Jean-Yves Carfantan. La mémoire recouvrée du judaïsme brésilien

Une bibliothèque en ligne. Articles sur des “livres juifs”, en libre accès. Des livres essentiels pour mieux comprendre l’existence juive ( Exégèse, Pensée juive, Littérature, Histoire, Philosophie..). Sur cinq rayons : Torah, Galoute, À l’heure des nations, Shoah, Israël.

Anita Novinsky (sous la direction de), Daniela Levy, Eneida Ribeiro, Lina Gorenstein, Os Judeus que construiram o Brasil : Fontes inéditas para uma nova visão da historia/Les Juifs qui ont construit le Brésil : Sources inédites pour une nouvelle vision de l’histoire, Éditions Planeta, São Paulo, Brésil, 2015.

L’histoire coloniale du Brésil s’étend des premiers voyages d’exploration au XVIème siècle jusqu’à 1822, année où ce pays s’émancipe définitivement de la tutelle portugaise et proclame son indépendance. Riche et complexe, cette époque, décisive pour la formation de la nation brésilienne, a été bien étudiée par les historiens.
Cependant, on doit aux travaux d’Anita Waingort-Novinsky et de son équipe de chercheurs à l’Université de Sao Paulo, d’avoir éclairé d’un nouveau jour cette période. Dans Les Juifs qui ont construit le Brésil (2015), l’ouvrage collectif qu’elle a dirigée, cette historienne, elle-même fille de Juifs polonais arrivés à São Paulo en 1922, a porté son regard sur le rôle majeur qu’ont joué dans la formation du premier pays d’Amérique du Sud, les Juifs portugais, persécutés par l’Inquisition, convertis de force et dénommés «Nouveaux Chrétiens».

Crypto-Juifs et Nouveaux Chrétiens au royaume du Portugal

Au cours des trois premiers siècles d’existence du royaume du Portugal (fondé en 1139), la majorité catholique de la population a cohabité avec une minorité musulmane et une communauté juive d’environ 30 000 personnes. Cette dernière apporte une contribution décisive (économique, scientifique et technique) à l’essor de la puissance commerciale et navale d’un État qui dominera dès le XVème siècle le commerce mondial des épices. Pour cette raison, les Juifs sont protégés par la monarchie. Ils sont néanmoins souvent victimes de l’antijudaïsme chrétien.
En 1492, la majorité des 120 000 Juifs expulsés d’Espagne trouvent refuge au Portugal. Le roi João II tolère cette présence. Il garantit la liberté des Juifs espagnols qui l’intéressent : constructeurs de navires, familles fortunées, savants. Les autres ont un statut quasi servile. Il donne encore bien d’autres gages à ses sujets catholiques et antisémites : en 1493, il fait déporter 2000 enfants juifs sur l’île de São Tomé au large de l’Afrique. Abandonnées, les victimes mourront de faim ou attaquées par la faune sauvage.
En 1495, Dom Manuel 1er succède à João II. Commence alors une période de soixante-dix ans qui sera décisive en ce qui concerne la vie juive au Portugal et dans l’empire portugais. Le nouveau roi est confronté à un dilemme. Il veut d’abord ménager la communauté juive vivant au Portugal et dont dépend la puissance navale et commerciale du royaume mais il doit aussi apaiser les relations de son royaume avec celui de Castille et souhaite à cette fin épouser une fille des Rois Catholiques, Isabelle et Fernand. Ces derniers mettent une condition à la conclusion de ce mariage : comme l’Espagne quelques années plus tôt, le Portugal doit expulser tous les Juifs de son territoire.
Lisbonne répondra à cette demande en cherchant à concilier deux impératifs difficilement conciliables, ou du moins en trouvant un compromis qui soit plus à son profit. En décembre 1496, Dom Manuel annonce aux Juifs du Portugal qu’ils disposent de dix mois pour choisir entre l’exil et la conversion obligatoire au catholicisme. Pour limiter les départs pendant cette période, le roi offre à de nombreuses personnalités des titres, des postes, des avantages économiques. Les familles juives qui fuient alors le royaume s’installent parfois en France, en Italie, en Afrique du Nord ou au Levant. Une majorité choisit Amsterdam, capitale d’un nouveau royaume (les Provinces-Unies) où des monarques calvinistes pratiquent la tolérance religieuse.
Le monarque portugais craint bientôt un exil massif. En octobre 1497, un nouveau décret interdit cette fois aux Juifs de quitter le royaume et les territoires de l’empire. Dom Manuel et son successeur João III vont alors mettre en œuvre une politique très ambigüe à l’égard de la majorité de Juifs qui n’ont pas pris le chemin de l’exil. Ces derniers sont contraints par la force au baptême (s’ils refusent, ils sont condamnés à mort). Ils deviennent des Nouveaux-Chrétiens, une classe à part qui sera toujours discriminée par rapport aux catholiques traditionnels (désignées désormais par les vocables de « Chrétiens purs » ou de « Vieux Chrétiens). Ce statut de Nouveau-Chrétien sera transmis à leur descendance (jusqu’à sept générations), même lorsque des alliances matrimoniales ont été conclues avec des catholiques traditionnels. Les Nouveaux Chrétiens et leurs descendants sont réputés porter pendant tout ce temps la souillure de « l’impureté du sang ». Le Portugal reprend en effet à son compte le statut de pureté de sang rédigé par un archevêque espagnol en 1555 et approuvé par le pape de l’époque.
En principe, le Nouveau-Chrétien ne peut pas exercer certaines activités (membre de corporations d’artisans et de commerçants, postes de la fonction publique). En pratique, l’arsenal de mesures discriminatoires et la portée de l’exclusion seront adaptés en fonction de la position sociale des familles et des individus concernés. Lorsqu’il s’agit de convertis puissants et influents, le baptême imposé pèse aussi lourd ou plus que leur ascendance familiale. A l’inverse, le même sacrement ne protège guère les Juifs modestes.
Le pouvoir ferme les synagogues. Les institutions communautaires sont interdites. L’étude, la publication et la vente des livres saints du judaïsme sont proscrits. Pour une majorité de convertis, la pratique du judaïsme devient une affaire privée, secrète. Ces Nouveaux-Chrétiens portugais deviennent des Crypto-Juifs.
Dom Manuel signe en 1497 un édit de tolérance de vingt ans, reconduit une fois. Les Crypto-Juifs sont encore victimes d’un antisémitisme populaire puissant (en 1506, ils seront massacrés à Lisbonne) mais pendant quarante ans, ils ne seront pas l’objet d’une persécution officielle.

Le roi Manuel Ier : enluminure issue de la Généalogie des rois de Portugal (XVIe siècle)

Le roi Dom Manuel est convaincu qu’avec le temps, tout ce monde finira par s’intégrer, que les plus résistants des Crypto-Juifs renonceront à la loi de Moïse et adopteront celle du Christ. Il empêche l’installation dans son royaume de l’Inquisition qui fonctionne depuis longtemps en Espagne.
En 1536, João III, son successeur, finit par céder : l’Inquisition est officiellement créée dans l’empire du Portugal. Elle ne commence à fonctionner qu’en 1540. Le roi freine son action. Il sait que les persécutions ont eu des effets économiques désastreux dans le royaume voisin. Le Tribunal du Saint Office constitué à Lisbonne ne sera vraiment efficace qu’en 1565. Pendant soixante-dix ans, un judaïsme du silence pratiqué par des Crypto-Juifs inflexibles et courageux a donc pu subsister dans l’empire.

Monument érigé sur une place du centre de Lisbonne, en 2006, pour rappeler le massacre des Juifs de 1506

Dans la seconde moitié du XVIème siècle, cette vie juive secrète devient très dangereuse. Les Nouveaux-Chrétiens et Crypto-Juifs qui persistent dans la foi de leurs ancêtres sont dénoncés, arrêtés par l’Inquisition, torturés, jugés sommairement et condamnés à être brûlés vifs sur le bûcher. L’Inquisition déploie en métropole un réseau dense de délateurs chargés d’épier et de dénoncer voisins et proches. Souvent, ces indicateurs profitent de leur position pour régler des comptes personnels. L’inquisition ne fait pas le tri : tout Nouveau-Chrétien dénoncé pour crypto-judaïsme est considéré a priori comme coupable puisqu’il est né avec du «sang juif». Il est d’abord spolié de tous ses biens (l’inquisition est aussi un mécanisme efficace d’enrichissement pour l’Eglise). Il échappe parfois à la mort s’il confesse sa culpabilité. Très souvent, ce repentir proclamé au cours des cérémonies d’expiation publique (les autodafés) précède la mort par le feu sur le bucher. La terreur imposée par l’inquisition va durer au Portugal jusqu’au XVIIIe siècle, lorsque le marquis de Pombal (un premier ministre réformateur) réduit considérablement les marges de manœuvre du Tribunal du Saint Office. En 1821, le tribunal du Saint Office et l’Inquisition sont enfin supprimés et tous les droits qui avaient été consentis par les monarques portugais avant 1497 aux Juifs sont rétablis.

Le Brésil des Nouveaux-Chrétiens

À partir de la seconde partie du XVIème siècle, les Nouveaux-Chrétiens et Crypto-Juifs qui vivent encore dans l’empire cherchent donc à s’éloigner de la métropole où l’inquisition est omniprésente et très puissante.  Armateurs, bâtisseurs de navire, experts en navigation, commerçants, ils vont d’abord participer aux premières expéditions qui aboutiront à la découverte du futur Brésil. Plus tard, après 1530, ce sont des Nouveaux-Chrétiens d’abord installés à Madère où ils ont développé la production de canne-à-sucre qui viendront implanter cette culture dans la colonie américaine. D’autres participeront à l’importation d’esclaves depuis l’Afrique, occuperont des postes dans l’administration coloniale, seront conseillers des représentants au Brésil de la couronne portugaise. Au XVIIème siècle, les Nouveaux-Chrétiens et Crypto-Juifs représenteraient un bon tiers de la population européenne installée sur le territoire brésilien, soit plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Carte du Brésil datant de 1519/Atlas nautique portugais dit Atlas Miller

Plusieurs ont abandonné la religion de leurs ancêtres. Ils intègrent les cercles de l’élite coloniale des Vieux-Chrétiens, achètent même des titres de noblesse et parviennent à effacer leurs origines. D’autres, plus nombreux, persistent à pratiquer ce judaïsme domestique, réservé à l’intimité familiale qui était devenu la norme dans le Portugal de Dom Manuel, avant l’Inquisition. Sur la terre brésilienne, cette fidélité reste dangereuse même si l’intolérance religieuse n’a pas, outre-Atlantique, la force qu’elle a en métropole et qu’aucun tribunal du Saint Office permanent n’est installé au Brésil. Les juges de Lisbonne sont néanmoins représentés par des indicateurs locaux et envoient des émissaires sur place. Les délateurs sont zélés.
Plusieurs centaines de personnes arrêtées pour avoir persisté dans la pratique du judaïsme sont envoyées devant le tribunal du Saint Office de Lisbonne. Reconnues presque toujours coupables, elles sont dépouillées de tous leurs biens, emprisonnées pour de longues années ou (le plus souvent) condamnés à être brûlées vives.

La parenthèse hollandaise : Une Jérusalem coloniale

Les Crypto-Juifs portugais installés dans la colonie ne seront pas constamment et partout exposés à la menace de l’Inquisition. Ceux qui vivent dans le nord-est du Brésil connaîtront même une période de répit au XVIIème siècle. Un chapitre important de l’ouvrage (chapitre 2 de la 3e partie, Holandeses no Brasil – Des Hollandais au Brésil, pages 140 à 155 de l’édition électronique), est consacré à cet épisode peu connu. Après avoir lutté pendant des années contre les armées portugaises au Brésil, la Hollande finit par conquérir en 1630 un territoire correspondant à l’actuel État du Pernambouc. Amsterdam veut développer la culture de la canne et contrôler le commerce du sucre. La mise en œuvre du programme est confiée à la Compagnie des Indes Occidentales et au gouverneur nommé pour diriger le territoire, le comte Maurice de Nassau qui s’installe à Recife, la capitale située sur le littoral du Pernambouc.

Prince Maurice of Nassau (1567-1625), Prince d’ Orange/Portrait par Michiel Jansz/National Trust Dunham Massey.

Pendant un quart de siècle, Nassau promeut la liberté religieuse, développe une ville peuplée alors de 10 000 habitants et en fait la cité la plus riche du Brésil colonial. Ignorant l’opposition du clergé calviniste, il impose la venue de Juifs sépharades qui vivaient en Hollande. Les premières familles débarquent en 1635. Plus d’un siècle après l’interdiction du judaïsme au Portugal, des Juifs portugais peuvent vivre librement leur religion et leur culture. Ils sont rejoints à Recife par des Crypto-Juifs installés plus tôt dans la colonie portugaise.
En favorisant un climat de tolérance et de liberté religieuse sur le territoire, Nassau et la Compagnie des Indes Occidentales n’agissent pas par simple altruisme. La Compagnie a besoin du concours financier des Juifs portugais venus des Pays-Bas pour mener à bien son projet de développement de la canne. Ces Séfarades vont fournir des crédits, les navires et les équipements nécessaires à la réalisation de ce programme. Ils sont les seuls à parler à la fois le portugais et le hollandais. Ils vont donc animer et développer le commerce du territoire perdu par Lisbonne.
Les Juifs et anciens Crypto-Juifs installés à Recife produisent du sucre, du tabac, des peaux et des cuirs. Ils participent à l’importation d’esclaves, montent une industrie locale d’entretien et d’équipement des navires, investissent dans l’artisanat (orfèvrerie, confection). Employés comme collecteurs d’impôts, ils sont encore médecins, herboristes ou juristes. Les plus modestes sont soldats de Nassau, artisans et petits commerçants. Cette communauté renaissante contribue à l’urbanisation de Recife. Elle construit plus de trois cents bâtiments, installe une école, ouvre un cimetière. C’est à l’ingénieur juif Balthazar da Fonseca que Nassau confie la construction d’un pont (encore utilisé aujourd’hui) qui relie le centre de la cité à l’île qui la sépare du littoral.
Pendant un quart de siècle, un évènement, impensable sur une colonie portugaise catholique, va se produire : la vie religieuse juive renaît au grand jour !
Selon les auteurs de l’ouvrage, on compte alors 1450 Juifs installés à Recife et dans le Pernambouc. Ils forment la première communauté organisée des Amériques. En 1635, des coreligionnaires d’Amsterdam envoient un rouleau de la Torah à Recife. Un après, on fait construire la synagogue « Kahal Kadosh Tsur Israël‘‘/ »Communauté sainte du Rocher d’Israël’’, la première sur le Nouveau Monde.
En 1642, la communauté accueille un rabbin venu d’Amsterdam : Isaac Aboab da Fonseca. Né en 1605 au Portugal, da Fonseca est aussi philosophe, écrivain et poète. Après la fin de l’occupation hollandaise du Pernambouc, il rédigera le premier texte écrit en hébreu sur le continent américain : un poème relatant l’expulsion des Juifs de Recife. Pour les anciens Crypto-Juifs portugais qui ont intégré la congrégation, c’est le premier contact avec un judaïsme «officiel», accepté et reconnu.
En 1637, la communauté se développant, une seconde synagogue est ouverte. Elle prend le nom de Kahal Kadosh Maguén Abraham /Communauté sainte du bouclier d’Abraham.

La façade restaurée de la synagogue Kahal Kadosh Tsur Israël, Récife.

Les Portugais n’ont pourtant pas renoncé à chasser les «envahisseurs hollandais». Ils finissent par les expulser en 1654. Les centaines de familles juives de Recife se dispersent. Une majorité s’installe dans les régions voisines restées sous contrôle du Portugal. Elles vont renforcer les communautés de Crypto-Juifs qui continuent à pratiquer un judaïsme clandestin. Les autres quittent le Brésil, retournent en Hollande ou s’établissent aux Antilles. Après bien des péripéties, un navire qui transportait 23 familles finit par prendre le cap de l’Amérique du Nord. Un jour de septembre 1654, il atteint un comptoir commercial hollandais établi sur les berges de l’Hudson, à Manhattan. La cité compte alors 1500 habitants. Elle s’appelle la Nouvelle Amsterdam. Ce groupe de Juifs qui avaient fui Recife créera la première communauté nord-américaine et contribuera à l’essor et au développement d’une ville qui prendra plus tard le nom de… New-York.
C’est dans le Pernambouc et d’autres États du nord-est brésilien que naîtront au XIXème siècle des mouvements politiques inspirés par les idées de tolérance et de pluralisme religieux.

Nouveaux-Chrétiens contre l’Inquisition

L’influence des Nouveaux-Chrétiens et des Crypto-Juifs dans l’histoire du Brésil colonial est multiforme. Un chapitre de cette histoire (chapitre 4 de la 3e partie, Paulistas e Bandeirantes na guerra contra as missões – Paulistas et Bandeirantes en guerre contre les missions, page 163 à 174 de l’édition électronique) est détaillé dans l’ouvrage. Il concerne les bandeiras, des expéditions vers l’intérieur du territoire brésilien organisées et financées par des particuliers principalement des habitants de la région de São Paulo (les Paulistas). Ces expéditions sont menées par des mercenaires, les bandeirantes, entre le XVIIème et le début du XVIIIème siècle. Ces bandeirantes s’engagent pour le compte de leurs commanditaires à rechercher des métaux et des pierres précieuses, à chasser et à capturer des Indiens (détenus ensuite comme travailleurs esclaves). Les troupes qu’ils commandent (des autochtones enrôlés de force) vont aussi défendre et étendre le territoire de la colonie portugaise (et celui du futur Brésil indépendant) bien au-delà des limites fixées par le traité de Tordesillas, qui avait défini en 1494 les limites entre les empires espagnol et portugais. Les premières bandeiras importantes commencent à la fin du XVIème siècle. Elles durent plusieurs décennies.
Celle qui intéresse particulièrement nos auteurs est conduite par un certain Antonio Raposo Tavares. Elle va parcourir pendant 60 ans (de 1598 à 1658) d’énormes distances. Tavares dirige d’abord son expédition (400 portugais et 2000 autochtones en armes) vers les terres au sud de São Paulo puis les savanes du nord-ouest, et le fleuve Amazone. Il dépasse largement la limite de Tordesillas et démarque des terres qui seront finalement incorporées à l’empire portugais. Tavares veut capturer des Indiens pour les vendre comme esclaves.

Raposo de Tavares, héros national du Brésil ?


Les recherches généalogiques initiées par des Portugais et complétées par l’équipe d’A. Novinsky attestent que Raposo Tavares et plusieurs de ses compagnons de bandeira étaient descendants de Juifs et de Crypto-Juifs. L’offensive menée par ces mercenaires contre les pères de la Compagnie de Jésus n’était pas seulement motivée par l’ambition de capturer les Indiens regroupés par ces ecclésiastiques.
Les Jésuites s’implantent en Amérique du Sud en précédant ou en accompagnant la conquête du territoire engagée par les monarchies ibériques. A partir du XVIème siècle, ils assurent une protection aux ethnies indiennes menacées par les Européens qui débarquent. Les populations autochtones qui acceptent de se convertir au catholicisme sont rassemblées auprès des monastères. Progressivement, les regroupements prennent la dimension de petits villes désignées sous les termes de missions ou réductions. Les bandeiras assiègent fréquemment ces réductions. En 1628, Raposo Tavares et ses troupes attaquent des missions de Jésuites espagnols au sud de São Paulo. Ils expulsent les membres de la Compagnie de la région, repoussent l’expansion castillane, prennent possession de terres qui seront ensuite incorporées au territoire du Brésil. Vidées de leurs habitants, les bâtiments, églises et monastères sont brûlés. Les Pères jésuites sont tués. La seule explication de cette furie dévastatrice que l’histoire officielle a longtemps retenue était économique : il fallait arracher aux ecclésiastiques les Indiens qui pouvaient être vendus comme esclaves. Il est permis, en se fondant sur les recherches récentes (pages 175 et suivantes de l’ouvrage) d’ajouter une autre explication à cette première clé, pertinente mais limitée. Les attaques perpétrées par les bandeirantes contre les missions et les Jésuites seraient des réponses à la violence et aux injustices perpétrées par l’Inquisition, d’abord en métropole puis dans la plus grande colonie du Portugal.

Raposo Tavares était un jeune juif portugais né en 1598 dans l’Alentejo. Après l’adolescence, il suit son père qui s’aventure vers le Nouveau Monde. Dans cette famille de Crypto-Juifs, on pratique un judaïsme strictement familial et secret alors que l’Inquisition commence à multiplier les autodafés et les assassinats en masse. Au Brésil, Tavares vérifie que les Jésuites sont les principaux agents de l’Inquisition portugaise. La compagnie de Jésus organise à la fois les milices chargées d’arrêter les suspects et les tribunaux constitués pour juger les «hérétiques».
Dès les premières bandeiras, les Jésuites et juges du tribunal du Saint Office savent que la plupart des bandeirantes sont des Nouveaux Chrétiens et, souvent, des Crypto-Juifs. Dans les rapports adressés à Lisbonne et à Madrid, les mercenaires sont qualifiés de «judaïsants»… Faute de pouvoir éliminer rapidement tous les bandeirantes, la Compagnie de Jésus et le Tribunal du Saint Office vont forger une légende manichéenne.
Sur les terres espagnoles et portugaises d’Amérique, les Jésuites auraient défendu la liberté des Indiens au nom des droits de l’homme. Ils devaient à cette fin combattre des bandits féroces, des Nouveaux-Chrétiens assoiffés de sang qui avaient passé une alliance avec le démon… Les rapports envoyés aux inquisiteurs exagèrent évidemment le nombre et l’ampleur des crimes des bandeirantes.
A. Novintsky et ses collègues montrent que cette légende noire était fausse. Les bandeirantes n’étaient pas des anges mais leur violence ne procédait pas seulement d’un esprit de rapine. Elle répondait à la terreur imposée par les Inquisiteurs, à la menace permanente de poursuites et de condamnation à mort qui pesaient sur les Nouveaux Chrétiens installés sous les Tropiques. Ennemi déclaré de l’Inquisition et de ses sbires au Brésil, Raposo Tavares a été régulièrement dénoncé par le Tribunal du Saint Office de Lisbonne. Le Portugais avait été élevé à Evora par la seconde épouse de son père, Maria da Costa, Crypto-Juive, descendante d’une famille persécutée à plusieurs reprises par l’Inquisition depuis le milieu du XVIème siècle. Le beau-fils a vécu toute sa jeunesse au sein d’un foyer où la loi juive et les rites étaient scrupuleusement respectés. Menacée à son tour par l’inquisition, Maria da Costa tente de rejoindre son beau-fils et son époux au Brésil. Elle échoue puis est arrêtée en 1618. Dépouillée de tous ses biens, torturée, elle est emprisonnée pendant six ans. Raposo Tavares avait vingt ans lorsqu’il a débarqué sur les rivages de la région de São Paulo. Il a suivi à distance le long martyre de la femme qui l’a élevé dans la tradition du judaïsme.

Les parcours des principales bandeiras aux XVIème et XVIIème siècles.

La trajectoire de Tavares (mort en 1658) sera longtemps totalement ignorée par les ouvrages d’histoire. A partir du XIXème siècle, dans le Brésil devenu indépendant, les bandeirantes sont célébrés parce qu’ils ont contribué à étendre le territoire continental de la nation. L’origine de la plupart d’entre eux, les guerres qu’ils ont mené contre l’Inquisition, la double identité de Nouveaux Chrétiens qu’ils ont dû assumer, tout cela est gommé dans le récit national. L’équipe d’A. Novintsky montre que l’antisémitisme de l’État et de l’Église sont à l’origine de cet escamotage et du discrédit dont Raposo Tavares a longtemps souffert.

***

Ces recherches établissent que de nombreux Nouveaux-Chrétiens et Crypto-Juifs ont apporté une contribution qui, décisive pour comprendre l’histoire du Brésil colonial et du pays après l’indépendance, a été ignorée par les historiens qui n’avaient pas eu accès aux riches sources inquisitoriales (devenues accessibles seulement dans les années soixante du XXème siècle) ou partageaient des préjugés antisémites.
Les nouvelles recherches menées au cours des dernières décennies rectifient enfin cette historiographie défaillante. Elles apportent ainsi une contribution importante à l’histoire juive.


Bibliographie

Nathan Wachtel, Mémoires Marranes, Paris, Éditions du Seuil, 2011.

N. Wachtel, Professeur au Collège de France, est le grand spécialiste français de l’histoire marrane et notamment de son volet latino-américain. L’ouvrage porte sur l’histoire des Crypto-Juifs du Nord-Est du Brésil.

Source: sifriatenou.com

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