Archives. Un juif a-t-il le droit de décorer une chapelle? Lettre à Marc Chagall André Chouraqui

Lettre à Marc Chagall André Chouraqui

in Le destin d’Israël Parole et Silence 2007

pp. 245-249 

Lettre à Marc Chagall

26 mars 1954

Monsieur Marc CHAGALL 22, Place Dauphine, PARIS IV

Bien cher Maître,

Je suis heureux que nous ayons pu, à Vence et à Paris auprès des Fleg, revenir sur le problème qui vous préoccupe si profondément et auquel je n’ai cessé de penser, je peux le dire, depuis deux ans que vous nous avez fait l’amitié de vous confier à nous.

Un Juif aussi profondément enraciné dans notre patrimoine ancestral que vous l’êtes à-t-il le droit de décorer une chapelle? [1]

J’ai pu parler de ce problème à de nombreuses personnalités éminemment connues pour leur fidélité à Israël et examiner le cas de conscience que vous proposez à nos méditations sous tous ses aspects.

Je voudrais, ici, vous redire quel est mon sentiment personnel en me réservant de revenir plus tard sur certains aspects de la question.

Si l’on se réfère aux grands principes qui constituent les structures mêmes de la pensée d’Israël, il ne saurait y avoir d’obstacles à l’acte devant lequel vous hésitez d’une manière si émouvante.

Au regard de la tradition juive, les structures théologiques et dogmatiques qui sous-tendent la vie spirituelle des hommes ont moins d’importance que les actes de l’homme dans l’ordre de la justice et de l’amour.

Le principe cardinal qui domine toute la pensée juive est celui-ci : « Les Justes de toutes les nations ont part au monde futur. »

Israël, dans ses perspectives, est moins une religion visant à imposer sa pensée théologique qu’un ordre religieux consacré à l’unité d’amour qui sont les deux termes qui résument le « Chema Israël. »

C’est, je crois, le plus beau titre de la pensée synagogale d’avoir su se situer sur ces cimes qui permettent un respect du prochain et de ses croyances dont notre tradition, depuis la Bible, offre tant d’exemples.

Dans ces perspectives, un Juif doit concourir activement à tout ce qui peut aider autrui à sortir des souillures de l’injustice pour accéder à plus de justice et de lumière.

Et nous avons le devoir de rendre témoignage de cette lumière partout où il nous est demandé de le faire.

Le cas précis qui vous préoccupe me semble davantage emporter l’adhésion de tous en faveur d’une solution positive :

1)     les chapelles de Vence que l’on vous demande avec tant d’instance de décorer sont des chapelles désaffectées et qui n’appartiennent pas à l’Église mais à la Municipalité;

2)     ces chapelles ne serviront que très occasionnellement à l’exercice du culte catholique;

3)     une liberté totale vous est laissée dans le choix des thèmes qui inspireront vos peintures.

Vous avez ainsi, dans ces lieux qui deviendront un centre de rayonnement lorsque vous les aurez décorés, la possibilité de rendre un témoignage et de faire une œuvre dont vos amis savent qu’elle sera de la plus haute importance. L’Ancien Testament qui est à la racine de toute foi chrétienne offre une variété presque infinie de thèmes décoratifs qui seront à la fois valables pour un Juif comme pour tout homme qui garde au fond de son âme le sens des réalités spirituelles. Depuis la création du monde jusqu’à l’accomplissement des prophéties, la Bible peint le destin de l’humanité entière et ce sera pour tous une joie et un secours de voir ces visions rendues par le pinceau de Chagall.

Ce sentiment que je vous traduis et qui fut appuyé avec éloquence dans les conversations que nous eûmes hier avec M. Edmond Fleg est également partagé par M. le Rabbin André Zaoui. Et j’ai pu, aujourd’hui même, avoir le sentiment de M. Berl-Locker, Président de l’Agence Juive, qui avec sa lucidité habituelle a précisé que le problème n’était pas nouveau en Israël: de tout temps et dans les communautés les plus orthodoxes, des artisans juifs ont contribué à la décoration des églises ou à la diffusion des objets de piété chrétienne sans rien perdre de l’estime de leurs coreligionnaires. Il existe même des consultations talmudiques signées des Docteurs les moins suspects de libéralisme ou de syncrétisme qui permettent à un artisan juif ou à un architecte ou à un marchand de créer ou de débiter des sujets de piété qui ne sont pas juifs.

Les grands-rabbins qui permirent cela s’appuient sur l’exemple d’Elisée autorisant un adepte de la religion mosaïque à pénétrer dans un temple païen, à assister aux liturgies païennes, à participer à toutes les manifestations d’un culte qui était réprouvé par la foi juive parce qu’idolâtre. Élisée, comme les Rabbins, distingue ici entre l’acte extérieur et l’adhésion intérieure.

Vous êtes d’ailleurs dans une position bien plus favorable puisqu’il est de tradition constante en Israël que le Christianisme, qui ne cesse d’affirmer sa foi au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui ne serait rien s’il ne reposait pas tout entier sur l’antique tronc d’Israël, est un pas vers l’avènement du Royaume de Dieu.

Déjà, au XIe siècle, le plus grand de nos théologiens mystiques, Bahya Ibn Paqûda, appelait Jésus un Saint et citait dans son Introduction aux devoirs des cœurs des paroles tirées des Evangiles.

Dans une page célèbre, Maïmonide se situe dans cette tradition royale en affirmant que le Christianisme prépare l’avènement du règne messianique.

Nous avons beaucoup de choses à reprocher aux Chrétiens, mais surtout pas leur infidélité au Message de justice et d’amour qui nous est commun.

Il est nécessaire aujourd’hui — je le crois de toutes mes forces — de cesser de regarder en arrière ceux qui se réclament de l’idéal qui fut celui de nos pères. Dans cette voie, je suis assuré, comme le sont les nombreux amis juifs que j’ai pu consulter sur ce problème, que votre œuvre marquera une date importante pour le rapprochement des hommes qui sentent de quel mortel danger la civilisation reste menacée. Ce sera votre cœur qui dictera votre réponse définitive. Tous vos amis souhaitent sans réserve que vous suiviez son inspiration pour rendre un témoignage que nous attendons. [2]

Je vous prie d’agréer, bien cher Maître, l’expression de mes sentiments de très respectueuse amitié.

André CHOURAQUI

***

Notes

 1. Marc Chagall lui-même avait posé la question. Dans sa réponse, André Chouraqui traite, en l’appliquant au cas de la décoration d’une chapelle, d’un problème longuement discuté dans le judaïsme: le christianisme est-il idolâtre, auquel cas il ne faudrait certainement pas, et de quelque manière que ce soit, collaborer avec lui? Ou bien n’est-il pas idolâtre, et une certaine collaboration est alors possible. Au Moyen Âge, des penseurs comme Juda Halevi, Maïmonide ou Le Meiri, avaient répondu que le christianisme, parce qu’il reconnaît le texte biblique, n’était pas idolâtre et qu’il était donc possible pour un juif, dans certaines limites essentiellement liées à l’exercice du culte, de transmettre à un chrétien une part de l’enseignement juif. Ici, en s’adressant à un peintre, Chouraqui argumente comme le ferait un talmudiste… Est-il nécessaire de rappeler qu’il avait, en 1938-1940, suivi les cours du Séminaire israé­lite de la rue Vauquelin (replié au moment de la guerre a Clermont-Ferrand) ?  

2. Finalement, Chagall accepta de décorer la chapelle. Le plan cruciforme de celle-ci lui inspira une série de tableaux illustrant des épisodes de l’Ancien Testament; l’ensemble devait être organisé de telle sorte que les tableaux se répondent : la “Création de l’Homme” devait faire face à l’Alliance du Seigneur avec Noé”, le “Paradis” à l”`Échelle de Jacob”, “Adam et Eve chassés du Paradis” à la “Lutte de ‘Jacob avec l’Ange”, le “Buisson ardent” à “Abraham et les trois Anges”, “Morse faisant jaillir l’eau du Rocher” à “Moïse recevant les tables de la lot”… Mais ce n’est pas exactement ce projet qui fut réalisé: à la suite de la donation Marc et Valentina Chagall à l’État français, l’ensemble des tableaux monumentaux initialement destinés à la Chapelle du Calvaire à Vence sont aujourd’hui au musée national Message Biblique Marc Chagall à Nice (cf. P. Provoyer, Le Message Biblique, Cercle des Arts, 1983).
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“Le violon juif”. Anagallis. Merci à C.

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7 Comments

  1. Dans ces perspectives, un Juif doit concourir activement à tout ce qui peut aider autrui à sortir des souillures de l’injustice pour accéder à plus de justice et de lumière :
    « Partout où l’on rencontre un front plus hardi, un œil plus vif, une voix plus limpide, l’habile tracé d’une ligne qui rend un tableau plus net, une sculpture plus vigoureuse, Israël est là. Partout où l’on rencontre un homme d’État plus honorable, un juge plus juste, un érudit plus instruit, une femme plus belle et douée de plus de sagesse, Israël est là. »
    Pearl Buck (Pivoine).
    Phrase figurant dans le paragraphe de clôture de son roman, Pivoine.
    Pivoine, jeune Chinoise, est l’héroïne de ce livre centré sur la vie d’une famille juive dans la Chine d’avant Mao
    https://www.babelio.com/auteur/Pearl-Buck/6490

  2. Carole, c’est magnifique, j’ai eu des frissons en l’écoutant,je me suis informée : A jewish Odyssey, dancing on water FINJAN (Quèbec) Shlomo Carlebach, méditation. Merci Carole.Honneur à Marc Chagall et les si nombreux artistes Juifs qui illuminent le monde.

    • Danielka, cela m’a fait cet effet-là à moi aussi et c’est pourquoi, afin de faire partager cette émotion, j’ai demandé à TJ la permission de joindre cette musique extraordinaire à l’article dédié à Marc Chagall. Elle m’a semblé être en harmonie avec les œuvres de ce merveilleux peintre. Je me souviens, car ce fut un moment inoubliable, avoir écouté de la musique klezmer tout un après-midi il y a quelques années de cela dans un café de la rue des Rosiers à Paris. En sortant, j’étais sur un petit nuage tellement ce moment fut beau et bouleversant.

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