Le thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -50- Judith Bat-Or

L’Arroseur arrosé

Marcher aide à penser. Marcher aide à penser. Laurence se répète cette phrase, comme on scande un slogan, au rythme du claquement de ses talons sur le pavé. Marcher aide… Elle pile net. Elle vient de réaliser : depuis qu’elle est sortie se dégourdir les jambes, pour se calmer et réfléchir à la suite des opérations, elle a marché des kilomètres sans avancer d’un millimètre. Sa colère a tourné en rond. Sans lui donner de solution.

Elle a prévu d’attendre Hugo, derrière son arbre préféré, en face de sa maison. Et de le cueillir par surprise à son retour chez lui. Elle approchera doucement pendant qu’il cherchera ses clés. Pour surgir à côté de lui. Il sursautera. Elle s’excusera : « Oh non, p’tit con, je t’ai fait peur ! » Ensuite, plus rien. Son cerveau bloque. On n’a pas cent sept ans, putain ! Et ce n’est pas en s’engueulant qu’elle risque de le débloquer. Surtout avec son allergie aux jeux de stratégie. Aux pièges à resserrer. Et autres combines tordues. Elle déteste l’idée de devoir manœuvrer, anticiper, parer à toute éventualité.

Sans doute une séquelle de l’époque où son père la forçait à jouer aux échecs, résolu à lui inculquer le goût de la difficulté. À s’en lécher les babines ! Tendue vers son objectif, ne plus jamais devoir suer devant un échiquier, elle galvanisait ses neurones et démarrait chaque partie par des mouvements « audacieux », que saluait son cher papa d’un « tu vois, quand tu veux ». Puis, systématiquement, alors qu’elle essayait de prévoir plusieurs coups d’avance, son esprit bifurquait et la laissait en plan pour suivre une idée amusante, ou juste moins barbante que ces pièces et pions noirs ou blancs, et ce silence pesant. Ensuite, d’idée en idée, elle se retrouvait à vaguer dans une brume hospitalière, menant sans états d’âme ses soldats au massacre pour mettre un terme à son tourment. Jusqu’au prochain dimanche.

Le début des hostilités datait de son premier bulletin trimestriel de sixième. Arrivé dans sa boîte à lettres à la veille de Noël. La bien nommée fête des enfants. Un timing plus que parfait. Car cette année-là, en effet, ça a vraiment été sa fête. En bas de la maudite feuille, le professeur principal avait synthétisé les « peut mieux faire » de ses collègues en une appréciation – « victime de ses facilités » – qui avait décidé de sa future relation aux loisirs, aux vacances, aux heures perdues en général. Au dimanche, en particulier.

Marquée jusqu’à ce fameux bulletin par l’ennui et la solitude, la trêve dominicale s’était du jour au lendemain transformée en supplice. Le matin, elle traînait au lit, appréhendant le réveil inéluctable de ses parents, suivi tout aussi fatalement de moments figés dans le temps, à fixer l’échiquier, assise face à son père, qui l’épiait l’air sévère. Tandis que ses copines allaient au cinéma, à la piscine, au resto, et quelquefois les trois, ou simplement restaient chez elles à s’enfiler des bonbons devant la télévision, Laurence jouait aux échecs. Jouer, façon de parler ! Rien que le nom la rebutait. Les “échecs”, quoi, putain !

Elle se souvient nettement de ce petit déjeuner où elle avait interrompu le trio familial pour croquements et déglutitions, et demandé, très poliment, quelques explications. C’était un dimanche de juin. La nature déployait ses charmes. En joyeuse forme, le soleil arborant sa belle crinière d’or entrait par la fenêtre et caressait de ses rayons la table de la cuisine. L’odeur d’herbe fraîchement coupée embaumait l’atmosphère. Les moineaux voletaient autour des arbres en fleur. Leurs cuicuis composant une mélodie du bonheur… Bref. La journée promettait. Mais pas la même chose à tout le monde. Car, Laurence le savait, son père se contrefichait de la nature et son humeur ; elle ne couperait donc pas à la torture de l’échiquier. Ce programme de réjouissances durait depuis l’hiver et elle n’apercevait aucun signe d’apaisement à l’horizon de son été. Or les vacances approchaient et, avec elles, la menace de parties d’échecs quotidiennes. Cette perspective lui gâtait le plaisir de sa triscotte à la gelée de myrtilles, pourtant sa tartine préférée. Elle mâchouillait sans appétit quand elle s’était jetée à l’eau.

« S’il vous plaît, je peux vous poser…

– Aïe, mes oreilles ! Aïe, mes oreilles ! s’était écriée sa mère, professeur agrégé de lettres, à la ville comme à la scène. Quelle est la juste construction de la forme interrogative ?

– Pardon, maman, désolée. Puis-je vous poser…

– Réponds d’abord.

– Dans la forme interrogative, s’était exécutée Laurence, on met le verbe en premier.

– Comment s’appelle cette…

– L’inversion du sujet. Ou bien, on commence par “est-ce que”. Mais c’est moins élégant. »

Sa mère avait soufflé. Laurence la désespérait. Toujours. Et quoi qu’elle fasse. Le meilleur ou le pire. Comme ses élèves d’ailleurs, et leurs parents aussi, ses collègues et le proviseur, la masse et les élites, son mari et la terre entière. En vérité, la vie même semblait la désespérer – ce qui, pour son enfant, n’était pas très encourageant.

« Maintenant, continue, je te prie, avait enfin autorisé la mater dolorosa.

– Puis-je vous poser une question ? avait reformulé Laurence selon les instructions. »

Sa mère avait acquiescé d’un hochement de la tête.

« J’aimerais savoir pourquoi…

– Ce n’est pas une question !

– C’est bon, Lucille, laisse-la tranquille », l’avait sauvée son père, agrégé de mathématiques, pour mieux lui infliger plus tard le supplice des échecs.

« J’aimerais savoir pourquoi », avait insisté Laurence, savourant sa victoire, « il faut toujours se méfier de ses facilités.

– Parce qu’elles finissent toujours, toujours !, tu m’entends bien ?, par se retourner contre nous, lui avait répondu son père, épaississant encore l’énigme.

– Mais pourquoi ? Je ne comprends pas. Ce n’est pas très logique…

– Pas logique ?! » s’était-il exclamé, ulcéré.

L’imprudente avait-elle vraiment prétendu le défier sur son terrain ? Dans son domaine ?

« Laisse-moi la logique, ma chérie. Tu peux me faire confiance. Je ne veux que ton bien. Un jour, tu comprendras », avait-il clos le débat.

 Elle lui avait donc fait confiance. Sans discuter. Ni douter. Pourquoi aurait-elle douté puisqu’il ne voulait que son bien ? Et qu’il savait mieux qu’elle ? Ainsi, adoptant son mépris pour les facilités – ce mot qui dans sa bouche sonnait comme une obscénité –, elle s’était évertuée à refouler les siennes. Jusqu’à se persuader qu’elle n’en piquait vraiment pas une. Plus royaliste que le roi, elle avait même élargi ses préventions contre les dons à ce qui s’y apparentait, comme par exemple l’intuition. Elle en avait profité pour traiter aussi le problème de son rire trop bruyant, sa joie et sa pétulance, expressions de son impudence. Puis, réformée de fond en comble, elle avait attendu l’approbation parentale. Elle l’attendait encore. Et n’avait toujours pas trouvé de logique là-dedans, cela dit en passant.

Bordel, mémé, ça suffit, de ressasser le passé. Pas la peine de se lamenter. Même s’il lui a fallu du temps, elle a brisé son carcan, défend-elle son bilan. Du temps ?! Plus de quarante ans. Une éternité, accuse-t-elle. Pas question de minimiser. Elle aurait pu crever asphyxiée par son quotidien sans déraison ni passion. Sous le poids de ses frustrations. Y a prescription, putain ! D’autant qu’elle a fini par réussir à plaquer son existence de merde et son couillon de mari. Que plus rien ne l’empêche de vivre et rire à sa façon. De s’éclater, de pétuler. Et qu’elle n’attend plus désormais l’approbation de personne. Ni d’elle-même. Ni de ses parents. Les pauvres reposent en paix. Du moins, elle le leur souhaite. Car tels qu’elle les connaît, ils sont assez capables de faire de leur mort un enfer. Ah non ! tape-t-elle du piedElle ferait bien de réfléchir au lieu de radoter. Parce que, sans vouloir s’inquiéter, à deux rues et quelques minutes de sa rencontre avec Hugo, elle est toujours aussi bloquée à zéro coup d’avance. Alors qu’elle a démarré, comme à son habitude, sur une ouverture inspirée, digne de sa réputation, imprévisible et audacieuse, mais que cette fois, pour une fois, elle a une stratégie. En tout cas, un fil conducteur.

L’idée du harcèlement et de la guerre d’usure s’est imposée à elle, quand Dominique lui a conseillé ce matin de ne rien entreprendre sans lui et de faire profil bas. Au contraire, Laulau, au contraire ! a-t-elle saisi en un éclair. Elle devait attaquer ce salaud frontalement. Le poursuivre. Le narguer. Se cacher pour surgir aux moments les moins attendus. Ne jamais le lâcher. Bientôt, il la sentirait partout où il irait. Avant de se risquer dehors, craignant de la voir apparaître, il scruterait les alentours. Cherchant de tous côtés des signes de sa présence. Elle deviendrait son angoisse, son cauchemar, son obsession. Jusqu’au jour où, à bout de nerfs, il commettrait une erreur. Ce jour-là, elle le coincerait. 

Mais comment le coincer ? C’est justement sur cette question qu’elle bute depuis des heures. Une question qui, malheureusement, ne l’a pas effleurée avant qu’elle se précipite tête baissée dans l’impasse. Pas anodine, pourtant, la question en question. Typique Laurence, se fustige-t-elle, sur le ton blasé de sa mère. Surtout que pièce touchée, pièce jouée. Et plus même qu’aux échecs. Dans la vraie vie, impossible de supplier son père pour reprendre son coup et revenir en arrière. Remarque, elle ne regrette pas. Du moins pas complètement. Ne serait-ce que pour cet instant où ce salaud l’a reconnue.

Il l’avait aperçue par l’entrebâillement de la porte. Elle avait sautillé sur place et mouliné des bras. Il avait plissé les yeux. Et brusquement son visage s’était décomposé. Son expression conquérante de petit merdeux prétentieux balayée par un vent de panique. Elle en avait brièvement oublié sa tristesse. Et aurait sans doute jubilé si elle n’avait croisé alors le regard noyé de larmes d’une petite dame tout en rondeurs, petite boule de douceur, qui venait de sortir du bureau de Hugo et se traînait vers la sortie, voûtée, l’air sidéré, un sachet cadeau Jeff de Bruges ballotant au bout de sa main.

Laurence ignorait encore ce qu’elle sait maintenant. Pourtant elle n’a pas pu rester à ses manigances et ses projets de vengeance. Sentant l’urgence, elle  a couru pour rattraper cette pauvre femme, l’a accostée poliment, le plus délicatement possible. Et lui a proposé, après une entrée en matière et des présentations expresses, d’aller parler au calme, autour d’un bon remontant.

« Pour qui vous me prenez ? » s’est récriée Sandrine choquée. Puis retrouvant ses manières : « Désolée, vous êtes très gentille, mais…

– Pas d’alcool. C’est promis ! » l’a rassurée Laurence, en l’attrapant par le coude, comme une vieille amie.

Une dizaine de minutes plus tard, installée chez Ferid devant un thé à la menthe et une assiette de gâteaux, Sandrine déballait son histoire, entrecoupée de sanglots, de l’abandon de son mari à sa rencontre avec Hugo. Elle en avait sur la patate !

Ce souvenir lui bat les sangs. Laurence, la tempétueuse, la reine des règlements de comptes, qui ne tombent pas toujours juste, n’a jamais éprouvé une colère pareille. Une colère hargneuse. Une colère noircie par la haine. Un sentiment hideux qu’elle découvre à cause de Hugo. À cause de ce salaud !

 Clic clac, clic clac. Le claquement de ses talons lui parvient à travers la brume de son ressentiment. Lui rappelle la réalité. L’imminence du danger. Elle a compris grâce à Sandrine qu’après sa mère et sa chef, ce monstre de Hugo s’apprête à frapper à nouveau. Qu’il continuera à tuer si personne ne l’arrête. Qu’elle seule pourrait l’arrêter. Que son putain de cerveau bloque. Incapable de figurer un prochain coup intelligent. Et qu’elle arrive bientôt. Dans quelques pas seulement.

« Bonsoir, Laurence ! Décidément, on se voit partout aujourd’hui », surgit Hugo à côté d’elle.

© Judith Bat-Or

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