Ruthy Hassan. « On l’appelait le démon », ce rituel des shabbat de notre enfance

Le Shabbat,
la lumière de notre enfance.

Dans chaque maison juive religieuse,
un objet étrange trônait avec discrétion.
On l’appelait le démon.
Ce réchaud à pétrole, vert profond, aux formes généreuses et aux lettres dorées, ressemblait à un petit ovni domestique.
Il intriguait, mais il était là, fidèle, presque sacré.
Il faisait partie du rituel.

Il fonctionnait grâce à deux mèches,
en tissu spécial, que l’on imbibait de pétrole.
Une fois bien saturées, on les allumait. Un petit bouton, comme un curseur, permettait de faire monter ou descendre la flamme.
C’était un système simple et ingénieux , et pour les personnes religieuses, qui ne touchaient pas au feu pendant le Shabbat, c’était une bénédiction.

Ma tante Rachel, pleine de malice et de savoir-faire, avait même fabriqué une tôle arrondie à poser sur le démon.
Une sorte de coupole de métal, pensée pour canaliser la chaleur et protéger la flamme.
Si un courant d’air passait, le feu restait vivant.
C’était sa petite invention, discrète mais précieuse, et elle en parlait avec une certaine fierté.

Quand approchait le Shabbat,
la maison entrait dans un tourbillon d’activités.
On se trémoussait dans tous les sens ,
il fallait tout gérer, avancer vite.
On courait presque, mais ce n’était pas de la panique c’était l’urgence joyeuse de bien faire avant l’allumage des nerot, (kindiles ), car après, tout devait être prêt.

Dans la rue, l’atmosphère changeait aussi.
Un marchand ambulant poussait sa charrette pleine de melons et de pastèques, criant d’une voix chantante. Le charbonnier, lui, passait lentement avec son âne tirant une carriole noire de poussière.
C’était tout un théâtre populaire, vivant, qui annonçait l’imminence du Shabbat.

Pendant ce temps, ma maman Dolly préparait le démon ,
elle imbibait les mèches,
réglait la flamme, posait avec soin le tajine de tefina dessus.
Ce n’est qu’après cela, dans un silence presque sacré, qu’elle allumait les bougies.
Alors, le Shabbat commençait.

Et dès ce moment, une autre vie s’installait. Toute la nuit, le plat mijotait à feu doux.
Une odeur chaude d’épices, de sucre, de viande fondus envahissait la maison.
Une fragrance enveloppante, presque envoûtante, montait lentement jusqu’à nos narines, ce fut le parfum du Shabbat.

Et , le lendemain, au retour de la synagogue, le plat était prêt.
Fondant, mielleux, nourri par la patience et l’amour.

Si un souffle l’éteignait dans la nuit, ma mère en était bouleversée.
Alors, mon père allait chercher Abdelahhh, notre voisin musulman.
Il rallumait la flamme, et la chaleur reprenait.
« Plus tiède que chaud », disait maman, mais toujours avec tendresse.

Puis venait la mise en table.
On posait une nappe blanche, bien repassée, sur la table.
Dessus, un plateau spécial accueillait le « bejma », ce pain à trois boules
accompagné d’une petite coupelle de sel.
On recouvrait le pain d’un beau napperon brodé, réservé au Shabbat, souvent orné de dorures ou de lettres hébraïques.

À côté, une bouteille de vin brillante, et un verre sculpté, parfois gravé des mots « Shabbat Shalom », qu’on ne sortait jamais la semaine.
Et sur la table, trônait aussi un petit bouquet de brins de myrte, que Goliath, venait vendre chaque vendredi, porte après porte.
Ces brins avaient une odeur discrète, mais un symbole fort : ils annonçaient la paix et la joie du Shabbat.

Nous vivions une enfance séfarade, baignée de traditions vivantes et joyeuses.
Le vendredi, les grandes tablées se préparaient.
On faisait les courses, on pétrissait, on chantait, tout cela dans un enchaînement presque chorégraphié.
Les enfants couraient pieds nus dans la cour, un chant léger sur les lèvres.
Les femmes, concentrées, dépliaient les nappes, cuisaient, dressaient, dans une gestuelle fluide.
Les grands-parents racontaient des histoires pleines de sagesse et de malice.

Chaque Shabbat était une fête, une bénédiction, un jour propice à espérer, à bénir, à se réunir.

Tout cela se passait face à la mer.
Le linge flottait aux fenêtres, les voix montaient des balcons, les rires des enfants éclataient dans les ruelles chaudes , auprès des Charettes chargées de melon pastèques des abricots gorgée de vitamines du soleil .
Une femme aspergeaient de l’eau sur le trottoir pour rafraîchir la poussière, un autre secouait un tapis à l’étage.

Et au coin de la cuisine, le démon veillait, silencieux, fidèle, entouré d’odeurs, de chaleur et de souvenirs.

Les voisins faisaient partie du décor.
On partageait un quartier, une odeur, un air, une chaleur.

Ce réchaud, cet objet étrange et indispensable, portait bien plus que le tajine , il portait une époque.
Une époque simple, ouverte, fraternelle, et douce.
Une époque où chaque chose , un plat, un geste, une flamme ,était un éclat d’amour.

Et peut-être que c’était cela, notre grandeur silencieuse ,
dans notre simplicité, nous étions merveilleux, portés par cet esprit enchanteur de se réunir.

© Ruthy Hassan

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