Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -53- Judith Bat-Or

Corps à corps

Laurence a pourtant appris à s’en remettre à ce sens, magique, mystérieux, qui reçoit le monde cinq sur cinq, au-delà du tactile, du visible, de l’audible. Et à obéir à sa voix. D’accord ou pas. Si au moins elle pouvait prétendre ne pas l’avoir entendue ! Plaider l’étourderie. Mais non, elle a choisi sciemment de l’ignorer. Et de s’en détourner. Elle a préféré croire au mirage de Zaza vivante, bronzée, en pleine forme à son retour de voyage, et lui donner corps un moment. Refusant de s’appesantir sur cet air de désolation qui régnait autour d’elle – ça ne pouvait dater d’hier… ni d’une semaine… ni même deux –, sur la façade écaillée et les dalles déchaussées par des herbes pas si folles que ça, elle a marché droit dans ses bottes. Et droit dans la gueule du loup. Se tordant les pieds à chaque pas. Elle a chassé ses visions de Zaza prisonnière de ce décor, sa vie entière – Zaza qui dans sa jeunesse, avec sa beauté naturelle et son port de princesse, avait forcé l’admiration, parfois l’envie aussi. Elle a gravi, pressée, les marches branlantes du perron. Puis Hugo a ouvert la porte et, en parfait gentleman, l’a priée, d’un « Madame », de bien vouloir le précéder. Elle s’est exécutée. Résolument confiante. Et dès qu’elle a franchi le seuil, le voile de l’espoir s’est levé. Lui exposant, crue et nue, la terrible vérité.

Car le silence qui l’accueille n’est pas de ces silences béats d’après-midi d’été, quand la maisonnée se tapit derrière les volets fermés. Que les enfants repus par les joies de leur matinée dorment à poings fermés, rêvant de courses sur le sable et de plongeons dans l’océan. Que les parents, gourds de chaleur, évitent de se toucher. Même de se frôler. Cette nuit peut-être, à la fraîche, après le dîner arrosé, dans le jardin, sous le pommier, le désir se réveillera. Pour l’instant, il fait profil bas.

Le silence qui accueille Laurence est lugubre au contraire. Il évoque la noirceur, l’humidité d’un cachot. Sa saleté. Sa laideur. Sa longue histoire de terreur. Il emplit l’espace. Il l’écrase. Il semble que la lumière, que le printemps et ses promesses n’ont jamais osé pénétrer, s’aventurer, ici. Qu’aucun cœur, jamais, n’a battu, ne s’est ému, entre ces murs. Laurence reste glacée, dans le hall d’entrée. Cette fois, tu t’es fourrée dans un sacré merdier ! constate la petite voix. Laurence croit percevoir dans son ton d’ordinaire égal, et toujours bienveillant, une nuance de triomphe. Ta gueule, on t’a rien demandé ! la mouche-t-elle, bravache. Mais elle n’en mène pas large.

« Maman, viens, descends vite, crie Hugo derrière elle. On a de la visite. C’est une surprise. Dépêche-toi. »

Laurence a sursauté au son de cette voix dans son dos. Elle se retourne vers le jeune homme, le considère, bouche bée. Zaza est vraiment là ! Il ne lui a donc pas menti. Ni n’a tué sa mère non plus. Bien sûr qu’il ne l’a pas tuée. On est dans la réalité. Pas dans un roman policier. Elle a envie de l’embrasser. De lui sauter au cou. Au temps pour ses certitudes et son sixième sens infaillible. Elle a une fois de plus confondu intuition et imagination. Comme toujours, elle s’est égarée dans ses élucubrations. Avec ses présomptions loufoques, elle a lâché Luciole au pire moment de sa carrière. Injurié, maltraité son pauvre Dominique. Et embarqué Arthur à bord de ses délires. Elle l’a même incité à des pratiques illicites. Incitation de mineur…

« Ben, vous en faites une tête ! Vous avez vu un fantôme ? » éclate Hugo d’un rire franc – parce que c’est franchement trop marrant –, qui se communique à Laurence, ravie de se détendre enfin. Il profite de cette distraction pour tourner discrètement la clé dans la serrure, puis recouvrant son sérieux : « Maintenant, venez avec moi. On va s’installer au salon et porter un toast à maman. En attendant qu’elle nous rejoigne. C’est une coquette invétérée. Telle que je la connais, elle doit être déjà en train de se refaire une beauté. »

Et ça risque de prendre un bail. Au moins une éternité ! ajoute-t-il une pointe d’humour à usage personnel. Il a le cœur à folâtrer. Car il n’est pas peu fier de sa gestion de cette affaire. Une prestation jusqu’ici sans bavure ni hésitation. Et sa dernière trouvaille ! N’est-elle pas savoureuse, son idée d’appeler sa mère ? Alors qu’il avait prévu de liquider la pouffiasse dès la porte franchie. Lui-même en a été surpris. Comment ne pas apprécier ce comble d’ironie : madame Je-T’aurai-Petit-Con tombant dans son panneau à lui ? Ou plutôt dans son piège à cons, ah ah !

« Permettez, chère Laurence », susurre-t-il en la dépassant. Une autre de ses idées géniales ! Marcher devant sa proie. Et ainsi lui donner une illusion de liberté. Libre de le suivre ou pas. Et bien sûr, elle le suivra. Il la tient, la salope. Comme un chat qui desserre ses griffes autour de la souris sans lui accorder un regard. Affectant une clémence lasse. Il la laisse s’échapper. Juste pour le plaisir de mieux la rattraper, quelques instants après, d’une patte nonchalante. Aussi précise qu’inexorable. Ah, les délices de la chasse !

Toute à son soulagement, à la joie de ce revirement, Laurence ne s’étonne pas du silence qui a fait écho à l’annonce de Hugo. Elle lui a emboîté le pas, s’engageant derrière lui, sans aucune réticence, dans le couloir étroit.

« Voilà, chère amie, nous y sommes. Bienvenue au palais ! » déclare un brin pompeux le maître de maison en débouchant dans le salon.

Les tapis bon marché qui recouvrent le sol de leurs couleurs fanées étouffent le claquement des talons de Laurence. Ils étoufferont bientôt ses cris. Cette pièce désincarnée a déjà assisté sans ciller à deux meurtres, elle n’en est plus à ça près. Ainsi Laurence avance, à pas feutrés, vers son destin. Qui se noue. Qui la guette. Pour frapper par surprise. Bientôt. Maintenant. C’est imminent. Pourtant non. Pas encore. Hugo retient le temps. Parce qu’il en a le pouvoir. Il agira quand il voudra. Quand bon lui semblera. Il veut jouir encore un peu, le plus longtemps possible, de cette vie suspendue, palpitante, à sa toute-puissance ! Il suffoque de désir. Heureusement, ils sont arrivés. Il marque une pause, respire, avant de se lancer.

« Fin de partie, j’ai gagné ! » claironne-t-il en s’éclipsant gracieusement devant Laurence.

Dans la foulée, il lui flanque une bourrade dans les reins et, tandis qu’elle essaie de rétablir son équilibre, la fauche d’un pied insouciant. Aussitôt, elle décolle. Bat l’air des bras et des jambes. Ridicule, pitoyable, en pantin désarticulé. Quel spectacle ! Hugo s’en délecte. Cette salope l’a assez fait chier. Enfin, elle atterrit lourdement sur le canapé.

« Oups, je t’ai bousculée, désolé ! exulte Hugo. Plus de peur que de mal, j’espère. Au fait, pour les taches, rassure-toi, ta jupette ne craint rien. C’est seulement le sang de maman. Il a séché depuis longtemps. Ça fait un peu désordre, je sais. J’aurais pu nettoyer. Mais j’ai préféré laisser. En souvenir, tu comprends. Je suis comme ça. Sentimental. Un petit remontant ? » lui propose-t-il sans transition, le visage déformé par un rictus malfaisant. « Je te l’offre. Je te dois bien ça. Allez, Laulau, pourquoi pas ? Un dernier verre pour la route. À la santé de Zaza ! »

Après les premiers instants, d’humiliation, de panique, Laurence calcule rapidement ses chances de s’en sortir indemne. Pas besoin d’un agrég de maths pour arriver à zéro. Personne ne sait qu’elle est ici. Personne, même la connaissant, ne la croirait assez naïve, stupide, irresponsable – C’est bon, n’en jetez plus – pour aller se fourrer dans un merdier pareil. Elle a, comme d’habitude, péché par impatience. Optant pour la voie la plus courte. Misant sur son art de l’impro. Par impatience. Et arrogance ! Elle va se le bouffer, par la racine, son système D. Elle s’y résigne. Bien obligée. Mais pas avant d’avoir lutté. Elle résistera jusqu’au bout. Et peut-être que finalement… Pourquoi pas, après tout ? Les probabilités ne sont pas une science exacte. Pourquoi s’appelleraient-elles, sinon, « probabilités » ? D’ailleurs, la science, elle s’en fout. Il y a toujours moyen de se tirer d’un mauvais pas. Premièrement, gagner du temps. En se soumettant par exemple.

« OK, Hugo, je capitule. Tu as gagné. J’ai perdu. Et je sais que tu dois me tuer. Puisque que tu m’as tout avoué. Mais s’il te plaît, accorde-moi une dernière volonté. J’aimerais juste me recueillir sur la tombe de ta maman. Lui faire mes adieux, tu comprends ? Après, je t’appartiendrai.

– Tu me prends pour un con ? »

Bien vu ! Sauf que pour l’instant, c’est lui qui domine le jeu. Pourtant derrière son ego de salopard fini, Laurence perçoit une fêlure. Si elle tentait la flatterie ?

« Je ne suis pas en position de te prendre pour un con. Tu es bien plus malin que je ne l’avais pensé. Retors, je dirais même. Tu m’as super épatée avec tes ruses de guerre…

– De toute façon, c’est non. Pas la peine de m’embrouiller. Pas d’adieux à Zaza. D’ailleurs, pourquoi des adieux ? Tu vas bientôt la retrouver dans son trou au fond du jardin. Mais attention, ne t’étonne pas, si tu ne la reconnais pas. Elle doit être un peu amochée. »

Ou alors le mépris…

« T’as raison, t’es vraiment trop con. Tu crois que je serais venue te défier sur ton terrain sans assurer mes arrières ? Les renforts ne vont plus tarder. 

– Des renforts, oui, c’est ça ! Et pourquoi pas le FBI ? Le KGB. La CIA. Une armée de super héros…

– T’as pas idée, pauvre idiot. Tu l’as dans le cul. Tu es foutu.

– Je suis foutu ?! » rugit-il.

Cette comédie ne l’amuse plus. Elle n’a que trop duré. Il se jette sur cette vieille pouffiasse, sur sa vieille carcasse de salope et abat le poing sur son nez. Il lui assène un deuxième coup. Il va cogner encore. Pour la détruire. La massacrer. Rien ne pourra plus l’arrêter. Il frappe un grand coup sur sa bouche ! Pour qu’elle apprenne enfin, mieux vaut tard que jamais, à fermer sa sale gueule de pute. Le sang qui coule l’enivre. Il gronde. Il râle. Il s’enflamme.

© Judith Bat-Or

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