Arthur Cerf: Daniel Zagury, le psychiatre derrière les plus grandes affaires judiciaires

Les experts judiciaires peuvent-ils décider si un accusé est, ou non, justiciable ? Depuis trente ans, le psychiatre Daniel Zagury rend ses avis sur les dossiers médiatiques les plus brûlants, de Tariq Ramadan aux meurtriers de Sarah Halimi en passant par les terroristes, les génocidaires, les infanticides et les tueurs en série… Arthur Cerf l’a allongé sur le divan. Photographie : Antoine d’Agata.

Soixante-dix ans, c’est un drôle d’âge pour découvrir la peur. Les yeux s’ouvrent grand au-dessus de larges cernes, le regard cherche une issue, les ridules semblent soudain disparaître dans une grimace figée. Assis près du divan, le docteur Daniel Zagury mime des snipers imaginaires prêts à sceller son sort au « moindre raclement de gorge ». Il la refait. Œil fermé. Doigts pistolet. Poum. « Je ne suis pas un homme qui suscite la haine, dit-il. Mais là, je découvre quelque chose qui me dépasse. »

Quel crime le psychiatre a-t-il donc commis pour s’inquiéter autant ? Son boulot. En 2019, il a accepté d’expertiser six des femmes qui accusent Tariq Ramadan de viol afin de déterminer si elles se trouvaient « sous emprise » au moment des faits. L’avocat de l’islamologue a aussitôt dégainé : « Le docteur Daniel Zagury ne présente pas les garanties d’indépendance, d’impartialité et de neutralité requises. » La preuve, insistait Me Emmanuel Marsigny, ce médecin appartiendrait à une mystérieuse association au nom hébraïque, Schibboleth. En langage des réseaux sociaux, cela donne : « défenseur de la colonisation », « islamophobe », « sioniste ». « De la folie », souffle le psychiatre, comme on tire des fusées de détresse dans la nuit. Mais il refuse d’en parler, du moins pour l’instant. C’est un piège, si grossier, si évident… D’ailleurs, il me le répète : il ne lit pas ce qu’on dit à son sujet. Ou juste un peu, en diagonale. Il a quand même fallu annuler les vacances en famille au Maroc, on ne sait jamais. « Je suis obligé d’être parano », confie-t-il, avant de se reprendre. Attention, ce n’est pas lui qui a la trouille, mais eux : « Ils ont peur du danger que je représente. »

Daniel Zagury, c’est l’expert psychiatre le plus réputé des tribunaux, le plus recherché, le plus redouté aussi. Son métier : sonder les âmes pour guider la justice. En plus de trente ans d’exercice, il a navigué dans la psyché de mères infanticides, de terroristes, de génocidaires… « Il est un de ces hommes à lanterne auxquels on demande d’éclairer les cavernes humaines », a écrit à son sujet Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire au Monde. Quand une affaire criminelle est susceptible d’être renvoyée aux assises, les juges d’instruction se tournent vers lui comme une évidence, le consultant pour tout et n’importe quoi : abolition du discernement, troubles psychologiques de l’accusé, risques de récidive, crédibilité des témoignages et même, aujourd’hui, « l’emprise ». Daniel Zagury est un psychiatre qui ne juge pas, mais il livre les clés du jugement. Et c’est ainsi qu’il est à son tour devenu une cible.

Des crimes psychotiques à la banalité du mal

Au premier coup de fil, il surjoue le narcissisme : « Entendu pour une interview, mais je veux au moins six pages. » Il a pris sa retraite de chef du service psychiatrique du Bois-de-Bondy (Seine-Saint-Denis) en 2019 et, lors de son pot de départ, au milieu des fausses couvertures de Paris Match à sa gloire, ses collègues ont repris à leur manière Le Chanteur de Balavoine : « J’me présente, j’m’appelle Zagury / J’ai déjà réussi ma vie / J’suis aimé / admiré, publié, édité / interviewé, surliké… » 

Il me reçoit un lundi de canicule, au cœur de l’été. Deux fauteuils sont disposés l’un en face de l’autre. Avant mon passage, c’était le tour d’un homme accusé de crime contre l’humanité. « Parler de moi, c’est une torture », pose-t-il en préambule. Il a pris quelques notes, des choses qu’il ne voudrait pas oublier. Volubile, caustique, il détend l’atmosphère en racontant l’histoire d’un homme que l’on conduit à l’échafaud un lundi et qui souffle à son bourreau : « La semaine commence mal… » D’une digression à l’autre, il finit par répondre à ses propres questions. Tiens, il souhaiterait aussi « interviewer l’intervieweur », ­comprendre ce qui a bien pu me mener jusqu’à lui. On lui retourne le problème : qu’est-ce qui attire un psychiatre vers le mal et la lumière ?

Il a grandi à Casablanca dans les années 1950. Enfance douce, rythmée par le soleil, l’azur, sardines grillées lors des week-ends sur le port d’Essaouira. Le père vend de l’électroménager et aime dire que son nom vient des tribus juives berbères du désert de Zagora, au sud du Maroc, « libres et sans attaches ». La mère est secrétaire, silencieuse et mélancolique. Une scène digne des Marx Brothers raconte le rapport de la famille au judaïsme. Chaque semaine, un rabbin passe à la maison pour donner des cours d’hébreu aux enfants. Un hiver, les Zagury lui interdisent de rentrer. Le maître pousse la porte, encore et encore, et découvre ce qu’on lui cache : un sapin de Noël. « Mes parents n’assumaient pas d’être les premiers à rompre une lignée millénaire », résume le psychiatre.

En 1960, quatre ans après la dissolution du protectorat, la famille quitte la douceur de Casablanca pour la grisaille du Val-de-Marne. Au déracinement s’ajoute le déclassement. Le père doit importer des brosses à dents électriques. Le jeune Daniel est inscrit au collège Lakanal, à Sceaux. « Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? » se répète-t-il, déjà inquiet. Sur sa table de chevet, Freud et Conan Doyle. Il songe un temps à devenir biologiste mais en mai 1968, l’air est à la révolution de la psychiatrie : Zagury se trouve happé par l’élan d’une génération qui veut penser la folie. À l’issue de son internat, il découvre le milieu carcéral et tombe sur ce qu’on ne voit jamais dans les hôpitaux : des auteurs d’infanticides, de crimes psychotiques et, surtout, la banalité du mal. Son épouse, alors juge d’instruction, lui conseille de faire de l’expertise pénale pour arrondir les fins de mois et financer sa psychanalyse. Il faut bien payer ses propres heures sur le divan.

Depuis le début du xixe siècle, le droit repose sur une règle humaniste fondamentale : on ne juge pas les malades mentaux. Longtemps, les magistrats ont donc chargé les psychiatres de répondre à une question sans équivoque : fou ou pas fou ? Mais voilà, tous les délirants ne font pas des criminels et, inversement, la psychose n’explique pas systématiquement le passage à l’acte. Une multitude de troubles peuvent éclairer le basculement d’individus ordinaires du côté du mal. Vertige du gouffre entre la complexité des êtres et le besoin de trouver une réponse. Michel Foucault n’a-t-il pas dépeint l’expert comme un bouffon porteur de « discours de vérité qui font rire et qui ont le pouvoir institutionnel de tuer » ? Dans les années 1980, le psychiatre Serge Bornstein redore cependant le blason de la profession dans les prétoires, les hôpitaux, les médias, et s’impose comme un chef de meute. La filiation avec Zagury est évidente. Mêmes origines juives marocaines, même passion pour la psychiatrie. « Nous étions comme des frères, raconte Bornstein, avec nostalgie. Mais il a une très grande idée de lui-même : disons qu’il était brillant et en recherche de brillance. »

Une deuxième rencontre, moins chaleureuse, va faire de Zagury celui que les médias surnommeront « le psychiatre de l’horreur ». Le traumatisme s’appelle Stéphane Delabrière. Il a tué à deux reprises, en 1990 et 1991. La première, lors d’un cambriolage : une lampe l’avait aveuglé, la propriétaire de la maison avait surgi et il l’avait massacrée au marteau, puis à la pelle, avant de questionner le corps inanimé sur l’existence de l’enfer. La seconde, c’était un vieux marin dont il aimait les histoires et qu’il appelait « Pépé ». Il l’avait tué à coups de barre de fer avant de lui couper la tête, de la poser sur une étagère pour lui demander : « Comment c’est, après la mort ? » Le rendez-vous entre Zagury et Delabrière a lieu dans une cellule de prison. Le meurtrier s’épanche sur ce chat dépecé, dont il respire les entrailles chaque fois qu’il sent ses « forces démoniaques dé­faillir ». Après l’entretien, le psychiatre appelle ses amis, dévasté : « Je viens de voir le diable. »

Il ne cesse d’y repenser. Le comment le travaille plus que le pourquoi. Mais comment cet homme en est-il arrivé là ? Il recommande de le placer dans une unité psychiatrique, mais les juges en décident autrement. Selon une contre-expertise, Stéphane Delabrière n’est pas malade et donc apte à purger sa peine. Derrière les barreaux, l’inévitable se produit : il tue un surveillant. Zagury, dérouté, décide de soigner le trauma par l’a­char­nement au travail. « Méditer sur le mal, c’est progresser dans la connaissance de l’homme et de la vie », songe-t-il. Un dossier en appelle un autre. Au fond du jardin de la maison de Saint-Maurice, dans le Val-de-Marne, ses trois jeunes enfants l’entendent enregistrer ses expertises au dictaphone : « Il découpe le corps, point virgule. »

Zagury est convaincu que Guy Georges n’est pas un malade mental qui agit sous l’emprise d’un délire.

Le 26 mars 1998, à 12 h 45. Après sept années d’enquêtes policières et de psychose collective, Guy Georges, l’homme qui a violé et tué sept femmes entre 1991 et 1997, est arrêté près de la station de métro Blanche, à Paris. La nouvelle fait le tour des médias : le « tueur de l’est parisien » sera bientôt jugé. À moins que les psychiatres n’en décident autrement. En avril, on confie à Daniel Zagury et à quelques autres le soin de trancher. « Là, se dit-il alors, je ne pourrai pas. » Il appréhende la rencontre, mais il commence à le savoir : le criminel ressemble rarement à son crime.

À la prison de la Santé, Zagury comprend que Guy Georges portait le nom de sa mère, « Rampillon », jusqu’à l’âge de 6 ans.

« Comme le joueur du Football Club de Nantes ?

– Ah, vous vous intéressez au foot ! »

Le docteur et le tueur refont le match de la veille. Guy Georges se montre affable et courtois. Il parle de son enfance. Abandon précoce, famille d’accueil, placement en foyers… Puis l’échec scolaire, la petite délinquance, l’alcool, la drogue, le déséquilibre, la violence et le chaos. Derrière la haine de la société, Daniel Zagury entrevoit la faille de l’enfant dont personne n’a voulu. Quand il évoque sa mère biologique, Guy Georges assure ne rien ressentir. « C’est une étrangère. » Le psychiatre note. Le tueur utilise le même terme pour parler de ses victimes. « Pourquoi voulez-vous que j’éprouve des sentiments alors que je ne les connais pas ? » Que ressent-il pendant qu’il commet le crime ? « C’est un peu comme être le boss, c’est le fait d’être écouté, de faire sa loi… » Zagury en est convaincu : l’être en face de lui n’est pas un malade mental qui agit sous l’emprise d’un délire.

Au bout de quatorze rencontres étirées sur un an, lui et ses confrères rendent leur diagnostic : le sujet présente des graves troubles de la personnalité mais il peut être jugé. Vient la découverte d’un autre frisson. Celui des micros, des caméras et de « la France entière qui attend que vous disiez une connerie ». Ça ne rate pas. Lors du procès, Daniel Zagury a tenu à garder un « epsilon de doute et d’espoir » sur l’avenir de Guy Georges. Sidération du public. Le fantasme du serial killer s’agence mal avec les labyrinthes qui mènent à l’innommable. Libération titre : « Les psys enfoncent Guy Georges. » L’arrêt suit en avril 2001 : le meurtrier est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.

Une quinzaine de tueurs en série croiseront sa route : Patrice Alègre (5 meurtres, 6 viols et une tentative de meurtre), Pierre Chanal (entre 8 et 17 victimes), Michel Fourniret (11 assassinats avoués à ce jour)… Face à l’ogre des Ardennes, l’air est irrespirable.

« Je vous en prie, asseyez-vous.

Moi, on ne me donne pas d’ordre ! »

Au milieu de l’entretien, Fourniret délire sur le concept de pureté. « Qu’est-ce que c’est que cette société ? Ces gens qui ne savent plus ce qu’est la pureté ! » Le psychiatre sort « liquéfié », « démoli », hanté par les larges mains de battoir de Fourniret. Il jugera qu’il est « le tueur en série le plus abouti », ce qui ne signifie pas grand-chose, mais la formule trouve un écho dans les médias. « Je voulais dire par là qu’il avait eu le temps de se construire une forteresse de perversité », m’explique-t-il aujourd’hui. Quatre mois après la condamnation de Fourniret, en 2008, il publie un livre intitulé L’Énigme des tueurs en série (Plon). Voilà désormais son nom accolé à l’un de ces nouveaux métiers dont raffolent les chaînes d’infos : « expert en serial killers ». Ce qui a le don de l’agacer : « J’ai fait quinze tueurs en série sur cinq mille expertises, calcule-t-il. Ça fait à peine 0,3 %… »

Pédagogie de la complexité

Liste non exhaustive de ce que ne doit pas être une expertise selon Zagury : un bon polar, un diagnostic médical, un rapport de police, une séance de thérapie, une conversation au coin du feu, un pavé académique avec références et notes de bas de page. Au fil des années, il prétend avoir noué un « contrat tacite » avec les juges d’instruction pour leur rendre de « vraies expertises ». C’est-à-dire ? Ni de l’art ni de la science mais « une œuvre éphémère », esquisse-t-il, index en l’air, ton professoral. Dans le détail, il tente de reconstituer pièce à pièce le puzzle des faits, comme un détective de la psyché, quitte à sortir du champ scientifique, pour comprendre ce qui s’est passé dans ce cerveau au moment du passage à l’acte. Il ouvre des pistes, bricole, jamais péremptoire, jamais définitif. Seul face au sujet, sans caméra ni surveillant, il passe en revue le parcours, les antécédents, mais accepte aussi les détours que prend la conversation. L’expert est peut-être le seul dont les accusés ont raison de se méfier ou de manipuler. Zagury note les gestes, les silences, les odeurs, s’autorise à ressentir de la sympathie, du dégoût, de la colère, de l’angoisse… et tant pis si sa subjectivité s’invite dans le tableau clinique. « Aujour­d’hui­, on est dans une folie qui voudrait atteindre l’objectivité absolue, souffle-t-il. Mais nos propres affects ont une importance pour comprendre le sujet. » Au total, une seule expertise peut lui prendre jusqu’à cinquante heures de travail.

Au tribunal, Daniel Zagury essaie d’échapper au jargon technique et abscons, à la simplification ridicule, même si « tout serait plus facile si l’acte ressemblait à celui qui l’a ­commis ». On voudrait des clés simples, un mobile évident, la passion, la cupidité, l’intérêt, les travers de chacun poussés à incandescence. Mais non, tout est infiniment plus subtil. À la barre, Daniel Zagury s’obstine à faire la « pédagogie de la complexité ». Puis il quitte la scène, sans assister aux plaidoiries.

Que ramène-t-on à la maison après des journées passées face au mal ? Son fils Victor, brillant avocat pénaliste, raconte un père « tendre, humaniste et optimiste » qui a su dresser une barrière pour ne pas propager l’horreur à la maison, un homme traversé par de longs moments d’absence et d’introspection. Dans son cabinet, où trône une peinture de Marlon Brando grimé en Don Vito Corleone dans Le Parrain, Victor ne donne pas l’impression d’avoir tué le père. « C’est sûr que j’aurais pu choisir un autre métier si j’avais voulu m’extraire de son ombre. » Nelly, diplômée des Arts déco, auteure d’une thèse universitaire sur le kitsch et créatrice de bijoux, le décrit comme « doté d’une sensibilité et d’une compréhension des autres quasi paranormale ». Quand elle invitait un ami à la maison, elle était suspendue à son verdict. Alice, la petite dernière, est une célèbre entrepreneure du monde des start-up. À un dîner mondain, Daniel Zagury a tenté de la présenter. « Ne vous fatiguez pas, l’a-t-on coupé, elle est plus que connue que vous. » Quand il ne travaille pas, il écoute Brassens, Ferré, Aznavour, joue au ping-pong avec sa femme, regarde des matchs de foot… Il cultive aussi une passion secrète pour les machines à sous. « Un plaisir contrôlé, précise-t-il. On y va avec ma femme, sans jamais dépenser des sommes folles. » Il y voit un contrepoint à son activité. « Vous savez, reprend-il, le psychisme est une machine à fabriquer du sens, mais quand vous jouez, vous êtes face au hasard pur, vous êtes seul face à une entité abstraite. »

Souvent, Daniel Zagury se retrouve seul face aux autres. En juin 2016, lors du procès de Fabienne Kabou, cette femme qui avait noyé sa fille de 18 mois sur une plage de Berck parce que le lieu lui rappelait l’onomatopée « beurk », le psychiatre le répète : tâchons d’être à la hauteur, le moment est historique. L’avocat général Luc Frémiot s’indigne de ses « appréciations définitives », cette « espèce d’appel vers les jurés » et cette « tendance à l’ego » : « Ce psychiatre, M. Zagury, cet homme qui veut rentrer dans l’histoire, dit-il lors de son réquisitoire. Quelle vanité ! » Mentionner son nom devant ses confrères soulève tantôt admiration et déférence, tantôt rancœur et amertume. Tout y passe : mégalo, condescendant, polémiste jamais avare d’un bon mot. L’expert Paul Bensussan se souvient qu’il l’avait égratigné devant un tribunal suisse. Le lendemain, Zagury lui était tombé dessus dans un hall d’hôtel et l’avait agoni d’injures. « Pour lui, il y a Zagury et il y a tous les autres, s’amuse Bensussan. Il est interdit de critiquer le grand Z. » « Il pense qu’il pense mieux que les autres », ajoute son confrère Roland Coutanceau.

L’accusé accueille ces attaques comme des louanges. Il le sait : il a tiré en premier. Après s’être penché sur les serial killers, Daniel Zagury se félicite d’avoir forgé un concept chargé de mépris envers ses confrères : le « serial expert », ce médecin qui travaille à la chaîne. Mais rien de gratuit, corrige-t-il, simplement une manière de pourfendre les conditions d’exercice. Flou statutaire, rémunération indigente – 277,50 euros brut la mission – aucune règle de conduite, médiocrité à tous les étages… « L’expertise est devenue un alibi, dit-il, elle est partout et nulle part en même temps. » L’heure serait donc au « dissensus anarchique » avec une « porte ouverte à la manipulation des experts ». « Les juges risquent de nous choisir en fonction des avis qu’ils souhaitent, s’inquiète Zagury. À nous de réagir avant qu’il ne soit trop tard. »

L’expert peut-il se départir de l’émotion et des fractures qui traversent une société ? Le 20 novembre 2003, ­Sébastien Selam, DJ de 23 ans, est massacré par un ami d’enfance qui s’exclame : « J’ai tué un Juif ! J’irai au paradis ! » Contrôlé positif au cannabis, il se dit « ensorcelé ». Deux ans plus tard, Daniel Zagury rend ses conclusions : le crime n’était pas un acte antisémite mais délirant, l’assassin était atteint d’une schizophrénie paranoïde. Quinze ans plus tard, Me Axel Metzker, l’avocat de la famille Selam, continue d’en vouloir au psychiatre. « Ce n’est pas à lui de dire si le crime est antisémite. De quoi il se mêle ? » Il pointe un souci d’impartialité : Selam était juif, comme Zagury. « Est-ce qu’il avait peur qu’on l’accuse de proximité ? » Son ami et modèle, Serge Bornstein, s’est toujours tenu à distance des affaires où se pose la question de l’antisémitisme : « Dans ce type de dossier, il vaut mieux que l’expert ne soit pas d’origine juive car ce sera toujours un sujet, quelles que soient ses conclusions. » Ce désaccord fait partie des points qui l’ont éloigné de Zagury. « Il se veut libre de toute origine, d’une neutralité absolue, citoyen du monde, reprend Bornstein. Mais c’est impossible, quand vous vous appelez Zagury, vous êtes juif de la tête aux pieds, de votre naissance à votre mort. » Zagury lève les yeux au ciel. Le non-dit du Juif traître, un classique. « J’aurais toujours le réflexe juif, souffle-t-il. L’expert qui n’a pas conclu parce qu’il était juif. L’expert qui n’a pas conclu alors qu’il était juif. Mais je ne suis pas le Juif de service ni le psy de la communauté. Je suis un expert. »

Iconoclaste, comme il semble s’obstiner à le prouver. Le 4 avril 2017, Kobili Traoré, jeune homme de 27 ans, pénètre dans l’appartement de Sarah Halimi, juive orthodoxe de 65 ans, la roue de coups, avant de la défenestrer en criant « Allahou Akbar ». Les sept experts mandatés s’accordent sur le diagnostic : le tueur était en proie à une « bouffée délirante aiguë » liée à une consommation de cannabis effrénée. Six d’entre eux concluent à l’abolition du discernement et donc, à l’irresponsabilité pénale. « Mais Zagury a fait une “zagurette” », sourit un confrère. Dans ses conclusions, le psychiatre se veut plus subtil, le discernement n’était pas « aboli » mais « altéré » du fait d’une consommation « consciente et volontaire ». L’acte serait donc « délirant et antisémite », ce qui ouvrirait la porte à un procès. Mais le 19 décembre 2019, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris tranche en faveur de l’irresponsabilité pénale. Petit revers pour Zagury, grandes conséquences. Emmanuel Macron lui-même intervient. « Le besoin de procès est là », déclare-t-il durant un voyage officiel en Israël. Début 2020, la garde des sceaux, Nicole Belloubet, annonce la création d’une commission pour évaluer la manière dont la justice décide l’irresponsabilité pénale. Me Metzker est auditionné. « Derrière l’affaire Halimi, me dit-il, c’est l’affaire Zagury qui se poursuit. »

« Derrière l’affaire Sarah Halimi, c’est l’affaire Zagury qui se poursuit. » – Axel Metzger, Avocat

Entre l’assassinat de Sébastien Selam et celui de Sarah Halimi, quinze ans ont passé. Quinze ans d’attentats, de montée de l’antisémitisme, d’instrumentalisation politique des faits divers, de fake news et de réseaux sociaux qui ont changé notre rapport aux autres et à nous-mêmes. Dans une époque où chacun est assigné à une identité, on veut savoir. Qui es-tu ? D’où penses-tu ? Dans le vent de #MeToo est arrivé le dossier Ramadan. L’islamologue suisse est mis en examen pour quatre affaires de viols en France. En octobre 2019, Daniel ­Zagury est désigné par les juges d’instruction pour tenter de répondre aux questions en suspens. L’une d’elles : pourquoi une victime enverrait-elle des messages à caractère sexuel à son agresseur après avoir été violée ? « Mon loup, mange-moi », « tu m’obsèdes, je suis en manque de toi comme une drogue », « tu m’as sûrement jeté un sort »… La notion d’emprise pourrait valoir comme contrainte morale et qualifier le viol.

Antoine d’Agata
Photo Antoine d’Agata

Dans un courrier adressé aux juges d’instructions le 26 février, Me Emmanuel Marsigny, alors avocat de Tariq ­Ramadan, demande que le psychiatre soit écarté du dossier, évoquant une « manipulation ». Pointée du doigt, son appartenance au comité scientifique d’une association nommée Schibboleth. Parmi ses membres, on trouve l’essayiste Pascal Bruckner, l’ancien directeur de Charlie Hebdo Philippe Val, le géopolitologue Frédéric Encel, le journaliste de Valeurs actuelles Michel Gurfinkiel : pas tout à fait des admirateurs de Tariq Ramadan. Le fondateur de l’association, Michel Gad Wolcowicz, me le répète : son organisation n’a rien d’une succursale pour sionistes obsessionnels ; elle traite « des sujets en lien à l’actualité, des problématiques philosophiques et sociétales ». Des conférences organisées sont néanmoins liées aux affaires dominées par le thème de l’antisémitisme. Exemple : « Le nouvel antisémitisme en France. L’affaire Sarah Halimi. » Daniel Zagury, lui, me dit n’être intervenu qu’à peine trois fois à Schibboleth et sur des sujets moins sensibles : « À propos des néonaticides après déni de grossesse » en 2014 et « La banalité psychique du mal » en 2016. Mais trop tard, le doute est jeté. Les réseaux sociaux s’en donnent à cœur joie : Zagury devient « l’expert juif » de l’affaire Halimi.

En mai, il a rendu ses conclusions. Verdict prudent et nuancé : cette notion éclairerait en partie et à des degrés divers, les relations du théologien avec ses accusatrices. « M. Tariq Ramadan n’est pas un être tout-puissant et maléfique qui a conduit à leur corps défendant, en les manipulant, des femmes vulnérables jusqu’à l’acte sexuel. Elles ont été amoureuses. Elles l’ont désiré. Jusqu’à la concrétisation du rapport physique, elles étaient consentantes. L’emprise concerne essentiellement la phase ultérieure. Il n’y a pas d’abracadabra. » Se pose ainsi la question du consentement et de son prolongement : consen­tement à quoi ? Rien de scientifique, d’après les avocats du prédicateur. « Aujourd’hui, on essaie de remplacer la preuve par la psychologie, tranche Me Philippe Ohayon, des juges se prennent pour des experts et des experts pour des juges. » Le fameux psychiatre ne serait rien d’autre que le symptôme d’un danger. « S’il y a emprise dans ce dossier, c’est surtout celle du docteur Zagury. »

Pourquoi a-t-il accepté la mission ? Par goût du défi, ou par addiction à l’expertise, comme on tente un dernier coup. Au fond de quoi a-t-il peur ? Cette affaire, il le sait, pourrait ébranler son héritage. Que restera-t-il ? L’impuissance face à un demi-siècle de « massacre de la psychiatrie publique », la culpabilité d’avoir « commencé dans l’élan et fini dans le désastre », peut-être des bouts d’une « œuvre éphémère », des « atomes diffractés dans des dossiers », comme il dit, et une angoisse de la mort. Il sourit, en citant Woody Allen, ou Franz Kafka, il ne sait plus : « L’éternité c’est long, surtout vers la fin. »

Source: Vanity Fair. 23 décembre 2020

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