Daniella Pinkstein. “Le secret de cet élan de vie”

Lorsque Daniella Pinkstein avait décidé de faire des interviews à Metula en 2013, les réponses qu’elle obtint changèrent assurément son projet: elle nous offrit une réflexion sublime sur “l’élan de vie du peuple juif”.

Au lendemain du 7 octobre, ces mots sont si désespérément actuels que Tribune juive les propose à ses lecteurs et les dédie à Israël et notre peuple.

Pour celui qui n’est jamais venu à Métula, le lieu apparaît, dans sa splendeur montagneuse, aux confins du monde – et ni la frontière, ni les barrières n’y changent rien. Le doigt de la Galilée, m’a-t-on dit à mon arrivée. Lorsque j’ai levé les yeux au ciel, le doigt semblait géant.

L’attaque par l’armée israélienne de deux objectifs dans une Syrie en sang peut engendrer une riposte, une escalade de la violence contre Israël, et Métula, à quelques centaines de mètres de la frontière libanaise et de ses démons, pourrait constituer une cible de choix.

Puisqu’il était question pour moi de réaliser un micro-trottoir comme tous les journalistes débarquant à la Ména, je me suis donc, en toute logique – pensais-je – enquise des craintes des habitants de ces confins.

Tal est la première personne que j’interroge. Tal est électricien, il a toujours vécu ici, du reste ses parents aussi, ses arrières grands-parents de même, et combien d’ascendants encore. Il sourit à peu près à toutes mes questions. Le danger ? L’impact d’une telle intervention sur la Syrie ? La peur ?

Tal répond, presque en plaisantant : malgré les interventions israéliennes en Syrie, malgré les avions qui sillonnent le ciel sans relâche, les menaces du Hezbollah, de l’Iran, même de la tension grandissante avec la Turquie, d’un environnement qui s’embrase à chaque pan de frontière, malgré l’évidente croissance et proximité du péril, Tal ne craint ni les uns ni les autres.

Rien qu’il ne reconnaisse déjà. Il me salue une dernière fois, en guise de non : “Non, pas de peur à ce stade, aucune. Les élections changeront certains aspects de la vie israélienne et de sa dureté sociale, elles amèneront, espère-t-on, une résolution durable du conflit israélo-palestinien. Mais elles ne changeront rien à la peur de vivre ici”.

Myriam est étudiante au collège universitaire de Tel Haï, situé à cinq kilomètres de Métula. Elle sort à peine de l’armée. Elle vit ici depuis quelques années seulement. Elle est née à Tel-Aviv. Elle aussi sourit à tout, ou presque. Myriam me retourne uniquement la question : “Et toi, me demande-t-elle, comment t’es-tu sentie à Tel-Aviv lors des attaques de roquettes lancées de Gaza ?”. Elle ajoute, in extremis, avant de s’écarter, que les conflits avec les pays alentours ont souvent lieu en été. J’en conclus qu’elle ne craint rien en ces temps d’hiver.

Nurit, Avigaïl, Yuval, tous me demandent de quelle peur je parle, celle qui traverse le pays tout entier depuis sa création ? Allons ! Celle qu’ils ont vue ou quelquefois subie à l’armée ? Allons ! Sans ambiguïté, sans la moindre hésitation, ils me répondent qu’il n’y aura pas de riposte de la part de la Syrie. Il ne s’agit pas de cela. Pas encore, tout au moins.

Alors de quoi s’agit-il ?

Ra’anan, Avi, Nissim, Rina, ils ont vingt ans, soixante, ils sont restaurateurs, épiciers, professeurs, ils parlent d’une même voix de la réalité, qui ne tient ni de celle que je vois, à trois cent mètres de notre discussion, ni de l’écho que j’en entends.

Les questions s’embrouillent. La Syrie, les élections, le Hamas, la réalité sociale, ce n’est pas possible qu’ils se moquent tous de ces questions, que j’imagine, pourtant, de la plus haute importance, à moins que, précisément, j’eusse à ce point mal évalué l’altitude.

Dernier essai : s’avance vers moi un homme d’un certain âge, religieux. Il porte une longue barbe et deux casquettes l’une sur l’autre. Son accent yiddish, dès son premier bonjour, est particulièrement proéminant. “En effet”, m’explique-t-il, “je parle plusieurs langues couramment, mais toutes en yiddish”.

Il m’enjoint de le suivre sur une plateforme située au 6ème étage d’un café, d’où une vue panoramique exceptionnelle s’étend de part et d’autre. Il ne sourit pas. A ce point de vertige, c’en est presque inquiétant. “Le peuple juif a résisté au temps, à l’anéantissement, sans perdre cet espace qui le séparait de l’absolu. Vous connaissez l’histoire de Métula ?”. Il s’égare, il me semble.

“Nous sommes devant le fondement d’un drame universel – à votre gauche Safed, la ville des Kabbalistes jadis – comment résister au temps ? Vous savez”, ajoute-t-il, “ce n’est pas tant qu’Israël soit une perfection, ou cherche à l’être, il ne s’agit pas non plus de chauvinisme auquel certains adhèrent, pas plus qu’il ne s’agit de victoire, mais ce qu’il faut considérer, c’est le secret de cet élan de vie que nous transportons – et qui possède son sens.

L’énigme de la perpétuation du peuple juif, en dépit des exils et des persécutions, ne nous en dira rien. Mais si nous parvenons à perpétuer l’origine de l’histoire, il ne faudrait pas ignorer devant qui nous nous tenons”.

Un micro-trottoir ne dépasse, le plus souvent, pas le pavé. L’interview de cette douzaine d’individus, que ce fût ici en Galilée, à Métula, ou dans tout autre lieu, n’aurait normalement donné, en dépit du danger, qu’un panel folklorique d’opinions éparses.

La cohérence de leurs réponses à cette question, restée timidement cachée –  Israël, de qui est-il l’avenir? – a franchi la seule frontière invisible qui, malgré tant de malgré, réunit la population israélienne. Et cela, quel que soit le degré de sa foi, de son idéologie, de ses références ou même de ses espoirs. La crainte d’une guerre, d’un affrontement, est inscrite dans l’histoire d’Israël, et même à Métula, devant une frontière hermétiquement fermée depuis 2000, les individus, unanimement, restent aussi confiants que froidement conscients.

C’est quoi au fond l’inverse de la Disparition ? Une mémoire panoramique de ceux qui, de l’exil à la création de l’Etat Hébreu, portent une inextinguible résistance ?

Les quelques Métuliens interrogés sont précisément l’inverse de cette disparition à laquelle on ne peut donner de nom, tant le mystère, le secret, semble dépasser les cieux, aussi sombres soient-ils. Et cette inscription dans le temps, en dépit de la suspension dans laquelle elle se tient, laisse penser, même aux plus sceptiques, qu’elle a un sens irréversible.

© Daniella Pinkstein


Danielle Pinkstein a travaillé pour plusieurs institutions européennes, ainsi que pour la dernière présidence française de l’Union Européenne. Spécialiste des minorités d’Europe centrale, elle s’est particulièrement consacrée, dans le cadre de son doctorat, à l’étude des Juifs hongrois. Elle vit actuellement en Israël.


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