Michèle Chabelski. Souvenirs, Souvenirs (XXXI-XXXVIII)

Vous avez suivi ?  Je désirais un enfant .

    Elle voulait un garçon.

    Paul  voulait qu’on le laisse vaquer  sereinement en dehors des heures où il caressait sa fille pour l’endormir.

    Il ne voyait aucune urgence à doubler l’intensité des décibels endurés.

   Mais Lena avait grandi, et je voulais une fratrie homogène où les mômes joueraient ensemble pendant que je me peindrais les ongles des pieds………

   Epouses et concubines fut le titre d’un film

  Epouse et belle – mère serait le nôtre

   Pour  ce  qui était des concubines , on verrait plus tard………

  Ah?

   Vous voulez savoir ?

     Mais j’ai déjà étalé sur la table mes tripes, mon coeur , les vagissements de mon bébé et ses pyjamas couverts de petits nounours,  vous  en voulez encore ?

    Je suis gênée………

    Remarquez, ceux qu’indispose cette impudeur peuvent tremper leur tartine de miel en lisant les pages  saumon du Figaro, c’est le propre de la démocratie………….

    Résumé des épisodes précédents

  Un tsunami de 2,6 kgs a bouleversé la vie des Cohen.

  Un nouvel ordre familial s’est installé, le duo désemparé est devenu une famille, le papa, la maman, le bébé ………

  La taille du bébé est inversement proportionnelle à son volume………

  Le nombre de poussette, transat, siège auto, chaise haute , stérilisateur, et divers objets de première nécessité occupent désormais une partie importante de l’appartement.

    La vie telle qu’en elle-même………

   La suite

    Ce n’est manifestement pas comme ça que Lena voyait son habitat.

   Comme le conseille Françoise Dolto, on lui explique, l’ancien appartement, la chambre aux petits lapins, le bébé qui se fait attendre, le déménagement, le bébé qui se pointe enfin, notre  amour, notre bonheur………

   Mais plus de lapins, c’est vrai………

   Elle n’aime pas quand même  et le fait savoir à sa manière : elle pleure………

    Elle pleure le soir, elle pleure le matin, elle pleure quand il pleut , mais elle pleure aussi par temps sec.

   Tout ce temps d’attente et ce bébé qui se plaint alors qu’on est si heureux avec elle………

   La nounou la sort l’après-midi à l’heure de son rendez-vous quotidien avec ses copines et le matin, elle l’habille chaudement et l’installe devant la fenêtre grande ouverte pour qu’elle respire le bon air de l’ouest parisien.

   Elle doit penser que l’air froid est un puissant narcotique.

   Ce qu’il n’est pas, en réalité, la suite de la journée le prouvera………

   Elle grandit néanmoins et  quand elle pose  sur moi l’amande de ses yeux d’onyx , je chavire dans une sorte de transe amoureuse qui me tétanise d’incrédulité………

    Ma fille………

     Le papa va, vient, va plus qu’il ne vient, et se fige de stupeur idolâtre quand il contemple l’objet de sa passion………

    Sa fille………

     Belle-Maman possède déjà une collection conséquente de petits-enfants, mais Lena, en dépit de son statut de réprouvée pour cause de féminité avérée, est la fille de Paul et mérite à cet égard tous les honneurs………

    La fille de Paul………

     Me taraude de plus en plus l’envie d’un autre enfant………

   Le médecin a suggéré d’attendre un peu, voilà, j’ai attendu, c’est l’heure………

   Une fratrie courant dans le parc , s’épaulant dans la vie, solidaire et aimante………

   Et puis la batterie d’accessoires de puériculture occupant une grande partie du territoire familial, il me semble opportun d’amortir l’investissement………

    Je m’en ouvre à mon époux………

      Un bébé, une famille, des enfants jouant ensemble, tout ça………

    Il entend mal………

    Je répète.

    Un bébé?

    Un petit garçon ?

     Un petit garçon ?

      Je promets un petit garçon, sauf si……………….Mais  ne nous inquiètons pas, normalement, pas de problème, ce sera un petit garçon bien sûr………

    Comme enseigné dans les meilleures écoles de marketing, je provoque le rêve et le désir, attelons nous  derechef à la tâche ………

   Il me met en garde.

      Je ne recommencerai pas dix ans de galère, je suis fatigué des médecins ………

    Il n’ajoute pas du thermomètre, des  infirmières et de l’érotisme programmé………

    Mais non mon chéri.

     Nous allons faire ce bébé tranquillement, hop hop, cours petit spermatozoide, galope, t’es le plus fort, le meilleur………

    Le plus rapide, selon une tradition  ancestrale , décroche le cocotier………

     Image osée, j’en conviens………

      Mais la performance, comme aux Jeux Olympiques, signe la Médaille d’Or………

    Quelques tentatives plus loin, un matin, je trouve le café bien amer.

    Mais vraiment amer. Imbuvable en fait………

   Monsieur Jacques Vabre, en cueillant le café, la haut sur sa montagne d’Amérique du Sud, a dû, par mégarde, mélanger des crottes de chien aux grains  si soigneusement triés………

    C’est le goût du café ce matin-là………

    Non que j’aie l’habitude d’avaler ce breuvage et que je possède en mon giron une référence  antérieure pour juger, mais c’est ainsi que je soupçonne l’infâme gout du café ce matin-là………

  Paul est pressé, réunions, colloques, meetings, conseils d’administration, dîners d’affaires, plein de dîners d’affaires,  Fais-toi un thé si t’aimes pas le café………

   Ils n’ont pas de pain?

   Qu’ils mangent de la brioche! aurait dit Marie-Antoinette

    Affirmation apocryphe selon d’éminents historiens………

    T’aimes pas le café?

    Ben bois du thé!

     Affirmation de Paul Cohen authentifiée par mes soins………

   J’ai pas envie de thé non plus.,

    Bah bois rien, faut que j’y aille………

     Costard de lord, attaché-case de prince ( les princes ont des attachés cases?), pompes rutilantes, il est debout, déjà ailleurs avec des messieurs austères et des ……………….

 Des quoi?

    Ben des………

      Enfin je sais pas trop………

        On va dire des………

     Et au moment de partir, il m’annonce Ah oui j’ai vendu l’appartement………

   Il a quoi?

     Ben vous êtes sourd ou quoi?

      Il a vendu l’appartement………

        Il vient de  vous le dire………

        Il est dehors, le café n’a pas seulement un goût de fiel, il brûle aussi l’estomac ………….

    Et  on va vivre où?

     Vous êtes inquiet, maintenant que j’ai balancé la nouvelle ?

    Moi aussi.

     Mais si vous en avez envie, on se rassurera ensemble………

   Ou pas………

     Mon amour

     Ma fille

   Que cette journée vous offre patience et prudence si vous organisez vos emplettes de Noël………

Je vous embrasse

Bon

  Lundi

   Résumé des épisodes précédents

    Le bébé grandit, la maisonnée s’organise, un bonheur palpable, respirable, me laque le coeur dès que je prends ma fille dans les bras……

    La suite

     La petite fille trottine sur ses menues jambes, elle babille et considère la vie avec la gravité des sages qui ont découvert les dessous d’une mystérieuse affaire et pistent la vérité……

   Elle est toute frêle, et se nourrit alternativement de blanc d’oeuf et de jaune d’œuf.

  Qu’elle ne mélange jamais.

    Plus tard elle alternera le blanc de poulet et les coquillettes……

   Le regime de l’enfant n’affecte donc pas la trésorerie familiale……

    Mais sa patience……

    Mange!

    Pas faim!!

    Le jour de ses un an, bien calée dans sa chaise haute, elle me regarde arriver avec l’assiette pleine d’oeuf coque extrait de sa coquille et mélangé dans une assiette creuse……

    Le temps de lui mettre le bavoir, elle a saisi l’assiette qu’elle a versée des deux mains sur la moquette……

 C’est là que j’ai compris qu’elle n’aimait pas les œufs coque.

    Un matin, pressé, saisissant un attaché case plein de papiers essentiels à l’équilibre de la société française – c’est ce que je crois, au vu de l’air important plein de componction qu’il arbore en saisissant son cartable – il m’annonce qu’il a vendu l’appartement et il s’en va retrouver le monde des affaires sérieuses pendant que je reste la tartine en l’air……

 Que je finirai  néanmoins par tremper dans mon café refroidi……

    Vendu l’appartement ?

      Mais pourquoi donc?

     Parce qu’on m’en a offert un bon prix et que nous allons acheter un appartement plus grand  pour y installer une vraie chambre d’enfant.

     Je lève le pouce et l’index en repliant les trois autres doigts……

      Il ne comprend pas immédiatement.

   Lui dont l’esprit fonctionne à l’allure d’un bolide lancé sur un circuit du Mans, ouvre de larges yeux désorientés……

   Deux?

    Deux quoi?

     Je rappelle aux lecteurs inattentifs ou déconcentrés qu’un café matutinal m’a semblé être le produit de grains de café carbonisés mêlés à des crottes de chien. Ou des fientes d’oiseaux .

N’ayant gouté ni l’un ni l’autre, ma comparaison ne saurait être plus précise.

   Bref, cet infâme breuvage  me laissa un goût métallique sur les papilles, provoquant une incoercible nausée qui m’indiqua que:

    Je n’avais pas mis assez d’eau dans la cafetière

   ou que

    Ben oui, un test acheté en urgence à la pharmacie me le confirma:

    J’étais enceinte

    Je souligne au passage que les deux options ne sont pas incompatibles.

   On peut à la fois être enceinte et remplir insuffisamment le réservoir de la cafetière……

    Bref

      J’attendais un bébé.

     Et c’est ce qui explique mon pouce et mon index levés en apprenant le projet d’achat……

   Deux quoi? Répéta-t-il  perplexe……

     Deux chambres d’enfants……

      Apres  les quelques secondes qu’il fallut à la nouvelle pour atteindre la partie du cerveau laissée disponible par les affaires importantes, il comprit.

    Il n’y avait pas pensé, comme ça de prime abord, mais il comprit……

   Il n’y avait pas songé de manière radicale ou névrotique, il savait que la potentialité existait, mais compte tenu des inlassables efforts et sacrifices consentis pour avoir Lena, il était loin d’imaginer que quelques délicieuses étreintes pussent conduire à la fabrication d’un bébé……

   Sa mère avait pourtant dû lui expliquer dans un lointain passé comment on faisait les bébés,  mais là, il n’y était pas……

   Il métabolisa finalement l’information.

   Deux……

   Deux chambres d’enfants……

   Dans ce cas, il était heureux qu’il ait songé à quelque chose de plus spacieux……

    Il m’expliqua rapidement qu’il n’avait pas encore signé le compromis ni l’acte de vente – il considérait qu’il était d’usage d’en avertir les occupants, c’est-à-dire moi, mais que la condition de vente à ce prix était le respect de l’urgence sollicitée par les acheteurs . Ils voulaient le logis rapidement……

    Rapidement, rapidement, c’est quoi?

    C’est dès que possible……

     Et on va aller où ?

      On va chercher.

 Et si on ne trouve pas tout de suite?

   Ben on louera en attendant……

      Il m’étreignit au passage, murmurant à quel point il était heureux d’avoir euh…… ce bébé……

    Bébé étant un mot épicène, laissant toute latitude aux espoirs les plus fous……

     J’étais grisée jusqu’au vertige……

  Le bonheur de porter un enfant conçu dans des étreintes amoureuses non médicalisées, le bonheur de voir Lena grandir dans un environnement heureux , le bonheur de veiller sur une famille  mille fois fantasmée, faisaient danser devant mes yeux des étoiles de feu……

    J’attendais un enfant.

   Il en avait fait une traduction simultanée : nous aurons un petit garçon……

   Sa mère était soulagée.

     J’avais enfin conçu comme une femme normalement constituée et plus comme une frêle brindille livrée aux mains de médecins  qui estropiaient la joie de vivre de son fils……

   Et s’annonçait dans un bonheur presque total l’arrivée  d’un  petit garçon……

   Nous annonçâmes la nouvelle à Lena, seize mois, qui nous remercia chaleureusement d’avoir songé à un compagnon de jeux pour elle……

   Nan. Je déconne.

     Paul chercha activement un appartement, galvanisé par l’annonce du radiologue à la première échographie, Il semble – Je dis bien Il semble- qu’on s’achemine vers un garçon.

Il est encore tôt  pour le confirmer, mais je crois voir……

   Il croyait voir……

     Ben on allait tous voir en effet.

      En attendant, l’effet p’tit mec fit pousser des ailes au futur double papa qui dénicha un lieu de vie spacieux propre à héberger une famille nucléaire française ……

   Lena avait déjà pour son papa les yeux de Phèdre  pour Hippolyte et je n’avais pas assez d’yeux et d’oreilles pour stocker les miraculeux progrès de mon bébé adoré……

    Nous allions au parc tôt le matin et dans cet espace vide et  encore gris de brume les cris de joie de cette petite fille dévalant le toboggan  résonnaient à mon coeur comme une musique céleste offerte  par un miséricordieux démiurge……

   Ma fille……

Papa prenait souvent le relais, infatigable architecte d’inégalables châteaux de sable, et belle-Maman roucoulait d’aise en songeant au petit Moïse qui s’annonçait.

    Paul avait clairement compartimenté sa vie……

   La famille.

    Concept cosmique.

     Mais un peu ennuyeux il faut bien le dire.

    Et la vraie vie, quoi.

   Concept moins cosmique, mais un chouïa plus jubilatoire avec son lot de contrats remportés de haute lutte, de potes folâtres, de poussées  d’adrénaline grisantes induites par un brelan, un full ou une quinte flush………

   Et peut-être aussi……

     Peut-être aussi quoi?

    Rien.  Je sais pas…… Je dis ça comme ça……

    Laissez-moi touiller les replis de ma mémoire ou des ombres occultent des souvenirs que d’aucuns avaient déjà débusqués……

   Laissez-moi un peu de temps et je vous dirai……

     Chéri est content et rempli d’espoir….

     Belle-Maman aussi….

      Il s’appellera Moïse….

        Stephane, Maman .

 Moïse en second prénom….

      Me voilà grosse de Stéphane-Moïse, trempant mon toast dans un lapsang souchong  qui a remplacé le noir nectar….

   Bon ben faudrait se bouger maintenant….

    Paul cherche un appartement à acheter, nous visitons, trop petit  trop sombre, trop excentré, rien ne convient, l’urgence nous laboure le dos, on louera en attendant, on galope, on trouve , on loue, c’est grand, c’est calme, un toit nous protège des frimas et de la canicule, nous sommes à l’abri en attendant  de décrocher le cocotier….

   Nous avons visité pléthore de logis….

    Le dernier nous  est présenté par  Lolita elle-même….

 Une très  jeune et accorte personne, aux cheveux raides mais au regard frisé, en mini-jupe  très courte et maxi bottes  très longues qui laissent néanmoins apercevoir un échantillon de cuisse aussi fin qu’appétissant, dont les longs cils mascarisés s’agitent lascivement devant un Paul relativement intéressé.

   Je suis vieille, lourde, enceinte, un peu déformée, défaite par l’anxiété, mais je sais flairer le danger mieux qu’un chien de chasse….

 Occuper le terrain et ne laisser aucun vide entre l’homme et la bête….

 La belle, je veux dire….

  Et nous visitons l’appartement au pas de course , en jouant à la chenille qui redémarre en voiture les voyageurs la chenille est toujours à l’heure, moi au centre pour éviter tout échange suspect entre la sirène et le nouvel Ulysse qui marche le nez en l’air en humant l’odeur de chair fraîche….

    Avant l’instinct maternel dont certains nient l’existence, s’épanouit une sorte de préfiguration , qu’on pourrait appeler l’intuition gestative….

   Une sorte de pressentiment irrationnel, mais prégnant….

  En clair je ne sens pas Stéphane Moïse….

   Les échographies sont imprécises, Paul pose une question fermée, un peu comme dans les instituts de sondage où les interrogations comportent leurs réponses.

   C’est un garçon, n’est-ce pas?

     Il ne dit pas « n’est ce pas » en vrai.

      Il dit : c’est un garçon, ça?

   Ça, étant une ombre floue sur l’écran que le médecin ne saurait définir clairement, mais il ne veut pas être le messager de la mauvaise nouvelle , alors ils opine  silencieusement.

   A-t-il déjà deviné?

   Peut-être pas….

     Je suis la seule à savoir mais je ne dis rien.

     Une effervescence nouvelle s’est emparée de la maison, les cartons arrivent, on effectue quelques travaux dans le nouveau logis, une chambre par enfant, des arc en ciel qui cachent des petits lapins et des écureuils sur les murs, Lena va aimer….

   Stéphane Moïse, on sait pas….

    Pour l’heure elle pleure moins, sauf à l’heure du coucher où d’horribles loups accompagnés de monstres repoussants cernent son lit et lui arrachent des cris  d’horreur.

    Son papa l’étreint, lui caresse tendrement le dos, s’adresse sèchement aux féroces bestioles , et l’assure de son indéfectible amour assorti d’une arme fatale contre les ennemis qui l’apaise,  tant qu’elle sent la paume rassurante sur  son dos….

   Mais dès qu’il fait mine de sortir l’affolement la gagne , les saletés de bestioles montrent des crocs géants et le papa/ maman doit les rappeler à l’ordre et les repousser en conservant la main sur le dos de son amour….

    Et quand le papa s’est absenté pour raison urgente et n’est pas rentré à l’heure du coucher et même parfois à l’heure du lever -nan j’exagère un peu, là- ben c’est moi qui dois affronter les révoltantes bestioles qui en veulent tant à mon amour adoré.

    Et parfois je lui explique que je leur ai donné un grand coup de pied  guerrier et qu’elles ont fui devant ma cruauté….

  Mais je ne suis pas toujours très convaincante….

    Mon bébé rose a bien grandi, et la lumière du jour éclaire souvent la petite table où elle dessine avec application avant de m’offrir une exquise pizza violette parsemée de fleurs vert véronèse extraite des pots de pâte à modeler qui stationnent sur la table….

    Nous déménageons, le bébé tambourine  dans mon ventre avec allégresse, C’est mignon chez vous, Voici ta chambre, Mouai ça va, On achètera le lit plus tard, pour des raisons de superstition, les rubans rouges font leur réapparition,  on explique à Lena qu’elle sera très heureuse d’avoir un petit frère, dit Paul, j’avance timidement ou peut-être une petite soeur….

    Il me regarde consterné, comme si j’avais dit un gros mot….

    Il baigne maintenant dans le milieu des affaires, nonobstant Mitterrand et sa clique qui nationalisent en veux-tu en voilà, il se rend à des rendez-vous nocturnes de moins en moins mystérieux, et mon ventre arrondi lui inspire un soudain respect qui ne répond à aucun critère religieux  ou médical dûment répertorié .

    Les jours passent dans une incandescence accélératrice de particules, l’été arrive, nous louons une maison et soudain la voix aimée de Julien Clerc m’avise qu’une jolie métisse danse son allégresse à Ibiza, cette demoiselle porte le doux nom de Melissa….

    Melissa….

      Je crie mon enthousiasme pour le prénom!!!

    Paul entend mon admiration pour Julien Clerc.

    Si tu veux on ira le voir…. je crois qu’il se produit à Nice….

   Melissa….

     Elle tape, danse, Melissa, mon ventre s’agite, la métisse d’Ibiza a le  rythme dans la peau, je ris sous cape….

    Paul rêve  toujours de Stéphane  Truc, moi je ruisselle d’amour pour ce futur bébé en découvrant avec joie qu’un amour ne chasse pas l’autre, mais qu’ils  se mêlent et s’unissent dans un coeur ductile prêt à héberger toutes les passions….

   Mon ventre est un écrin, mon bébé un diamant ….

    La fin de l’été arrive, une césarienne est programmée à l’automne , reste une dernière échographie prévue avant la naissance….

   Rendez-vous est pris.

    S’ensuit……

    S’ensuit quoi?

      Vous voilà bien curieux tout à coup.

      Suis tenue de tout révéler?

      Ai-je fait voeu de confession intégrale?

   Suis-je devenue une couventine épouse inconditionnelle d’un dieu d’amour et de justice , entièrement dévouée à son idole, c’est-à-dire Vous en l’occurrence ?

   Je déconne en tentant de dissimuler ma  propre  addiction.

    Bon

 Vous êtes mes amis, je vous aime,  et ce lien que nous tissons quotidiennement m’est devenu précieux….

    Je ne veux ni abuser de votre patience ni me soustraire à votre éventuelle demande.

 C’est vous qui voyez….

    Que cette journée de déconfinement ne vous fasse pas oublier la nouvelle norme: plus personne dehors au dela de 20h….

   Aucun dîner extérieur, donc….

     La fête, quoi.

      Je vous embrasse

Sa mère voulait Moïse.

    Il préférait Stéphane

   Ce serait donc Stéphane-Moïse.

     L’honneur rendu au beau-père  consentait au second rang, d’autant que  courait en hurlant une  meute de petits  Jonathan-Moïse, Benjamin-Moïse et autre Samuel-Moïse…

    Stéphane-Moïse courrait en hurlant comme ses cousins…

    Moi je gloussais silencieusement…

      Nous avions déménagé, Lena pouvait contempler  sur les murs  de sa chambre les écureuils et leurs noisettes ,se nourrir  exclusivement de blanc de poulet et de coquillettes et jouer tranquillement à empiler des anneaux de plastique tandis qu’on lui expliquait qu’elle allait avoir … un petit frère dit le papa.

   Ou une petite sœur ajouta la maman.

   Dolto avait conseillé de ne  rien cacher à l’enfant, il fallait donc évoquer les deux options…

   La seconde option sembla une irrecevable incongruité au futur papa…

    Une seconde fille!!!!

    Pourquoi pas un chat persan ou un golden retriever , tant qu’on y est?

    Une perdrix bartavelle ou un hamster albinos, nan? T’y penses aussi ?

   Je ne pensais pas.

   Je savais.

     Plusieurs échographies tracèrent la conjecture d’un  potentiel p’tit mec…

  Soit le médecin était astigmate avéré, soit il craignait de ne pas être réglé…

   Il affirmait donc que Vous voyez, là, c’est plus foncé, c’est sûrement

  C’était sûrement le cordon ombilical, mais qui  aurait osé avouer à un homme déshydraté traversant à genoux le désert que pas de bol, on vient de vendre la dernière bouteille d’Evian…

   Pas le radiologue, en tout cas….

     Belle-Maman me souriait aimablement, pensant que j’étais enfin revenue à de bons sentiments et que j’avais finalement retrouvé une raison qu’on croyait perdue à jamais…

   Michèle portant le fils de Paul méritait quelques égards et elle me préparait avec ce qui aurait pu passer pour une forme de bienveillance les croquettes de pommes de terre et autres bestels que j’adorais.

   Pour l’heure la hache de guerre semblait enterrée.

 D’autant que Lena avait été labellisée une vraie Cohen! Celle-là c’est une vraie Cohen!! affirmait péremptoirement belle-maman, ce qui pouvait être considéré comme la gorgée d’eau qui aidait à faire passer la pilule amère…

   J’ai raconté le rythme enjoué de Julien Clerc et le courroux de sa Melissa que mataient tout plein d’inconnus pour entrevoir  ce que cachait la soie de sa jupe fendue…

   Melissa la sensuelle, la provoquante, Melissa la métis qui dansait lascivement en 1983…

   Une césarienne est programmée pour fin octobre.

   L’été rencontre son lot de cahots sur une route qui ressemble plus à une montagne russe qu’à un long fleuve tranquille…

    Je me réveille un matin et ma main allongée se heurte à un vide inattendu…

   Il est 7h…

    Mon coeur se brise sur cette incandescente nouvelle : il est arrivé un accident.

   Je me lève, affolée, le cherche dans la maison, le jardin.  Il s’est volatilisé.

    Nous avons invité un couple d’amis que j’avertis de mon départ, leur demandant de s’occuper de Lena à son réveil…

   Je m’installe au volant, et je file, échevelée, enceinte de 7 mois, sillonnant cette petite ville qui dort encore, et je termine mon rodeo , écrasée d’inquiétude et d’amertume dans un bar à putes du vieux port, un rade seul ouvert à cette heure dans cette ville balnéaire…

    On observe cette loque au ventre proéminent, les matelots de la rade, avinés , se regardent, les filles défaites sirotent leur café.

   Manque Jean Gabin…

  C’est Quai des  Brumes  et la Marie du Port, Marcel Carné, toi Jean, moi Michèle…

   Je rentre, la maisonnée fleure bon le café chaud, Lena se jette dans mes bras, on me regarde en silence, il est soit mort soit ruiné, soit les deux.

     Il arrivera épuisé, grincheux, maussade, à 9h, et ira se coucher après avoir lâché quelques monosyllabes  où je reconnais les mots parties, trente et quarante, baccarat et je décode au milieu des borborygmes l’information sur les horaires illimités des casinos ….

   Tant que restent des joueurs, restent des croupiers , changés comme des chevaux de relais, et des canapés au saumon accompagnés de vodka.

   La partie s’est éternisée et voilà….

     Il est parti se coucher…

      J’apprendrai quelques jours plus tard qu’un joueur est mort d’une crise cardiaque en s’effondrant sur une table de Black Jack, éparpillant des cartes qui auraient peut-être rapporté le pactole à un des junkies sidérés…

    Faut pas mourir dans un lieu qui flirte avec la chance… c’est inconvenant…

    Nous rentrons à Paris, relations diplomatiques rafraîchies, et dans cette  brume conjugale, s’annonce en septembre une dernière échographie…

   Le médecin a l’air soucieux…

     Y a un problème , docteur ?

     Il balade sa sonde sur mon ventre gonflé, observe l’écran , sourit enfin.

    Non

    Tout va bien.

  Il tournicote encore son pinceau de longues secondes, à droite, à gauche, en haut, en bas, à la recherche de quelque chose qu’il ne trouvera pas…

    Il regarde Paul.

      Vous voulez savoir ce qu’il dit à Paul?

   Ben faudra revenir, les amis, ici résonne le générique, la la la, fondu enchaîné, les personnages s’éloignent dans un brouillard énigmatique, on ne voit plus que leur dos et…

    Et?….

     Que cette journée vous offre la force d’affronter cette nouvelle  contrainte, couvre-feu à 20h, dans ma rue commerçante les boutiquiers activaient leur fermeture dès 19 h…

     Le pinceau du médecin se balade toujours sur mon ventre, deux paires d’yeux fixant l’écran avec une curiosité haletante…

   Paul interroge : Alors Docteur ?

    Cette question n’inclut pas d’inquiétude sur la santé du bébé, le médecin nous a d’ailleurs rassurés…

    Il détourne le regard, un peu gêné, comme s’il venait  de découvrir que le diamant porté à son expertise était faux.

   Il murmure rapidement : C’est une fille.

    Je le savais .

     Depuis le début.

       Ne me demandez ni comment ni pourquoi.

    Je le savais.

    C’est tout.

  Paul a blêmi sous l’outrage.

    Enfin, je veux dire la nouvelle.

    C’est pareil.

      Il me regarde comme si  je venais d’avouer que j’avais assassiné le voisin du premier et que je l’avais dépecé… et peut-être mangé… et alors? Et alors?

   Une incrédulité horrifiée…

      Quelle forfaiture as-tu perpétrée, infernale femelle?

    Une fille.

     J’ai fait une fille.

    Il est très pâle et songe à la déception de sa maman à qui il faudra bien rendre compte de mon

impéritie…

    Nous quittons le cabinet médical sans nous regarder,  sans échanger une parole, il me dépose et file chercher consolation…

   Maman, maman chérie, tu sais ce qu’elle nous a fait ?

   Non, nape bas ( je retranscris en phonétique l’expression  arabe mille fois entendue)…

    Qu’est-ce qu’elle a fait ?

     Une fille.

        Une fille?

 Oui. Une autre fille.

     SA fille  à lui quand même…

      La mère et le fils s’étreignent, unis dans la douleur…

   Pendant ce temps-là, j’ai couru acheter quelques pyjamas roses à ajouter aux jaunes et aux blancs non genrés…

    Une seconde fille…

      Une vraie famille, un Papa, une Maman, deux fillettes , des poupées, des nattes à tresser , des cheveux tirés, des coups de pied en loucedé, des robes à smocks, des morceaux d’amour courant sur une plage…

   Des éclats de bonheur éclaboussent les jours qui suivent,   qui effacent les années de plomb partagées dans l’angoisse et les larmes…

   Une famille…

     Je raconte à Lena l’arrivée de la petite sœur, un bébé Melissa, elle s’en fout un peu, elle n’a pas deux ans…

   Papa , qui ne connaît de bonheur que celui de ceux qu’il aime, m’étreint, des larmes aux paupières.

   La malédiction semble éteinte, il a envie d’un second prénom, ce sera Shoshana…

    Inutile de demander à Paul s’il est d’accord, il m’adresse à peine la parole, l’homme pressé traverse l’appartement à grands pas pour rallier son bureau à des tables de jeu et autres lieux  interdits…

    Lui qui n’a de goût que pour la frime, lui qui voulait une épouse mêlant les appas d’une bimbo au panache d’une châtelaine, lui qui interdisait le relâchement même à l’intérieur du foyer, le voilà lesté d’une ménagère de moins de cinquante ans fabriquant des filles à la chaîne…

     La fine et accorte personne rencontrée douze ans plus  tôt est devenue une lourdingue future mère portant dans ses bras une petite fille aux yeux de jais et dans ses entrailles une…

    Ben, disons le tout cru : une autre petite fille…

   Eblouie de joie, je mets son silence acrimonieux sur le compte d’une déconvenue momentanée  qui disparaîtra à l’arrivée du bébé…

    Chabbat

     Belle-maman m’embrasse du bout des lèvres ….

     Et sincèrement convaincue que je partage sa déception, dilue ses reproches dans un lot de consolation…

   Le docteur s’est peut-être trompé…

    Et la  prochaine fois ma  fille, tu….

     Je ne sais pas s’il y aura une prochaine fois et je suis ravie d’avoir une autre fille.

   La colère le dispute à l’indignation…

   Vous ne pensez  quand même pas laisser mon fils avec

    Elle me revouvoie…

    J’espère que votre mère  saura vous expliquer…

   Ne manquait plus que ma mère pour  partager le couscous au fiel!!

    Le rideau se déchire peu à peu.

      Ce n’est pas une simple déception.

 C’est une trahison…. Une rupture de contrat…

   Oubliés la stupeur, les plaintes, les plaies ouvertes, les sanglots, la souffrance, le désespoir, le combat inégal et le bonheur liquide  qui engloutit tout…

   L’enjeu était l’enfant, la victoire de la vie sur la défaite du destin, le bébé.

  Le bébé…

   La seconde fois, il fallait respecter un engagement tacite, offrir ses lettres de noblesse au couple Cohen, organiser l’alliance avec Dieu dans une  glorieuse brit mila  …

   Il est où l’engagement avec Dieu quand arrive une fille?

   Seconde fille, qui plus est?

     Ce réveil douloureux me conduira un mois en avance dans une salle d’opération où j’accoucherai à deux heures du matin d’une somptueuse  toute petite fille aux yeux gris perle…

   Césarienne immédiate, arrivée rapide du gynéco,  le bébé est arrivé un peu tôt, chambre individuelle  indisponible le premier jour, partagerai  donc une chambre avec une jeune maman qui hurle la recette du gratin de chou-fleur à une sourde mal comprenante qui est sans doute sa mère…

    Je mettrai longtemps à reconsommer du chou-fleur…

   Mes parents ont été appelés en urgence pour garder Lena, mais le futur papa est retourné se coucher rapidement, après nous avoir laissées, moi et ma valise , aux mains d’une soignante qui assure que tout se passera bien, ce dont il ne doute d’ailleurs pas…

    Quelques jours de clinique, une césarienne qui cicatrise vite eu égard à mon empressement à gérer le regroupement familial, la metis Melissa fera mentir son nom d’une peau crémeuse et nacrée assortie à des yeux d’un gris mâtiné d’une pointe de caramel…

    La vache Marguerite a été remplacée par une girafe, le zoo et moi rentrons  rapidement présenter Melissa à sa sœur…

   Le papa est…

    Le papa est quoi?

     Ça vous intéresse vraiment ?

         Vraiment ?

    Ben faut le dire

    Sans hésitation.

      Je voudrais savoir où est le papa qui….

    Je répondrai à toute demande clairement formulée, vous le savez bien!!!!

    Que cette journée signe une ère d’un genre nouveau : on invite en haut lieu les enfants à ne se rendre à l’école ni aujourd’hui ni demain…

   Paul et sa mamam frôlent  le raptus.

    Deux filles et zéro garçon !!

   Après s’être livré à de savants calculs arithmétiques , ils en concluent que Michèle est soit délaissée par le Très Haut ( une Ashkénaze, pas très étonnant)

   Soit

   Pour appuyer sa réprobation, belle-maman repasse au vouvoiement…

    Une arme fatale destinée à désolidariser la délinquante du reste de la famille …

   La suite

     Le bébé, la girafe et moi sommes rentrés.

     Lena a levé un œil indifférent sur la petite, s’est jetée dans mes bras, T’étais où ?

  Ben j’étais à la maternité pour sortir Melissa de mon ventre…

   Attends…

  Tu vas la voir.

    Bébé pleurniche.

Elle a faim…

   Je sors l’enfant au teint de crème de son couffin, je m’assois en attirant Lena vers moi, les filles se regardent…

   Cet instant magique signera l’inconditionnel amour qui les unira, cette puissance du lien  du sang tressé à une véritable complicité , un  viscéral attachement,  une inviolable connivence , une irréversible coalition contre les vicissitudes du monde et la connerie des parents.

   Une relation quasi gémellaire malgré leurs différences – ou grâce à celles ci, avec son lot de rires,  de jeux, de bagarres, de rituels ésotériques qui les installe dans une bulle de dissidence les protégeant des égarements parentaux…

    Bien évidemment Melissa est celle qui ressemble le plus à Paul, même inaltérable ordinateur coincé dans la calebasse, regard impitoyable sur le monde  édulcoré d’une sensibilité et d’une émotivité qui humanise la réflexion chez Melissa , farouche adepte d’une  inoxydable dichotomie entre le bien et le mal.

  Rigueur intellectuelle et respect des valeurs morales .

    Ça c’est pas vraiment son père.

     Lena est une artiste, une créative, qui sculpte le monde à sa façon, le cisèle avec soin pour le maîtriser, une fumerolle bleue azur filtrant pour elle  les ombres du quotidien…

    L’enfant miracle , un rien manipulatrice, qui désamorçait mes bouffées de colère en murmurant d’une voix enjôleuse: Dis maman, c’était comment quand t’avais pas d’enfant et que tu pleurais tous les jours?

   C’était mieux parfois, quand je n’avais pas à m’époumoner pour que tu viennes au bain.

   Dolto en frémit encore…

      La famille s’organisait…

    Enfin…

     Quand je dis la famille…

     Quand le poker et le casino me restituaient un gagnant qui comptait ses jetons, le monde se couvrait d’un nuage rosé, les projets et les chimères dansaient dans l’espace fantasmagorique du monsieur, ses affaires prospéraient, mais vous savez ce que c’est…

    Pour vous gâter, toi et les enfants, faut  bien que je travaille…

   Et je ne bosse pas à un guichet de la poste, moi…

    Je le regrettais parfois…

    Je voyage, je me démène, tu veux quoi?

    Bah…

Un mari, quoi.

    Un mec à la maison.

     Un époux à mon bras, cheminant à l’amble sur le chemin de la vie, souriant aux enfants qui gambadaient en riant dans le parc.

   Le parc!

   La poussette!

    Les biberons !

      Des mots qui couvraient de honte le nouveau tycoon, heureux sultan qui désignait d’un doigt impérieux celle qui partagerait sa nuit  dans l’alcôve aux ombres dorées d’un hôtel prestigieux…

  Devant mes yeux incrédules, se  fixait l’image d’un mari, d’un père aimant, fier et heureux de sa famille, qui avait travaillé  à la sécurité et au bonheur des siens dans les ombres toujours déchirantes des fumées d’Auschwitz…

   Léna avait d’ailleurs adoubé ce pépé adoré comme second papa quand le premier faisait défaut, et elle perpétuera cet amour en appelant son fils Jacob…

   Moi j’accompagnais parfois mon époux en voyage jusqu’à ce qu’il s’avise qu’on ne trimballe pas sa vieille guimbarde sur les routes d’un rallye chic.

    Nous partions néanmoins en vacances en famille dans un improbable barnum  qui traversait terres et mers pour se poser sur une plage de farine douce à l’heure où l’Europe chaussait ses après skis…

   Le mini maillot jaune avait été remplacé par un élégant maillot rouge, mais  son effet sur le regard de l’époux était inversement proportionnel à son prix…

   Que voulez-vous, les commerçants devaient lésiner sur la qualité…

   La mer tiède, les gloussements des filles, mon exquise conversation et mes délicates manières ne venaient pas à bout de son ennui.

   Il s’emmerdait ferme.

    Le retour signait une quille hautement bienvenue, mais le séjour alimentait de flamboyants dîners où se glissaient des noms d’îles et d’étoiles rutilant sur les frontons de prestigieux hôtels…

   Les filles furent scolarisées, j’organisai une cantine privée à la maison, le monde des enfants me liquéfiait de bonheur, après tout qui peut se vanter de tout posséder?

  Bah, plein de gens en fait.

   Pas tout, mais une pincée de ci, une once de ça, une mosaïque de petits bonheurs ou scintillent des rires d’enfants, des regards de désir, des succès professionnels, des mains jointes…

      Et puis il y eut moins de week-ends, moins de voyages d’affaires communs, moins de  vacances familiales…

     Le monde  reprenait ses couleurs de Neandertal, la femme dans la caverne, l’homme chassant dans  un  impitoyable univers…

   Et puis….

    Ha ha!!

     Vous pensiez que j’allais terminer ma phrase, doux rêveurs?

    N’y songez même pas!!!

     Tant que j’aurai un doigt et un clavier…

   Nan.

J’exagère…

   Soyez rassuré.

Tout a une fin.

   Mais ce ne sera pas aujourd’hui.

      L’arrivée de Lena, deux ans avant, avait provoqué une secousse tellurique dans la famille et chez les amis et relations professionnelles…

    La religion juive n’avait pas grand chose à faire de cette petite fille qui n’appelait pas la circoncision, brit mila, qui signait l’alliance d’un bébé mâle avec le Très Haut…

   Mais l’envie de partager notre exultation avec le reste de la planète, au demeurant fort captivée, tout le monde s’en souvient, nous poussa à organiser une sorte de baptême, une Nomination de l’enfant à qui on donnait un prénom hébraïque .

   Bien qu’une prière matutinale juive  prononcée par les mecs remercie Dieu de ne pas les avoir faits femme, j’en connais qui n’auraient pas regretté cette inversion des rôles, eu égard au souvenir cuisant de la circoncision.

  Mais les choses sont en réalité si bien faites que personne ne s’en souvient…

   Bref.

    On décida d’organiser la Nomination dans un délai de quelques mois, le temps de préparer la liste  d’invités qui s’allongeait quotidiennement et que je retrouve la ligne qui me ferait passer de l’état de baleine à celui de piaf parisien.

    Je ne recule devant rien pour souligner mes métaphores, car jamais baleine ne fut plus éloignée de mon image de femme enceinte, je ressemblais plutôt à une crevette qui aurait malencontreusement avalé un ballon de foot.

   Mais il fallait laisser le temps à mon  esprit de digérer  la nouvelle , j’avais accouché, plus besoin de vomir et de se dandiner , il est temps de refaire le dessin , tite tête, tite ligne, tites mains, tits pieds…

Attention, hein!

Me fais pas des mains et des pieds géants pendouillant au bout de deux tiges raides, comme le représentent en suçant leur crayon des petits bouts de 3 ans qui tendent leur oeuvre avec fierté à la maman qui crie de joie et bat des mains en fantasmant sur Goya ou Picasso…

   Attention hein!

    Goya le peintre!

    Pas l’autre!!

     (Merci à mon ami lecteur à qui je l’ai scandaleusement piquée)…

    Bref, nous attendîmes le temps nécessaire à la réhabilitation physique de la Maman , assez court, il faut l’avouer, qui se fit confectionner une robe rouge pour fêter l’arrivée du bébé…

     Et les parents éblouis reçurent en se tenant la main les félicitations et les témoignages d’amitié des potes venus participer à la liesse …

    Seuls les Rois Mages firent faux bond…

   Cette célébration rayonna sur le temps et l’espace,  d’Odessa à Tamanrasset, de 1982 aux années 2000, – ou à peu près – dans une débauche de  petits canapés qui précédèrent un dîner rose , couleur qui signait la féminité de la nouvelle arrivante.

   Un dîner rose…

     Ce ne fut pas une sinécure à composer…

  On élimina donc haricots verts, épinards et pommes de terre sautées qui n’auraient de toute façon pas trouvé leur place dans ce dîner chic et choc…

 On glissa quelques gouttes de jus de betterave dans le  gratin  de légumes du jardin qui accompagnait le saumon en papillote et suivait le granité au vin rosé…

   Si t’aimais pas le rose, valait mieux dîner au Wimpy…

   Des coffres laqués de blanc crachaient des cascades de peluches roses tombées comme par mégarde,  décor nécessaire à la bonne compréhension de la symbolique de la fête…

   Le parrain était papa, la marraine, belle-Maman qui fut commise d’office à ce rôle, Un petit garçon chez toi mon fils, relégué en second rang derrière la nécessité d’un accueil triomphal au bébé si longtemps espéré.

    Fin de l’épisode…

      Vous suivez toujours ?

   A l’arrivée de Melissa, il me sembla opportun , par souci de symétrie et pour exprimer notre bonheur d’accueillir ce fruit de notre amour, de prévoir des festivités de Nomination…

   Comme précisé plus haut, ce fruit de notre amour était une délicieuse petite fille mais Paul était un peu gêné d’allumer des lampions pour célébrer ce qui lui paraissait un croche patte de la nature…

   Je tins bon…

     Mon nouvel amour méritait flons flons et confettis au même titre que sa sœur, et j’étais impatiente de signer le prénom hébraïque qui la reliait à notre communauté, Shoshanna, choisi avec amour par mon  papa.

    Paul travaillait beaucoup, rentrait souvent à la maison vider sa valise de linge sale pour le remplacer par d’étincelantes chemises amidonnées, accompagnées parfois d’un maillot de bain ou d’une chemise hawaïenne fraîchement arrivée au foyer conjugal.

  Une chemise hawaïenne pour aller à New York?

    Au cas où…

   Au cas où  devint souvent la réponse sans appel  à mes intrusives et acrimonieuses questions…

   Mais si  t’en as envie… Fais le

     Un os sur lequel restait encore accroché un morceau de gigot fondant…

     Je le fis…

     Un frère de Paul pour parrain, une amie pour marraine, et un bol incroyable dans le calendrier ultra serré de Paul: un blanc opportun le jour de la fête, ce qui lui permit d’y assister intégralement et c’était pas gagné…

   C’est ce qu’il  déclara: T’as eu de la chance, c’était pas gagné…

    Je mesurais ma chance à l’aune des moments passés ensemble…

    C’était pas gagné…

     Il nous arrivait encore parfois de partager un dimanche après-midi au parc avec les enfants , mais le pauvre était souvent si fatigué qu’il cédait à l’envie d’une petite sieste dominicale, je vous retrouve après , et quand je rentrais, la fatigue envolée, mon époux avait rejoint des cieux plus cléments …

    Qu’il justifiait d’un arrogant Je travaille assez pour mériter un petit break, nan?

    Il y aurait maints petits breaks  parfois coupés de vacances familiales  où les filles cherchaient avec avidité  le ralliement paternel…

     Il leur offrait les sourires et la tendresse qu’elles espéraient, et la rareté de cette obole en soulignait  le côté exceptionnel et précieux qui donnerait un prix inestimable à leur relation future…

    Mon père ce héros…

      Personne ne pourrait affirmer qu’il aurait été aussi gâté avec des garçons…

     Les enfants grandissaient dans cette famille dichotomique d’une maman aux allures de gendarme et d’un papa souvent absent paré des atours d’un thaumaturge vénéré…

   C’est ainsi que…

    Que quoi?

      Ben, on est samedi, nan?

        Moi aussi j’ai des trucs à faire…

Mais je suis loin  d’être chienne…

Si vous revenez demain, je vous promets…

   Revenez et vous verrez…

   Que cette journée signe notre nouvelle capacité à gérer des soirées qui s’interrompent à 19 h…

Pas facile, mais on va y arriver…

     La suite

      Il existait dans le bien aimé régime soviétique un système d’appartement communautaire et même de lit collectif.

 Ça signifie qu’au moins  deux personnes louaient le même lit dans un coin de l’appartement, leurs horaires décalés leur permettant d’occuper la couche à tour de rôle.

   On savait gérer l’espace sous Staline.

   Pourquoi j’évoque ça?

  Parce qu’il m’arrive de penser, au regard de l’espace conjugal partagé, de songer qu’un petit lit communautaire suffirait à notre bonheur, puisque  nous l’occupons bien souvent à tour de rôle…

    Je m’en ouvre à Paul…

      Que cette analyse -pourtant fondée sur des faits réels, loin de moi l’idée de trafiquer la vérité- contrarie profondément…

    Ce garçon ne connaît rien à l’histoire passionnante de l’URSS…

   La guerre froide est terminée, l’URSS aussi, le quotidien des citoyens du paradis ex communiste le laisse de marbre…

   C’est là que je comprends que nos communautés  sont parallèles et ne se rejoindront jamais…

   Moi fille de moujik…

   Toi fils du soleil et du jasmin…

   Nous en étions au baptême de Melissa qui fut moins féérique que celui de Léna mais plus intime et plus affectif.

   A l’aune de l’attente, le quota était dûment respecté…

   Shoshanna fut présentée au Très Haut qui l’adouba comme membre à part entière de la  communauté, acceptant de fermer les yeux sur le prénom initial de cette créature qui laissait entrevoir le mystère enfoui sous la soie de sa jupe fendue…

   Mélissa fera mentir la chanson…

    Sage, presque puritaine, elle n’offrira ses secrets qu’aux privilégiés soigneusement choisis. Elus presque…

   En attendant la vie continue, ma garde prétorienne se rapprochant de plus en plus pour m’aider à tenir debout…

   Copines tendres et raisonnables, copains blagueurs et chaleureux, leur affection ceinture mes éboulements persos, les enfants sont petites, il est urgent d’attendre chantent ceux qui m’aiment…

    Papa ne dit  rien…

   A ma gauche, deux petites filles  serties dans un écrin de velours douillet, à ma droite une jeune femme qui attend son Godot éthéré,   qui peut anticiper un avenir  pour l’instant crayonné d’ombres grises?

   Et puis un dîner s’annonce, on nous présente un couple de parents dont les enfants fréquentent la même école que les nôtres…

   Ça alors!!!

    Leurs deux fils partagent les mêmes bancs que nos deux filles…

    C’est drôle, n’est-il pas?

      Il est.

      Il est même désopilant…

       J’ai pour l’occasion troqué  ma robe rouge pour une grise qui  me bat les mollets, je la joue bourge sage, mère modèle, épouse vertueuse qui ne montre ses genoux que le soir à la lueur de la chandelle qui signe le couvre feu…

   Pas le nôtre d’aujourd’hui…

    Un autre, symbolique , celui-là…

      Bref ….

     Une sorte d’Alma Mater , qui tente de donner au couple Cohen les couleurs d’une sobriété parentale et sociale propre à cacher les  ébréchures conjugales.

   C’est lui le pêcheur, et c’est moi qui m’habille  en nonne… comme  pour expier ses fautes à lui…

    Alors que je n’hésite jamais à exhiber mes genoux dans de ravissantes mini-jupes qui consternent belle-maman et son vertueux fils…

   Patatras!!

   Mauvaise pioche…

    Le mari, le docteur B., est d’une beauté à couper le souffle.

  Très grand, mince, athlétique, le visage légèrement doré par les brumes parisiennes, mâchoire carrée, les yeux lapis lazuli, je me demande s’ils l’ont sorti des pages de Play Boy pour l’installer sur ce canapé, levant son verre avec grâce dans un sourire  aussi chaleureux que ravageur…

   Ils l’ont peut-être loué pour la soirée à une société de production hollywoodienne…

   Sa femme est une pâle blonde, relativement mince, assez fade , qui tente d’éclipser l’éclat de son mari par une robe presque entièrement transparente…

   Je me dis que Adonis doit être sacrément radin pour n’avoir offert à sa femme qu’une seule épaisseur de mousseline…

   Elle se lève souvent, virevolte, vibrionne, senza vergogna , dans ses atours maigrichons qui ne dissimulent aucun secret  de son anatomie.

   Je suis gênée pour elle.

     Je ne le devrais pas, elle semble très à l’aise, brûlée par le regard tétanisé de Paul Cohen statufié sur son fauteuil, la coupe immobilisée dans sa main tremblante…

   On dirait un bal costumé.

     La pute et l’abbesse.

   Toi Messaline

   Moi Carmélite

     Toi Ursula

     Moi Ursuline

     Bref…

      Le dîner roule d’abord sur les enfants,  c’est l’objectif premier de la rencontre, enfin c’est ce que je crois, l’Apollon chante les chansons apprises à l’école par nos petits écoliers, le bougre n’est pas que beau, il est drôle aussi, puis bien sûr arrivent les cavaliers de l’Apocalypse, Mitterrand et ses sbires qui nationalisent  même les cliniques, le médecin dit qu’il va partir, sa femme dit qu’il n’y a pas d’urgence avec le ton d’une poissonnière vendant ses dorades à la criée au petit matin…

    Quelque chose de faubourien leste sa voix, ses gestes sont néanmoins très étudiés, des heures de répétition devant la glace sans doute,  jambes haut croisées, poitrine en avant- poste, cigarette pincée entre deux doigts manucurés, elle connaît les secrets d’alcôve de tous les présentateurs de télé, une  aubaine pour les maîtresses de maison qui cherchent l’archétype d’une Suzette ayant gagné ses galons à la sueur de ses seins…

  C’est un gadget utile aux autres femmes qu’elle met royalement en valeur…

   Paul en fait des tonnes, dans le registre # je suis ptet moins beau que lui mais je suis plus riche#.

 Elle n’en perd pas une miette.

    Des dollars, des livres sterling, des yens, des pesos dansent devant ses yeux…

   Pas de roubles, non…

C’est moins porteur…

    Pour l’heure, Paul est fasciné, moi je m’ennuie un peu, les grimaces du playboy ont fini de m’amuser…

    Mes yeux deviennent une supplication muette devant Paul qui ne voit rien, je bâille ostensiblement la main devant la bouche, une invitée dit Michèle est fatiguée, je rebondis d’une voix agonisante , je me fais enjôleuse, On rentre, chéri? Il est tard

  Chéri n’entend rien d’autre que la voix traînante de la sirène qu’il prend pour le chant de Circé, je commence à saturer, je me lève, ça le réveille, Merci de cette merveilleuse soirée, le dîner était exquis, vos amis délicieux, dites à son mari de lui offrir une vraie robe pour Noël, quelle chance nous avons eue, merci, merci…

    J’ai hâte d’ôter ma robe de bure, chanoinesse d’un jour, j’ai raté le dress code de la soirée, à poil et pis c’est tout…

    Jalouse, moi?

     Vous n’y songez pas…

      Il m’appelle d’une voix pressée quelques jours plus tard, m’enjoignant de prendre un papier et un crayon, ça y est? T’as de quoi écrire? Soupir de soulagement, bécassine a compris l’ordre…

   Note.

    Il m’indique une adresse où je ne suis jamais allée, me donne une heure de rendez-vous, comme je suis drôle je dis C’est un lupanar ?

 Je n’aurai pour  réponse que le clic du téléphone qu’on raccroche.

    Je me prépare, je connais cette rue, mais pas ce numéro, je…

    Ben quoi?

    Vous pensiez que la Harlan Coben de l’ouest parisien allait vous révéler la suite du…

    J’en ris encore.

     Quelle naïveté!!

    Mais, amis lecteurs, insulteriez-vous copieusement l’initiateur d’une série à épisodes ?

    Alors de grâce, manifestez-moi la même indulgence…

     Et revenez demain si vous voulez…

  Je serai là…

   Que cette journée signe l’entraînement nécessaire à  ce nouveau sport: être rentré avant 20h…

     Je vous embrasse

© Michèle Chabelski

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