Daniel Sarfati. “Nissim”

Dessin à l’encre sépia

Je crois qu’il était d’origine turque.

En tout cas, il roulait les « Rrrr », et ne faisait pas berrichon, tout mat de peau, les cheveux crépus.

Ses vêtements sentaient le bois brûlé.

Il n’avait pas d’adresse sans être SDF.

Il devait habiter une cabane, sur un terrain vague, tout près des jardins ouvriers, en bordure d’une cité.

J’en avais déduit qu’à l’automne il devait se chauffer avec un poêle à bois, ou vendre à la sauvette des marrons grillés.

“Mon nom veut dire miracle en hébreu”, disait-il pour se présenter. A ma naissance, mon frère jumeau n’a pas survécu.

Il me demandait toujours si j’avais bien supporté le jeûne.

“Moi, je ne jeûne plus”, disait-il. “Je n’ai rien à me faire pardonner et je ne pardonne pas. Mais j’aime l’idée que d’autres puissent pardonner”.

J’aurais pu discuter comme ça pendant des heures avec lui, en sirotant un café à la cardamome, dans une échoppe à Istanbul.

Mais dans un cabinet médical de banlieue parisienne, nous n’avons pas tout notre temps.

“Et votre oreille, Nissim ?”

“Elle sonne Docteur, elle sonne”.

Il n’avait plus de tympan droit.

“Une mauvaise bagarre Docteur, je n’ai pas vu venir le coup.

Je lui ai pardonné à celui-la. J’avais séduit sa femme. Normal”.

“Toujours pas envie de vous faire opérer, Nissim ? Une tympanoplastie, c’est simple.

“Non. Je reviendrai vous voir l’année prochaine Docteur. Après Kippour. Si vous ne me voyez pas, c’est que le bon Dieu n’a pas voulu reconduire mon bail pour une année supplémentaire”.

Nissim n’est pas revenu hier.

Il a peut-être oublié. Ou alors Doctolib c’est trop compliqué pour lui.

Je n’ai ni téléphone ni adresse pour le joindre.

Je m’étais habitué à ce personnage sorti d’un roman d’Albert Cohen, à son odeur de bois brûlé, à son oreille béante. 

Je pensais que pour une cabane sur un terrain vague, le bail était éternel.

“- Oui, mais pourquoi Dieu n’intervient-Il pas un petit peu ? demanda Michaël

– Il est paresseux, répondit Mangeclous

– Il faut prier, dit Salomon

Mangeclous ricana.

– Alors, il faut que nous Le tenions au courant ? Ne sait-Il pas tout ? Ou bien est-Il comme un vieux domestique qu’il faut appeler en tirant la sonnette de la prière ? Il ne me plaît pas… Je ne Lui pardonnerais jamais de ne pas exister”.

“Mangeclous”. Albert Cohen

© Daniel Sarfati

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