Antisionisme radical : la haine réhabilitée. Par Charles Rojzman

Pourquoi Israël concentre-t-il aujourd’hui une hostilité aussi violente, aussi disproportionnée, aussi obsessionnelle, de la part de certains milieux intellectuels occidentaux et du monde arabo-musulman ? Comment expliquer que dans un monde traversé de conflits, d’injustices, de tragédies humaines innombrables, un seul pays focalise autant de ressentiment, de soupçon, de colère ?

Ce texte propose une réponse sans fard : l’antisionisme radical contemporain n’est que la forme renouvelée, socialement acceptée, culturellement reconfigurée, d’un antisémitisme ancestral. Il ne s’agit pas d’une critique légitime de la politique israélienne. Il s’agit d’une entreprise de délégitimation, de déshumanisation, de désignation d’un mal absolu. Et ses conséquences sont déjà visibles, dangereuses, explosives.

Attribuer la haine d’Israël à la seule conduite de ses gouvernements successifs est une solution de facilité. C’est supposer que cet État, seul au monde, incarnerait une monstruosité sans équivalent, dans un univers pourtant saturé de crimes de guerre, de nettoyages ethniques, de dictatures impitoyables. Israël, dans cette vision, devient un cas d’exception maléfique. Cela ne tient pas.

Ce schéma ressemble à s’y méprendre à celui de l’antisémite traditionnel, pour qui la haine des Juifs n’est qu’une réponse aux « agissements » de ces derniers. Dans les deux cas, on justifie la haine par le comportement supposé de l’objet haï. La passion prime sur la raison. La condamnation est préalable aux faits.

L’antisionisme radical est une passion, non une opinion. Il ne débat pas, il condamne. Il ne s’appuie pas sur des faits, il se nourrit de symboles. Et son moteur principal est la diabolisation.

Diaboliser, c’est caricaturer, exagérer, essentialiser. C’est effacer la complexité, nier les circonstances, interdire l’empathie. C’est réduire un peuple, une nation, à une fonction : incarner le Mal. Ce procédé n’est pas nouveau. Il était déjà à l’œuvre au Moyen Âge, quand les Juifs étaient accusés de profaner les hosties, d’empoisonner les puits, d’être les agents du diable.

Aujourd’hui, c’est Israël qui joue ce rôle. Un bouc émissaire global, qui permet à chacun — islamiste humilié, intellectuel culpabilisé, militant égaré — de se croire moral en haïssant un ennemi commode.

Le lien entre le Juif et le diable est enraciné dans les textes et les traditions du christianisme médiéval. De Jean à Luther, en passant par la mystique populaire européenne, cette image a traversé les siècles. Elle s’est ensuite sécularisée sous des formes politiques, puis raciales, et aujourd’hui idéologiques.

Le monde musulman, de son côté, n’a pas échappé à cette construction. Certains versets coraniques, certains hadiths, ont été interprétés pour enraciner un antisémitisme durable. Ce n’est pas une haine circonstancielle, mais une vision théologique et historique du monde, où les Juifs sont dépeints comme infidèles, sournois, maudits.

À la différence notable des religions asiatiques — qui n’ont jamais développé de haine des Juifs —, les monothéismes issus d’Abraham semblent avoir eu besoin, chacun à leur manière, de délégitimer l’existence juive.

Dans cette perspective, le conflit israélo-arabe n’est plus une question géopolitique ou territoriale. Il devient un théâtre symbolique. Le penseur Hamed Abdel-Samad le résume crûment : « Ce n’est pas Israël que nous détestons. Ce sont les Juifs. » Même si Israël rendait toutes ses terres, l’hostilité ne cesserait pas. Car elle ne repose pas sur l’occupation, mais sur l’existence même d’un État juif souverain.

Cette souveraineté est vécue comme une offense. Elle contredit les prophéties. Elle humilie ceux qui avaient relégué les Juifs au rang de peuple soumis, minoritaire, résiduel. Israël, en gagnant ses guerres, en prospérant, en survivant, ne fait pas que se défendre : il accuse, silencieusement, ceux qui le haïssent. Et c’est cela qui devient insupportable.

C’est là qu’intervient la grande hypocrisie des élites occidentales. Traversées par la honte de la Shoah, du colonialisme et de l’esclavage, pétries de vertus chrétiennes retournées contre elles-mêmes, ces élites trouvent dans l’antisionisme un exutoire commode. Elles inversent les rôles : les descendants des victimes deviennent bourreaux ; les porteurs de haine deviennent résistants.

Le Palestinien est élevé au rang de figure christique, et l’Israélien abaissé à celui de soldat romain. Ce récit manichéen arrange tout le monde : il permet de réconcilier la bonne conscience avec la haine, de faire du ressentiment une vertu, de recycler les vieux tropes antisémites sous des formes acceptables.

On reproche à Israël exactement ce qu’on a reproché aux Juifs pendant des siècles : la cruauté, la ruse, la soif de domination mondiale. On lui attribue un projet délirant — du Nil à l’Euphrate, de Tombouctou à New York. C’est une projection pure, au sens psychanalytique : les fantasmes de domination d’autrui sont projetés sur Israël pour mieux s’en absoudre soi-même.

Ce délire s’auto-alimente dans les réseaux, les campus, les conférences militantes. Israël devient un archétype du mal. Et cette image sert à justifier tout : les appels à l’intifada, les meurtres de civils, l’importation du conflit sur le sol européen. L’antisionisme n’est plus une position : c’est une arme.

Cette passion antisioniste radicale produit des effets. Elle transforme les débats en inquisitions. Elle rend la défense d’Israël honteuse, voire dangereuse. Elle pénètre les universités, les syndicats, les partis, jusqu’aux ONG. Elle instille une haine froide, justifiée, éthique — donc irréfutable.

Dans les rues d’Occident, on acclame des slogans appelant à l’éradication d’un État. On justifie des attentats. On attaque des synagogues. On cible des enfants. Et trop souvent, les autorités regardent ailleurs. Le courage politique est absent. Le mot « juif » fait peur à prononcer — sauf quand il s’agit de le dénoncer.

Les intellectuels, censés être les garants de la pensée libre, ont pour beaucoup déserté leur poste. Par paresse, par conformisme, par lâcheté, ils ont abdiqué. Ils répètent les slogans, travestissent l’histoire, tordent le réel. Ils trahissent non seulement Israël, mais leur propre mission : éclairer, pas attiser.

La critique d’Israël est légitime. Sa diabolisation est une trahison. Une insulte à l’intelligence. Une faute morale.

L’antisionisme radical contemporain n’est rien d’autre que l’antisémitisme classique relooké pour convenir aux canons du progressisme mondain. Il n’est ni plus noble, ni plus légitime. Il est peut-être pire, car il s’ignore ou se ment à lui-même.

Israël n’est pas haï pour ce qu’il fait. Il est haï pour ce qu’il est : un État juif, fort, vivant, insoumis. Ce rejet n’a rien d’un combat pour la justice. C’est le prolongement d’un vieux refus : celui de laisser les Juifs exister autrement que dans la soumission ou la disparition.

Ce combat n’est pas israélien. Il est global. Il est civilisationnel. Et il est temps d’ouvrir les yeux.

© Charles Rojzman

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A paraître le 23 mai

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