« Murmuration ». Interview de Carol Mann Par Daniella Pinkstein pour Tribune juive

Interview de Carol Mann

Pour Tribune Juive

Par Daniella Pinkstein

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Kaboul, le 20 mai 2025

Vous êtes sociologue, historienne de l’art et romancière. Née à Londres, vous avez obtenu votre doctorat à l’EHESS, vous vous êtes spécialisée dans l’étude du genre et des conflits armés. Vous avez enseigné à Sciences Po, Paris I, Paris 8, ainsi qu’à Kaboul, Kisangani et récemment à l’université de Vinnitsa (Ukraine). Vous dirigez l’association ‘FemAid’ et êtes chercheuse associée au L.E.G.S. à Paris 8. Vos recherches concernent les femmes et la problématique du genre dans les pays en guerre ou en situation précaire, en Bosnie, Serbie, Afghanistan, Pakistan, Iran, RD Congo, Sénégal, Liban, Rojava (Kurdistan syrien), Arménie, Ukraine. Sur place, en parallèle avec vos recherches, avec FemAid, depuis 1998, vous avez mis en place des projets humanitaires dans des zones de guerre. Vous avez écrit plus d’une vingtaine d’ouvrages dont six romans.

Chère Carol, pour un instant, ne prêtez pas attention à ce qui suit, car vous allez en rougir. Vous êtes une personnalité hors du commun, et si je puis dire un vrai phénomène. Un phénomène de courage, de responsabilité, d’engagement, de force, d’énergie. Votre parcours ne se compare à personne : je ne vois pas quel autre universitaire, femme de surcroît, s’est à ce point engagée dans des zones de conflit d’une telle dureté. Vous allez, où d’autres se taisent. Est-ce de parler autant de langues, français, anglais, russe, yiddish, allemand, italien, espagnol, et dari (langue afghane) qui vous a tant enhardie, comme si vous portiez l’aleph beth de ce monde qu’il faut sans cesse reconstruire.

Carol Mann

– Puis-je vous demander en préambule, qu’est-ce qui vous fait tant courir ?

En vérité je ne sais pas si ce n’est que je suis habitée par un sentiment d’urgence constant, comme si le feu avait pris dans plusieurs pièces de la maison en même temps. Ça me rappelle la chanson yiddish tellement émouvante ‘S brent’, souvenez-vous des paroles, on dit que les gens contemplent la destruction de leur shtetl, les bras croisés, mit ferlaigte hent. C’est exactement ça qui me fait courir, le refus de rester là, immobile, les bras croisés sans agir.

– Vous couvrez des zones de conflits depuis 30 ans. Vous y avez étudié, écrit, aidé des femmes, premières victimes le plus souvent de ces guerres. Pourquoi cet engagement ? Quelle fut la première motivation ? 

En premier lieu, la prise de conscience que la guerre en ex-Yougoslavie se déroulait seulement à 2 heures d’avion de Paris. L’idée que mes enfants, alors petits, pouvaient être pris dans une horreur à laquelle ma génération avait tout juste échappé, c’était irrecevable. Il me fallait faire quelque chose, ce qui est bien sûr risible et témoigne de cette omnipotence infantile que je n’ai jamais, en vérité dépassée. Agir, ne pas me contenter de manifester, ça je l’avais fait, et pieusement pendant toute mon adolescence. De plus, en tant qu’ashkénaze de la génération d’après-guerre, je trouvais que j’avais eu la chance folle de naître quelques années après la fin de la Shoah. Donc venir au monde ça devait servir à quelque chose, comme si j’avais une dette envers le destin que je tente de rembourser par une forme, certes modeste, de réparation, le Tikkoun Olam, un sentiment d’urgence émotionnelle et non pas un plan avec une stratégie préméditée. Je fonce et puis je réfléchis dans les meilleurs cas pendant et surtout après…

– Vous vous êtes rendue en Bosnie, en Serbie, en Afghanistan, au Pakistan, en République démocratique du Congo, en Iran, et maintenant en Ukraine vous y avez vécu en immersion avec la population. Quelle fut votre expérience la plus marquante et pourquoi ?

Toutes ont été remarquables et chacune m’a appris quelque chose sur moi-même. Il est vrai que je suis à l’aise partout, d’autant que je partage le quotidien des personnes avec qui je vis, ça a toujours été facile, voire naturel, je me retrouve à faire la cuisine, à engueuler les gosses même quand ça castagne dehors : pour de l’immersion, c’est l’immersion, je ne pourrais pas faire le travail que je fais en allant dormir dans un Guest House. Être en direct en prise avec une situation m’a permis d’écrire des ouvrages sociologiques, mais aussi des romans où tout est une histoire de ressenti. C’est à Sarajevo, ma « première » guerre que j’ai vraiment pris conscience de ce que signifiait mon identité juive. En plein siège, les ministères, les journaux m’ouvraient la porte en disant « Toi tu peux comprendre ce que c’est qu’un génocide ». Mais je n’ai pas fait de la guerre mondaine à la BHL, kholile : j’habitais dans une banlieue qui a été comparée au ghetto de Varsovie, Dobrinja, à quelques mètres de la ligne de front. C’est là que j’ai pu constater le rôle majeur des femmes dans la construction d’un avenir durant une guerre. D’historienne de l’art, je suis devenue sociologue, spécialiste de l’analyse du genre et conflit armé. Mon DEA a été justement sur les femmes de Sarajevo et mon doctorat sur les femmes afghanes. Je suis une chercheuse qui a les mains dans le cambouis : sur tous mes terrains, je me suis lancée dans des actions humanitaires indépendantes comme si je ne pouvais pas arriver les mains vides, Comment écouter froidement une femme qui vous raconte que son fils a été tué, par exemple, et que vous êtes là comme une imbécile à prendre des notes ? C’est comme ça que j’ai créé des associations Loi 1901, la dernière en date (qui déjà n’est pas toute jeune), Femaid, enregistrée en 2001. À Dobrinja, je me suis occupée de la reconstruction d’une école primaire- sans doute la plus belle du pays ! À l’est du Congo, lieu de tous les désastres, des cours de self-défense pour les filles scolarisées et ainsi de suite. Et surtout l’Afghanistan. 

– On peut dire que vous avez le « tikoun A Olam » rivé au corps, contre quoi, contre qui luttez- vous le plus ? L’indifférence ? La barbarie qui ne se contient plus ? La femme à qui l’on arrache l’âme ?

Tout ça, et surtout l’injustice ; dans une autre vie, je ferai également des études de droit (mais toujours l’histoire de l’art, le Louvre m’a permis de maintenir un semblant de santé mentale). Et bien sûr c’est un combat viscéralement féministe. 

– Vous êtes actuellement activement engagée auprès des Femmes Afghanes. Vous vous êtes régulièrement rendue en Afghanistan, vous avez créé une Association d’aide, FemAid, qui aident les femmes dans le monde, et qui aujourd’hui permet, dans la clandestinité la plus totale, aux femmes afghanes d’accéder à une instruction. Comment expliquez-vous le silence qui s’est abattu sur ces femmes afghanes ? Pourquoi les pays occidentaux et européens, en particulier, si prompts aux manifestations offusquées, n’ont-ils pas retourné le pavé pour faire connaître leur sort et tenter d’y remédier ? 

Oui, l’Afghanistan fait partie de ma vie depuis 25 ans, je suis en train d’écrire mon 3ème livre sur les femmes afghanes ! C’est dans un camp de réfugiés afghans miséreux dans un désert pakistanais que j’ai compris que moi aussi j’étais issue d’une famille de réfugiés. Cette façon de reconstituer un foyer, sous une tente faite de sacs-poubelles, un châle par terre et la création d’un seuil dans le sable pour différencier l’extérieur de l’intérieur, ça m’a parlé, j’ai compris d’instinct la démarche de cette femme, sans pouvoir la rationaliser.

Depuis le retour au pouvoir des Talibans en août 2021, près d’une centaine de décrets se sont abattus sur les filles et les femmes. Elles sont interdites de scolarité (au-delà d’un primaire médiocre), d’études même la médecine alors qu’elles ne peuvent se faire soigner que par des femmes, interdites de travailler, de se promener, de chanter, de parler tout haut. Une des pires situations pour les femmes au monde. Et pourtant, personne ne s’en émeut outre mesure. Il me semble qu’avec la montée des droits extrêmes et la normalisation des relations avec des gouvernements qui se basent sur une légitimation nationaliste et religieuse, on accepte que les droits des femmes soient revus à la base. Que ce soit (entre autres) l’Arabie saoudite, l’Inde de Modi mais aussi les États-Unis évangéliste ou la Russie orthodoxe de Poutine. Si Israël devait tomber complètement dans les mains des Haredim, ce ne sont pas uniquement les bus ségrégués qu’on verrait. La religion politisée gomme tout son substrat spirituel pour ne retenir qu’une idée d’un fatalisme punitif. 

Dernièrement le mollah Akhunzada, chef des talibans déclarait que les pauvres devaient supporter la misère et la famine puisqu’Allah en avait décrété ainsi. Quant aux femmes, elles ne subissent que le destin subalterne, minoré qui à leur a été divinement ordonné, même si elles en crèvent en accouchant ou sous les coups de leur mari. Pour moi, il ne faut surtout pas que les filles intériorisent cette violence comme étant normale. Ainsi l’importance de l’éducation, l’ouverture au monde et à la prise de conscience de l’injustice. C’est bien à ça que servent nos écoles clandestines pour filles interdites de scolarité que nous avons créées à la barbe des Talibans, c’est le cas de le dire. En ce moment, et pour longtemps encore si les financements le permettent, 3000 jeunes filles de 12 à 18 ans apprennent à résister contre le fatalisme qui leur est imposé, en suivant le programme scolaire qui leur est à présent prohibé. Ces élèves et leurs enseignantes sont incroyablement courageuses : par leur volonté d’apprendre, ce sont les résistantes les plus déterminées contre cet islamisme meurtrier. Comme les enfants dans des classes secrètes au ghetto de Varsovie qui ont continué à apprendre par cœur des poésies, défiant l’oppression par la musique de leurs voix.

Et c’est après avoir fait le tour de pas mal de conflits que je suis venue à ma propre histoire familiale avec un livre sur le vécu des femmes en France des femmes pendant la Shoah. C’est le premier ouvrage sur ce sujet, malheureusement invisibilisé par le COVID. Un travail intense et bouleversant, j’ai dépouillé des centaines de lettres écrites pendant l’Occupation, à partir de Drancy ou envoyées vers les camps Nous partons pour une destination inconnue : Femmes juives en France durant la Shoah Albin-Michel, Paris 2020

– – Êtes-vous optimiste pour l’avenir de ce monde ?

J’ai l’optimisme des désespérés !

– L’histoire de votre famille, que vous racontez dans un livre que j’incite nos lecteurs à lire, puis à relire, tant il est émouvant, « Le mime Marceau, sa cousine Rose, le Yiddish, et moi« , vous a-t-elle permis d’éviter des écueils, de tirer des leçons de vie ? Et dernière question, peut-être très personnelle, comme vous le racontez dans cet ouvrage, vous êtes la petite cousine du mime Marceau, dont le père, de France, et toute la famille, de Pologne, furent exterminés à Auschwitz. Ne luttez-vous pas, seule vous aussi comme l’a été votre cousin, mais à l’opposé de son art, contre le silence ? Tous les silences ?

Marceau avait un silence extraordinairement bavard ! Je ne lutte pas contre le même silence, plutôt ce néant qu’est l’imbécillité passive qui nous entoure et qui permet le pire. Ma lutte personnelle contre l’antisémitisme, c’est l’engagement d’une vie dans des pays musulmans surtout où, sans l’exhiber, je ne cache pas mon identité. Bien sûr, j’ai rencontré des coreligionnaires qui me demandaient ce que je fichais « chez eux ». Il n’y a pas de « chez eux », mais un grand « chez nous », idéalement un Bey mir in der Heim universel. Mais c’est l’idéalisme imbécile d’une optimiste qui fuit son propre pessimisme et ses angoisses par une constante fuite en avant…

Merci Carol Mann pour cet instant, ce grand large infini instant d’espoir.

A lire, et à relire pour la beauté de vos romans, pour le courage de tous vos livres :

Parmi d’autres :

Le Mime Marceau, sa cousine Rose le yiddish et moi, Éditions L’Originel, Paris 2023. 

Nous partons pour une destination inconnue : Femmes juives en France durant la Shoah Albin-Michel, Paris 2020

Les Femmes dans la résistance de Sarajevo Éditions du Croquant, Paris, 2014.

Hôtel des Chutes, (Samsa, Bruxelles 2022)

La Naine de Don Diego, (Flammarion 2004)

Une belle nuit d’août couleur de cendre (Calmann-Lévy, Paris 1996)

Association FemAid
www.femaid.org

Interview télévisée de Carol Mann pour Public Sénat « Afghanistan : jusqu’où ira la guerre contre les femmes ? »

https://www.publicsenat.fr/emission/sens-public/afghanistan-jusquou-ira-la-guerre-contre-les-femmes-e0

Entretien mené par Daniella Pinkstein

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« Murmuration »

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1 Comment

  1. Toutes ces femmes opprimées, battues, tuées, partout ou nos regards se tournent, c’est nous. Nous sommes comme elles avec nos enfants dans les bras, fuyant les barbares, les péres les époux, qui imposent leurs lois dans des pays ou la terreur s’est installée, les nazis,les islamistes que sont les talibans et ce que subissent les femmes afghanes, les régimes totalitaires qui n’aiment pas les femmes même soumises. Merci pour l’interview éclairée de Carol Mann,par Daniella Pinkstein, merci à Tribune juive pour nous avoir permis de lire cette interview, le coeur serré.

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