Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -51- Judith Bat-Or

Une vie à sauver

Dieu tout puissant, bondit-il, renversant sa chaise en arrière.

« Arthur ! appelle sa mère du fond de la cuisine. Arthur ! Chéri ! Tout va bien ?

– Oui, maman. Ce n’est rien », ment-il, la gorge nouée.

Debout, à distance respectueuse, il fixe son ordinateur, comme un colis piégé. Il y a un instant, à travers son écran, la réalité du danger lui a explosé au visage. Lui révélant l’inconscience crasse, l’insensibilité, à la limite de la sottise !, dont il a fait preuve jusqu’ici. Alors que, secrètement, il se pique de maturité, il s’est comporté en gamin de A à Z dans cette affaire. Collaborant avec Laurence pour de mauvaises raisons. Pour gagner son respect et jouir de son amitié. Pour se tester aussi. Dépasser ses propres limites. Par vanité intellectuelle. Il a joué au détective. Sans à aucun moment prendre la vraie mesure du drame. Car depuis le début, pour lui, Zaza n’a incarné qu’un cas d’école. Pas une personne. Quant à la théorie du meurtre ! Même s’il en a étudié les implications pour Laurence, elle lui semblait lointaine, abstraite, presque loufoque. Une simple hypothèse de travail. Un matricide, Seigneur ! Les histoires de ce genre foisonnaient en littérature et dans la mythologie, mais elles ne cadraient pas avec son décor, sa vie. À Montreuil. Seine-Saint-Denis. Maintenant, pourtant, en quelques clics, sa réalité a changé. Et la menace brusquement semble réelle. Et terrifiante.

Il lui restait quelques minutes avant l’heure du dîner pour jeter un coup d’œil au nouveau fichier de Hugo. Le titre l’avait intrigué, et la présentation aussi, « La Lèpre » de Hugo Leroy, en très gros caractères d’une police cursive pompeuse. Comme s’il voyait déjà son œuvre exposée en vitrine. Mais c’est en découvrant le texte, le contenu plutôt – des lignes et des lignes d’une même phrase, « Je vais la tuer ! », sur trois pages, en majuscules, soulignées –, qu’il a eu le déclic. 

Il doit intervenir. Aussi vite que possible. Plus vite encore. Immédiatement. Et s’il était déjà trop tard ? Un frisson électrique lui parcourt le corps en réponse. Au lieu de s’engager sur ce terrain stérile, il ferait mieux de réfléchir. De quels moyens dispose-t-il ? Objectivement ?! D’aucun. Malgré son statut de pirate, il n’a rien du super héros. Et ses talents informatiques, dans cette situation, ne le mèneront pas loin. Conclusion : seul, il ne peut rien. Or il ne peut agir que seul. À cause de sa promesse. Fichue promesse !peste-t-il. Ou comme le dirait Laurence : « putain de promesse de merde ». Ah, cette femme, quel personnage ! Les larmes lui montent aux yeux. Il court à la fenêtre, l’ouvre en grand pour mieux respirer. Il n’en respire pas mieux. Pourquoi a-t-il promis ?

Lorsque, cet après-midi, Laurence lui a révélé son projet d’acculer « ce fils de salaud » à l’erreur en le traquant sans se cacher – « après on le cueille comme une fleur et on le livre à la police. De rien, Messieurs les flics, à votre service, c’est cadeau. Peut-être que ça leur apprendra à faire un peu mieux leur boulot » –, Arthur a d’abord tenté de l’en dissuader. Arguant un certain degré de dangerosité.

« Putain, Arthur, t’as pas compris ? On en est à deux mortes. Sans compter la pauvre Sandrine qui aurait dû passer à la casserole lundi. Et tu me parles de danger ?!  Le pire est déjà arrivé.

– Peut-être pas, chère Laurence. Si l’on en croit vos soupçons…

– Mes certitudes !

– Vos certitudes. On pourrait craindre que Hugo vous assassine aussi.

– Qu’il essaie, tiens, ce petit con ! a-t-elle chassé ce risque d’un revers de la main. Sauf qu’il n’osera jamais. Il ne s’attaquera pas à moi. Tu veux savoir pourquoi ? 

– Pourquoi ? a-t-il hésité.

– Parce qu’il n’a pas les couilles.

– Pourtant, si vous permettez…

– Non. Je ne permets pas. De toute façon, c’est trop tard. J’ai déjà commencé. »

Il l’a alors pressée de différer de quelques jours la suite de l’opération, le temps de peaufiner les détails de sa stratégie.

« Stratégie, stratégie ! a-t-elle crié, exaspérée. Vous n’avez pas fini de tous me faire chier avec vos stratégies ? C’est une putain d’urgence. Il va falloir improviser. Je veux coincer ce salopard. Le mettre hors d’état de nuire. Et je veux qu’il fasse dans son froc. Et je ne le veux pas demain ou après-demain, est-elle montée en puissance. Je le veux maintenant ! »

Préférant ne pas la fâcher, il a rapidement glissé sur ce sujet sensible pour lui recommander ensuite de recourir aux conseils d’un adulte avisé.

« Ben justement je suis en train, je te ferais remarquer, lui a-t-elle rétorqué.

– Que nenni, je m’inscris en faux !…

– Tu déconnes, là, Arthur, c’est quoi, ce vocabulaire ?

– Pardonnez-moi ce dérapage, que je me dois d’imputer au feu de ma passion. Ainsi… Non, je vous prie. Cessez ! a-t-il haussé le ton pour l’empêcher de l’interrompre. Laissez-moi m’exprimer, Laurence. Et permettez-moi d’insister. Il ne faudrait pas oublier que je suis un enfant.

– Pas n’importe lequel.

– Il n’empêche…

– Rien n’empêche…

– Et cependant…

– Taratata. »

Il a donc, contraint et forcé, lâché ce front aussi pour attaquer sur le suivant. À un moment ou un autre, elle aurait besoin de renforts. Avec son gabarit, elle ne pourrait pas seule neutraliser « ce salaud ». Il résisterait certainement. Ou tenterait de s’enfuir. Aussi, a-t-il plaidé, mieux vaudrait s’assurer le soutien d’un ami. Par exemple, de Ferid…

« Mais tu l’as vu, ce gringalet ? Je le mets K.O. en deux rounds.

– Ou Dominique ? a-t-il osé.

– Surtout pas Dominique ! Il voudrait s’en mêler.

– C’était justement mon idée. S’assurer son soutien pour qu’il s’en mêle en cas de besoin.

– Eh bien, c’est une mauvaise idée. Dominique serait un boulet ! Il me ferait tout capoter. Soi-disant pour me protéger. Non, Arthur, cette histoire doit rester entre toi et moi. »

Et alors, plantant son regard acéré dans ses yeux, elle a ajouté impérieuse :

« Ce projet est confidentiel. Personne ne doit savoir. Et encore moins Dominique ! Tu dois garder le secret.

– Je comprends.

– Ça ne suffit pas. »

Et c’est à cet instant, lui soutirant sa promesse, qu’elle a noué son dilemme. Alors qu’il marche de long en large, à la recherche d’une réponse, un fumet délicieux pénètre dans sa chambre. Lui chatouillant le palais.

Tout autre jour qu’aujourd’hui, il se serait abandonné aux plaisirs préliminaires de ce poulet rôti. Allongé sur son lit en attendant que sa mère l’appelle de la cuisine, il aurait imaginé l’odeur flottant sous ses narines, en traits, ou en volutes – comme dans un dessin animé –, pour taquiner sa gourmandise. Il aurait entendu la peau du poulet grésiller et les rondelles de pommes de terre se pâmer sous son jus. Et il n’aurait certainement pas manqué de s’étonner que sa mère leur prépare ce festin de dimanche en milieu de semaine. Aurait-elle un heureux événement à fêter ? Une augmentation ? Une rencontre ?… Tout autre jour qu’aujourd’hui. Ce soir, le poulet rôti n’a aucun effet sur lui.

Il marche et marche encore. Sans discontinuer. La conscience tiraillée entre raison et loyauté. S’il trahit sa parole et prévient Dominique, Laurence ne lui pardonnera pas. Il la perdra à jamais. Mais s’il ne le prévient pas, Hugo la trouvera sur le pas de sa porte à son retour du bureau…

Tant pis pour l’amitié. Il a une vie à sauver.

« Allo, bonjour Monsieur, engage-t-il timidement.

– Bien le bonjour à vous aussi », le rabroue Dominique et coupe.

Quel ours ! se révolte Arthur et le rappelle aussitôt.

« Ne raccrochez pas, ordonne-t-il sous l’effet de la panique. Il s’agit de Laurence. »

Au silence qui répond, il sait qu’il a réussi à capter son attention.

« Je suis Arthur, un jeune ami…

– Avec la mère à marier ? Non, désolé, petit, je ne suis pas intéressé.

– Ainsi, nous sommes deux, cher Monsieur, le mouche-t-il, irrité. Ma mère ne serait pas pour vous. Elle ne prise guère les malotrus. Mais laissons là ces balivernes. L’heure est grave. Écoutez. »

Jamais, il n’a parlé si vite.

© Judith Bat-Or

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