanime, bien sûr. Mais personne, je crois, n’a fait attention aux mots : “Maintenant, c’est une question de survie”. C’était ça, l’aveu essentiel. Le régime est parfaitement conscient qu’il en va de sa survie, et il est parfaitement conscient qu’il n’a aucune issue. De là sa rage et sa haine redoublée.

Et les Alliés attendent, un mois, deux mois, trois mois, — le temps qu’il faudra, — non seulement pour que les Ukrainiens tiennent (jusqu’à présent ils tiennent), mais que Poutine s’épuise, comme un fauve blessé qui continue, et continue, et continue. Que le régime s’effondre comme tout seul, sur lui-même.

© André Markowicz

André Markowicz. Photo F. Morvan

André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

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“Partages”

“Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes “amis inconnus”. Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette “mémoire des souvenirs” ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie.” André Markowicz

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1 Comment

  1. Merci pour ces nouvelles réconfortantes. Que le régime poutinien s’effondre sur lui-même, nous en avons la preuve avec la dernière “sortie” grossièrement antisémite et totalement délirante (au sens clinique) de Serguei Lavrov qui a choqué tout Israël, révélatrice de la nature nauséabonde de cette bande de malfrats.
    Je suis juste étonnée que personne n’ai cru bon le relever sur ce site, mais sans doute les ex-supporters de Poutine sont-ils trop occupés à se couvrir la tête de cendre et à faire leur mea culpa en toute discrétion …

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