Michel Ruimy. 2020 : la décennie où tout a basculé vers un monde nouveau

Il y a des années creuses, sans évènement majeur. On dirait alors que le monde s’est mis entre parenthèses. Il est aussi des années fastes, charnières. Elles posent des jalons commodes qu’on retrouve dans les manuels d’Histoire pour délimiter des périodes. Le XXème siècle en est prodigue, marqué par les conflits mondiaux : 1914 – 1918, 1939 – 1945…

Nous ajouterons 1917. Cette année-là, l’Europe dominait le monde depuis près de cent ans. Rendue folle par la fièvre nationaliste, elle s’est suicidée en déclenchant la Première Guerre mondiale. En ce sens, 1914 peut être considérée comme l’année qui clôt le XIXème siècle et 1917, celle qui ouvre le XXème. En mars, le tsar Nicolas II abdique, entraînant son empire dans sa chute et ouvrant la voie à une Russie nouvelle. En avril, le président Wilson, en poussant les Etats-Unis dans le conflit qui déchire le Vieux Continent, rompt avec l’isolationnisme qui était la règle depuis l’indépendance de son pays.

Durant ce même printemps, la France est secouée par une vague de mutineries qui laissera des traces durables dans la mémoire politique.

En novembre, le gouvernement britannique, par la voix de lord Balfour, son ministre des Affaires étrangères, s’engage dans une déclaration écrite en faveur de l’installation d’un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine et fait ainsi un premier pas vers la création future d’Israël. Il n’a fallu que douze mois pour qu’un monde nouveau soit en gestation.

Nous ajouterons encore 1968, évidemment 1989. Mais, il manque cependant tout aussi décisive : 1979. La révolution conservatrice et libérale, le Système monétaire européen, la transformation économique de la Chine, le raz de marée de l’islamisme chiite qui rejette l’Occident et l’Amérique, le début du crépuscule pour l’URSS… Tout s’enclenche cette année-là. Une conjonction des planètes, une année matrice comme le suggèrent Amin Maalouf (“Le naufrage des civilisations”) et Christian Caryl (“Strange Rebels. 1979 and the Birth of the 21st Century”).

Bien évidemment, aujourd’hui, rien n’est encore joué.

Les lignes de force qui se dessinent ne suivront pas une trajectoire rectiligne.

La décennie 2020, décennie de transition, est en train de bousculer, de métamorphoser l’ “ancien monde”  avec les défis qui accompagnent ce premier quart de siècle : climatique, alimentaire, démocratique mais aussi réduction des inégalités, vieillissement démographique…

Il y a encore quelques mois, on pouvait espérer que l’économie mondiale allait se relever de la crise sanitaire sans trop de séquelles. L’inflation qui pointait ne devait être que transitoire et les chaînes d’approvisionnement devaient se remettre des confinements. Des espoirs qui ont été balayés par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’Europe a fait, en 2022, un étrange voyage, forcé, dans un monde qu’elle croyait oublier, ou relégué aux marges : la guerre. Ce retour symbolise, pour l’Europe, l’échec d’un système international en trompe-l’œil. Le mascaret économique et démocratique devait être inarrêtable, l’ouverture des échanges et l’affichage de l’humanisme occidental, faire de la dynamique démocratique “l’horizon indépassable de notre temps” … Comme tout affrontement d’hier, ce conflit nous parle d’acteurs, de victimes, mais aussi de nous, de nos mondes, rêvés ou réels.

Cette guerre signe la décomposition d’un monde, celui que l’Occident a voulu depuis trente ans, référence universelle, alors que tentent de percer des mondes contraires. Elle n’est pas régionale car l’Occident semble vouloir y lire l’affrontement métaphysique des démocraties et du totalitarisme mais aussi parce que le reste du monde signifie son dédain. Si la Russie est isolée au plan économique, elle ne l’est pas au plan politique. On n’est pas seul quand la Chine, l’Inde, les pays de l’ASEAN, les pays les plus importants de l’Afrique et du Golfe persique refusent ou évitent de s’aligner sur l’Occident.

Le retour des BRICS sur la scène internationale

A cet égard, la tenue du 15ème sommet annuel des BRICS (Brazil, Russia, India, China, South Africa), du 22 au 24 août, en Afrique du Sud arrive à un moment crucial pour l’avenir de la planète. Acronyme à la mode il y a une dizaine d’années, ce groupe de pays devrait revenir sur le devant de la scène dans les prochains mois.

D’une part, sa part dans le Produit intérieur brut mondial (31,5%) dépasse, pour la première fois, celle du G7 (30,7%).

Un dépassement qui devrait encore s’accentuer au cours des prochaines années, les 5 pays membres ayant un taux de croissance économique annuel moyen sensiblement supérieur à celui enregistré par les pays du G7 (Etats-Unis, Allemagne, Canada, France, Italie, Japon, Royaume-Uni).

On peut presque dire qu’on ne parle plus, de monde développé et de monde en développement mais d’un monde en ascension et d’un monde en déclin.

D’autre part, son objectif est de lutter contre l’emprise sur le monde des Etats-Unis et de leurs alliés, tant au plan militaire qu’économique et, plus généralement, contre la civilisation occidentale en pesant davantage dans les institutions internationales. Mais, malgré leur poids démographique (40% de la population mondiale), ces états ne disposent actuellement que de 15% des droits de vote à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international.

De sérieuses dissensions géopolitiques règnent au sein de ce groupe : tensions territoriales entre la Chine et l’Inde, manque de soutien à la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine et les sanctions de l’Occident… et les dissimilitudes de leurs performances économiques importantes : comparé à celui de leurs partenaires, le poids du Brésil et de l’Afrique du Sud dans le commerce mondial est négligeable.

Ces divergences ont conduit les économies à vivre, de manière assez différente, les derniers chocs (pandémie du coronavirus, crise énergétique, inflation alimentaire…). Elles expliquent aussi, en partie, pourquoi ce groupe de pays soit, à ce jour, si peu audible au plan international à tel point… que les analyses économiques emploient de moins en moins ce sigle. En raison de ce manque d’unité, les BRICS n’ont ainsi jamais réussi, à ce jour, à bouleverser l’ordre mondial.

Une réunion pour se relancer 

Pourtant, la réunion de la fin du mois sera peut-être l’occasion de remettre ce groupe au centre de l’échiquier international car seront discutés, lors de ce rassemblement, deux projets déterminants pour les pays émergents : l’ouverture du groupe à d’autres pays et la création d’une monnaie-panier commune.

Devant l’envergure économique grandissante de ce groupe, la question de l’élargissement sera prioritaire. Ce n’est guère rassurant pour l’Occident. En effet, en dépit d’une faible influence, l’approche des BRICS séduit un bon nombre de pays qui sont à la recherche de partenaires partageant les mêmes idées. 19 pays souhaiteraient participer à cette nouvelle alliance : des états du sud-est asiatique tels que l’Indonésie et la Thaïlande, d’Amérique latine comme l’Argentine le Mexique et l’Uruguay mais aussi des pays producteurs de pétrole et de gaz : Algérie, Arabie Saoudite, Émirats Arabes unis, Iran, Venezuela. Déjà, 6 d’entre eux ont, aujourd’hui, présenté des demandes officielles d’adhésion. L’agrandissement du groupe accroîtrait potentiellement son influence et son poids dans les organes de gouvernance mondiale. Ceci pourrait indéniablement remodeler le paysage économique mondial.

Mais, les 5 pays semblent être en désaccord. L’Inde s’y oppose en prônant davantage un dialogue, au contraire de la Chine pour qui, cette intégration renforcerait la stratégie des nouvelles “Routes de la soie”. La Russie est également favorable à cet élargissement, d’autant qu’un des critères d’adhésion est le non-alignement des candidats à la politique de sanctions envers un membre des BRICS. Quant au Brésil, il voit cette ouverture d’un mauvais œil dans la mesure où le groupe risque de perdre sa « stature », si d’autres pays y accèdent.

Vers un nouveau Système Monétaire International ?

Par ailleurs, le groupe devra réfléchir également à comment envisager une “dédollarisation” des économies ? La question d’un nouveau système monétaire international se pose, depuis plusieurs années, devant la politisation du billet vert qui permet aux Etats-Unis de sanctionner leurs adversaires.

Lors de l’invasion russe de l’Ukraine, les Occidentaux sont allés encore plus loin en gelant les réserves monétaires (dollar américain, euro) de la banque centrale russe. Initiative sans précédent !

Les BRICS envisagent une solution alternative : un système financier international multilatéral coopératif pour en finir avec la dépendance excessive à une monnaie centrale unique : le roi-dollar, représentant aujourd’hui près de 60% des réserves de change mondiales et devenu monnaie de réserve à la place de la livre sterling après la Seconde Guerre mondiale. C’est une idée qui court depuis plusieurs années et qui refait surface aujourd’hui, à la faveur de la guerre en Ukraine et des tensions sino-américaines.

La création de ce nouveau système monétaire permettrait à ces pays de continuer à commercer même en cas de graves problèmes avec les occidentaux et même en cas de graves problèmes en occident.

Déjà, ils ont mis en place, depuis 2014, des institutions internationales qui font de plus en plus concurrence à celles mises en place par les occidentaux à la sortie de la Seconde Guerre mondiale : l’Organisation de Coopération de Shangaï est l’équivalent de l’OTAN et la Nouvelle Banque de Développement, celui Fonds monétaire international.

Se posent alors un grand nombre de questions : quels seront les pays qui adhéreront à ce système ? Quel sera le poids de chaque état-membre au sein de cette monnaie-panier ? En d’autres termes, quelles seront les parités choisies entre les monnaies de ce nouveau système mais aussi quelle parité s’établira entre ces monnaies et le dollar américain et l’euro ? Quelles seront les contreparties choisies par ces derniers pour leur masse monétaire ? Est-ce que les monnaies occidentales ne risquent pas de se dévaluer fortement si elles continuent à ne pas avoir de contreparties ? Ce qui rendraient difficiles le paiement de nos importations manufacturières et énergétiques. Quelle sera la stabilité du système ? Que se passera-t-il, à terme, entre ces monnaies alors que d’importants différentiels d’inflation apparaitront (Cf. Argentine) ? Y aura-t-il une révision annuelle des parités entre monnaies ?

Malgré ces interrogations et devant les tensions géopolitiques, il semble que les BRICS soient décidés à étudier sérieusement l’instauration de cette nouvelle monnaie de réserve, qui pourrait être basée sur l’or.

Un choix loin d’être anodin puisque depuis plusieurs années, la plupart des banques centrales achètent de l’or pour diminuer leur exposition au dollar. Toutefois, le choix de ce métal précieux ne fait pas l’unanimité au sein du groupe, certains pays préférant une monnaie adossée sur un panier de leurs monnaies nationales.

Pour réussir leur projet, les principaux pays émergents vont donc devoir s’accorder et mettre leurs divergences de côté, pour ne montrer aucune fissure…

Des années troubles qui se terminent, un futur troublant qui débute

Avec la décennie 2020, la finance mondiale entre dans une période de bouleversements sans précédent. Certains, rendus possibles par les outils numériques, vont accroître et rendre plus régulières les phases d’instabilité monétaire, qui conduiront à s’éloigner des exubérances de la financiarisation. Les appareils de production devront alors être systématiquement adossés à des monnaies crédibles.

En revanche, l’apparition de la monnaie des BRICS va vraisemblablement réduire drastiquement la pratique, devenue mécanique, qui prévaut sur les marchés obligataires et qui avantage les nations occidentales.

Depuis des décennies, nombre de pays, auprès desquels les pays industrialisés se fournissent en énergie ou en matières premières, investissent une partie des devises reçues, en obligations d’État émises par leurs clients (Cf. La dette extérieure de la France est détenue par des prêteurs chinois).

En ce sens, la monnaie des BRICS va bouleverser le système obligataire mondial. En effet, à l’instar de ce qui s’est passé lors de la mise en circulation de l’euro où de nombreux investisseurs étrangers avaient acheté des titres obligataires émis par des états-membres de la zone euro au motif qu’acheter des titres de créance d’un État, libellés en une monnaie qui est utilisée par un regroupement de pays puissants, se veut rassurant, l’apparition sur les marchés financiers de cette monnaie stimulera les achats d’obligations d’État des pays membres des BRICS par les investisseurs occidentaux.

La monnaie des BRICS dynamisera ainsi le marché obligataire de plusieurs pays qu’il est devenu un euphémisme de qualifier d’”émergents”.

En définitive, la question pour le futur est, avec ce sommet, celle d’une évolution importante du Système monétaire international, avec un recul du rôle du dollar comme monnaie de réserve lié à la réalisation du « paradoxe de Triffin ». Cette évolution viendrait d’un recul de la confiance, politique, économique, financière… dans les États-Unis, la confiance ayant des caractéristiques nouvelles compte tenu du rôle des flux de capitaux internationaux, de la volonté des pays émergents et de l’Europe de conserver leur épargne pour financer leurs investissements.

N’oublions pas, toutefois, que les recompositions d’après-guerre ont ressemblé rarement aux projets. L’Histoire est en train de s’écrire sous nos yeux. Nous sommes en train de vivre une mutation aussi importante que la montée de l’interventionnisme des États après la Seconde guerre mondiale ou la libéralisation / mondialisation des marchés des années 1990.

© Michel Ruimy
Économiste
Professeur à Sciences Po Paris

Michel Ruimy

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