« Frappes sur l’Iran : cette réplique de Téhéran qui se joue ICI et maintenant »

Une photo fournie par le bureau du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, le 17 décembre 2024, montre le guide suprême iranien saluant les foules avant un discours à Téhéran
© AFP PHOTO / HO / KHAMENEI.IR

Frappes sur l’Iran : cette réplique de Téhéran qui se joue ICI et maintenant

Téhéran dispose d’un gigantesque réseau d’agents d’influence qui relaient ses éléments de langage aux États-Unis et en Europe, pour faire « pression » sur les gouvernements et obtenir d’eux qu’ils « retiennent » Israël. Le grand reporter franco-iranien spécialiste du Moyen-Orient, Emmanuel Razavi, qui collabore avec les rédactions de Paris Match, Atlantico et Franc-Tireur, auteur de « La face cachée des mollahs » (Cerf), a longuement enquêté sur ces réseaux d’influence. Entretien exclusif.

Avec Emmanuel Razavi

Atlantico : Vous qui avez beaucoup travaillé sur les méthodes de la république islamique d’Iran, et tout particulièrement sur ses stratégies d’entrisme et d’influence dans les pays occidentaux, dites que Téhéran est d’ores et déjà en train de répliquer aux frappes israéliennes en activant ses réseaux aux États-Unis ou en Europe. Pourquoi ?

Emmanuel Razavi : Il y a deux raisons à mon propos. La première, c’est le terrorisme. La Force al Qods, unité en charge des opérations du Corps des Gardiens de la Révolution dispose de relais capables d’organiser des attentats terroristes notamment contre des intérêts israéliens ou des organisations juives, dans différents pays, et notamment en Europe. Cette unité d’élite a plusieurs facettes. Elle est, entre autres, spécialisée dans la guerre asymétrique et le terrorisme, la cyber-guerre, et l’influence. En ce qui concerne sa stratégie d’influence, elle a recruté, via son ministère des Affaires Étrangères, son réseau d’ambassades, et avec l’appui de ses services secrets, des relais qui peuvent être des chercheurs universitaires, des journalistes, des conseillers politiques ou diplomatiques. Ceux-là ont pour but de faire passer des éléments de langage précis aux gouvernements européens, notamment pour qu’ils fassent pression sur Israël et l’obligent à retenir ses coups.

Quels cas concrets, quels types de propos, peuvent-ils être identifiés comme ceux d’influenceurs directement payés par le régime iranien ou a minima manipulés par eux ?

Emmanuel Razavi : J’ai interviewé pour Paris Match et Atlantico Matthieu Ghadiri, un ex-policier franco-iranien qui a travaillé comme agent infiltré des services français au sein des services secrets iraniens. Il explique lui-même que les services iraniens font « des sélections de personnes auxquelles ils veulent faire passer ces éléments de langage ». Ensuite, ils dressent des listes de gens qui ont la capacité de devenir des relais d’influence et de faire passer ces éléments. Ils demandent alors à leurs ambassades de voir comment les approcher. Parmi les gens qu’ils recrutent, il peut y avoir des chercheurs, des responsables d’associations, ou des étudiants qui accepterait par conviction de relayer leur dialectique, sans que cela coute de l’argent. Mais il y a aussi ceux qui se laissent acheter, comme des chercheurs qui vont se voir délivrer des bourses.

Matthieu Ghadiri, qui a publié aux éditions Nouveau Monde un livre extrêmement documenté, « Notre agent iranien », raconte très bien comment les services iraniens lui ont demandé d’approcher, dans les années 80, une grande fondation proche de François Mitterrand, et de hauts responsables socialistes. Parmi eux, « il y avait des intellectuels, des théoriciens, ou encore des conseillers. Ils voulaient trouver parmi eux des agents d’influence. C’était alors la guerre d’Irak, et l’Iran avait besoin de faire passer des messages. », explique-t-il. Ces opérations ont continué jusqu’à aujourd’hui.

Lors d’un nouvel entretien que nous avons eu hier, Matthieu Ghadiri m’a dit aussi qu’ « actuellement, des agents d’influence sont recrutés par la République islamique d’Iran, à la condition d’être anti-israélien ». Mais parmi ceux qu’ils ont repérés, les services iraniens en choisissent en réalité très peu. Car, selon lui, « ils ont besoin de gens qui ont la capacité d’analyser, et de comprendre un contexte géopolitique. »  Leur mission sera par exemple de mettre en avant la cause palestinienne, de sensibiliser l’opinion publique au soutien des proxys de la République islamique comme le Hezbollah, le Hamas, ou le FPLP. Il faut donc qu’ils soient dotés d’une certaine culture.

Concernant les éléments de langage, ces dernières années, les services secrets iraniens ont fait passer l’idée selon laquelle « si la République islamique tombe, alors l’Iran connaitra le même scénario que l’Irak, ce sera le chaos ». En propageant cette idée qui consiste à comparer la République islamique d’Iran aux pays qui ont connu les printemps arabes, l’idée était de faire peur aux opinions publiques et aux diplomaties occidentales. Les services iraniens veulent passer le message que mieux vaut le régime islamiste, que le chaos. Et il y a des gens qui relaient chaque jour ce message sur les plateaux télé en Europe. L’ancien policier Matthieu Ghadiri parle de « cinquième colonne », quand il cible ces agents d’influence. Il explique très bien comment les services secrets « recrutent dans les milieux d’extrême gauche ». Il leur est plus facile, idéologiquement, de qualifier de « résistants » des mouvements terroristes palestiniens comme le FPLP. L’année dernière, un agent iranien de la force al Qods, Bashir Biazar, a été arrêté à Dijon, puis expulsé. Il avait pour mission de surveiller des opposants iraniens et de faire de l’influence. Je rappelle aussi que des influenceurs qui se font le relais de « l’axe de la résistance » sur internet, comme le franco-iranien Shahine Azamy, et la ressortissante Iranienne Mahdieh Esfandiari qui vivait à Lyon, ont été arrêtés par la police française ces derniers mois, et ont fait l’objet de poursuites pour « apologie du terrorisme ». Azamy, qui a été relâché, devrait passer devant un tribunal en juillet.

Il y a aussi des opérations médiatiques qui étonnent. Ainsi, la flottille « Madleen » à destination de Gaza, à bord de laquelle avait pris place l’eurodéputée Rima Hassan il y a quelques jours, avait parmi ses coordinateurs Zaher Birawi, lié aux Frères musulmans et au Hamas, qui est un proxy iranien. A son bord, il y avait aussi un dénommé Tiago Avila, très proche du Hezbollah pro-iranien et son ex-leader Hassan Nasrallah, qui ne cache pas ses sympathies.

A quel point les services de renseignement des pays occidentaux sont-ils conscients de cette menace ? Et sont-ils suffisamment armés pour y faire face ?

Emmanuel Razavi : Les services occidentaux sont très conscients de cela. En France, il y a une haute connaissance de ces phénomènes d’influence et d’ingérence étrangères. C’est bien la raison pour laquelle les personnes dont je vous parle ont été arrêtées. Hier, je me suis entretenu avec deux spécialistes américains de l’influence iranienne, dont un ancien agent infiltré. J’ai été impressionné de leur niveau de connaissance. Franchement, ils sont extrêmement renseignés. L’un d’entre eux m’a dit que rien que sur le sol américain, il y avait plusieurs milliers de personnes qui faisaient le relais de la République islamique d’Iran et de ses proxys, parmi lesquels il y a parfois des gens qui agissent simple conviction idéologique.

Le pogrom d’Amsterdam, lors d’un match du Maccabi Tel Aviv avait été revendiqué (non officiellement) par certaines chaînes Telegram proches des gardiens de la révolution iraniens. Craignez-vous d’autres évènements de ce type voire des actions terroristes afin de faire pression sur les pays européens pour qu’eux-mêmes tordent le bras d’Israël ?

Emmanuel Razavi : Comme je vous l’ai dit, les services iraniens, notamment ceux qui opèrent au sein de la force al Qods, ont des listes de cibles. Cela ne veut pas dire qu’ils frapperont, mais la menace est à prendre très au sérieux. La République islamique d’Iran est affaiblie considérablement. Elle n’a que peu d’options sur le plan militaire. Elle va donc utiliser tous les moyens non conventionnels dont elle dispose pour faire monter la pression et frapper l’Occident. La menace d’actions terroristes iraniennes en Europe est réelle, notamment contre des cibles juives et des intérêts israéliens. Le président Emmanuel Macron a d’ailleurs annoncé vendredi soir un renforcement du dispositif Sentinelle pour « faire face à toutes les potentielles menaces » sur notre sol.

 L’Iran peut-il compter dans ses opérations d’influence et de déstabilisation sur d’autres puissances étrangères comme la Russie et l’Algérie ?

Emmanuel Razavi : Oui. Je rappelle d’ailleurs que la Russie forme les cadres du renseignement iranien. Les services des deux pays montent ponctuellement des opérations de recrutement d’agents d’influence ensemble. Ils peuvent aussi réaliser des opérations d’influence concertées, utilisant des agents qui travaillent pour eux. Les services iraniens sont aussi en contact avec les services secrets algériens, auxquels ils demandent parfois de leur rendre des services. La République islamique d’Iran a des accords avec l’Algérie dans plusieurs domaines. Les services des deux pays entretiennent des liens avec le Hamas, le FPLP et le Hezbollah. Et actuellement, Téhéran aimerait notamment pouvoir compter sur les réseaux d’influence des services algériens en France pour semer le chaos.

Comment, enfin, le régime des mollahs gérait-t-il sa propre opinion face à l’humiliation infligée par les opérations israéliennes sur son territoire ? Préssentez-vous un bouleversement à Téhéran ?

Emmanuel Razavi : Le régime iranien ne sait plus gérer sa communication intérieure autrement que par l’organisation de manifestations télécommandées, dans lesquelles on voit d’ailleurs de moins en moins d’Iraniens et de plus en plus de supplétifs venus d’autres pays, comme des Afghans. Pour répondre à votre deuxième question, le bouleversement est déjà là. Israël a frappé des dizaines de cibles nucléaires et militaires, notamment du SEPAH et de l’aviation militaire. Le général Mohammad Hossein Bagheri, chef d’état-major iranien a été tué, l’état-major des Gardiens de la révolution est en partie décapité, même s’il a été reconstitué très vite pour sauver les apparences et répondre à la menace. Hossein Salami, son chef, a été tué avec plusieurs de ses officiers. Sur place à Téhéran, des gens se réjouissent de ces bombardements israéliens même si bien sûr, la peur est aussi présente. Ils attendent de voir ce que Trump va décider. Une chose est sûre : nous assistons à un moment historique très important pour l’avenir de l’Iran, et bien sûr du Moyen-Orient.

Source: Atlantico 14 juin 2025

https://atlantico.fr/article/decryptage/frappes-sur-liran-cette-replique-de-teheran-qui-se-joue-ici-et-maintenant

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