
Il est des vérités que notre temps ne peut ni penser ni tolérer, tant il a sacralisé l’apparence au détriment de l’être, le discours au détriment du réel, l’indignation au détriment du silence lucide. J’ai vécu assez longtemps parmi les hommes pour en éprouver le désastre : nul ne parle plus depuis un lieu de vérité. L’époque est celle du masque, non de la face.
Car le masque est partout. Il n’est pas seulement ce que l’on met pour séduire, pour convaincre ou pour appartenir : il est devenu l’unique langue de l’homme social. Derrière la cordialité, l’indignation, la compétence affichée, ou l’ostentation victimaire, je n’ai souvent trouvé qu’une peur nue, irrationnelle, presque animale : peur d’être vu, d’être jugé, d’être isolé du troupeau. Et cette peur, travestie en posture, fabrique une société où l’on ne parle plus, mais où l’on joue. Où l’on ne pense plus, mais où l’on rejoue l’éternel théâtre des identités imposées.
Il est de bon ton de parler — jamais de se taire ; de se positionner — jamais de douter. Et c’est ainsi que le lien social se dissout dans la liturgie bavarde de l’époque : chacun récite, rejoue, imite. Plus personne ne dit « je » depuis la nudité de son âme. On prononce ce qu’il faut dire, ce qu’il est permis d’incarner. Le réel, quant à lui, s’enfonce dans une nuit de plus en plus épaisse.
Gaza : la fable des bons et des méchants
Ce que j’entends aujourd’hui autour de Gaza n’est pas un débat, c’est un exorcisme. Une manière de conjurer le monde en parlant fort, en parlant juste assez pour ne plus rien entendre. Ceux qui s’expriment ne savent rien, ou si peu : ni l’histoire réelle du Proche-Orient, ni la complexité des rapports de force, ni l’abyssale souffrance des peuples pris entre les mâchoires d’idéologies meurtrières. Mais ils parlent — comme on déclame une pièce dont le texte leur a été confié par un metteur en scène invisible.
Leur discours n’est pas fait de concepts mais de slogans, non d’analyse mais d’émotion mise en posture : apartheid, génocide, colonisation, résistance… Autant de masques idéologiques forgés dans les fourneaux d’une gauche sentimentale et d’un islamisme militant, tous deux fascinés par la pureté morale de leur fiction. Ils ont besoin du Bien, fût-ce au prix du mensonge. Du bourreau, fût-ce au prix de l’aveuglement.
On pourrait leur rappeler que Gaza est gouvernée par une théocratie totalitaire dont la charte promet l’anéantissement de l’autre. Que le Hamas ne combat pas seulement Israël, mais la nuance, la liberté, l’humanité même. On pourrait leur dire qu’Israël n’est pas sans faute, mais qu’il demeure une démocratie attaquée dans sa chair. On pourrait, mais à quoi bon ? Le masque a tout recouvert. Il a rendu le réel obscène, et la vérité, fasciste.
Contre la confusion morale
Notre époque prétend tout valoir : toutes les causes, tous les discours, toutes les émotions. Or non, tout ne se vaut pas. Il est des pensées qui éclairent, et d’autres qui aveuglent. Il est des silences qui sauvent, et des bavardages qui tuent. Mettre sur le même plan l’ignorance militante et l’effort lucide de compréhension, c’est encore céder au masque. C’est trahir la vérité, cette ancienne vertu devenue presque suspecte.
Se proclamer pour la paix ou contre l’oppression ne confère aucune légitimité si cette parole ne s’enracine pas dans un savoir exigeant, une humilité intellectuelle, une fidélité au réel. Il ne suffit pas de dire : « Je suis solidaire ». Encore faut-il savoir de quoi, de qui, et à quel prix. La posture de l’innocence est la plus dangereuse des armes morales.
Rendre la parole à la vérité nue
Je ne plaide pas pour le silence — ce serait encore un masque. Je plaide pour une parole nue, c’est-à-dire responsable. Une parole qui ose dire : « Je ne sais pas », qui tremble de se tromper, qui avance avec lenteur, non avec certitude. Car seule cette fragilité peut rouvrir la voie à un dialogue. Seule elle peut résister à la tentation permanente de la fiction morale.
Il faut que la parole cesse d’être un lieu de parade. Il faut qu’elle redevienne le lieu du risque — celui de penser seul, de voir clair, de résister aux masques comme on résiste à la servitude.
Ce n’est qu’à cette condition, et à cette condition seule, que nous pourrons espérer sortir de la mascarade contemporaine pour retrouver, peut-être, le silence altier des vérités premières.
© Charles Rojzman
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A paraître le 23 mai : « Les Masques tombent, le réel, arme secrète de la démocratie »

Quatrième de couverture :
« Sous les secousses visibles d’une époque en crise, quelque chose de plus profond vacille. Une âme. Celle d’un monde qui ne sait plus très bien ce qu’il cherche, ni ce qu’il fuit.
Dans l’âme de fond d’une société en crise, l’auteur descend au plus intime de la tempête. Il ne s’attarde pas aux symptômes — désordres politiques, fractures sociales, angoisses climatiques — mais tente d’en écouter le souffle souterrain, ce murmure confus d’une civilisation en perte de sens.
Quel est ce mal diffus qui ronge les sociétés modernes ? Quelle fatigue secrète traverse les individus, les peuples, les discours ? Et si la véritable crise n’était pas tant celle des systèmes, mais celle du cœur, de l’imaginaire, du lien ?
Entre essai poétique et méditation lucide, ce livre invite à un face-à-face avec notre époque — non pour y chercher des coupables, mais pour y retrouver ce qui fait encore vibrer, dans les ruines, l’écho d’un avenir possible. » Charles Rojzman

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