Le Thriller de l’été. “Liquidation à Pôle Emploi” -29- Judith Bat-Or

Assise, les jambes en épi, sur un siège adossé au mur, à l’autre bout de la pièce, elle a levé le doigt. Quelle gourde ! Elle se croit à l’école ? Eh bien, le maître va lui montrer comment il traite les idiotes planquées au dernier rang. Allez, la vieille, debout ! Qu’est-ce qu’elle attend pour se lever ? Qu’il vienne la chercher par la main ? Comme sa maman après la classe ? Elle a apporté son doudou ? Ces vieilles qui retombent en enfance sont une calamité. Et en plus, elles se multiplient. On dirait une épidémie. D’un virus sélectif qui ciblerait les mémés. Comme le sida, les pédés. Et la question se pose – pour les mémés et les pédés – de la fameuse assistance à personne en danger. Faut-il vraiment assister toute personne en danger ? Quelle que soit sa valeur ? Quelles que soient les chances de succès ? Faut-il dépenser des fortunes, en temps, en personnel et en intelligence, à essayer de réparer des cas désespérés, à maintenir leur tête, artificiellement, hors de l’eau, à les entretenir ? Pourquoi, en cette période de crise, en toute période d’ailleurs, investir dans des causes perdues ? Pourquoi se serrer la ceinture et gaspiller par ailleurs ? Pour des principes d’égalité et de fraternité, jolis sur le papier, mais complètement irrationnels, contre-nature, suicidaires ? Ce qui ne nous sert pas nous nuit. Par charité ? Vraiment ? Prolonger des souffrances serait un acte charitable ? N’est-ce pas plutôt de la torture ?

Se serrer la ceinture ne résoudra pas les problèmes : il faut éliminer les graisses. Fini l’hypocrisie des solutions polies, morales. Vive la liposuccion sociale ! C’est exactement ça, apprécie-t-il sa métaphore. Vive l’élimination des graisses tenaces et inutiles, encombrantes et toxiques ! Les médecins, eux, au moins, disposent de moyens efficaces pour se libérer des boulets. Certains ne s’en cachent même pas. Cerise sur le gâteau, ils se présentent comme des héros. Qui offrent, généreusement, une mort digne à leur patient. Simple comme bonjour, l’euthanasie. On classe le malade incurable, et ça roule, ma poule, dégagé, on se sent plus léger ! Or la vieillesse, n’est-elle pas une maladie incurable ? Comme la paresse. Et le chômage. Sauf que lui n’a aucun recours, conclut-il son tour d’horizon des plaies de la société.

Et l’autre n’a toujours pas bougé.

« Madame Desprès, s’il vous plaît, l’appelle-t-il à nouveau, en désignant de la main la porte de son bureau, pour mettre les points sur les i. 

Hourra, elle a enfin capté ! Le visage crispé, elle se lève. Son sac dans le creux de son coude, elle tient sa convocation comme un bouclier sur son ventre, s’y accrochant des deux mains, et approche, en rasant le mur. Une vache à l’abattoir ! Elle passe devant lui, tête basse. Il lui emboîte le pas. 

« Entrez », lance-t-il derrière elle.

Elle a sursauté à sa voix. Si près d’elle, dans son dos. Oh la pauvre biquette ! se raille-t-il quand soudain l’inspiration le frappe.

« À nous deux, Mademoiselle », déclare Hugo tout sucre, en s’enfermant avec elle.

***

La magie de l’épiphanie ! Aujourd’hui, à 11h30, il a reçu sa feuille de route. En message privé du destin. Comme si, écrite à l’encre invisible, elle n’avait attendu que la lumière providentielle pour se révéler à ses yeux. Et, ce matin, cette lumière fut. Le moment est venu. Enfin ! Il est advenu. Il paraît que les éléments se mettent en place parfaitement, qu’ils s’imbriquent tels les os d’une articulation, chef-d’œuvre de la création, lorsque l’on prend le bon chemin. Mais, dans son cas, le bon chemin s’est déroulé sous ses pieds sans qu’il ait eu à le chercher, à hésiter, à s’engager. À moins que l’on ne considère son démêlé avec sa mère comme une sorte d’engagement. Ce qui se défendrait.

Quoi qu’il en soit, désormais, il sait ce qui lui reste à faire. Il a été appelé. Et il répond présent. Il ne faillira pas. Car foi de Hugo Leroy, il apportera le glaive. Lui l’apportera vraiment. Il ne changera pas l’eau en vin, ni ne multipliera les pains. Il ne guérira pas. Ni ne rendra le mouvement aux jambes des paralysés, ou la vue aux bigleux. Ou leur nez aux lépreux ! Question de style, bien sûr, et de génération, mais surtout de conjoncture. Les circonstances dictent leur loi. C’est ainsi. À chacun sa croix. Et tout en rendant à Jésus ce qui appartient à Jésus, on ne peut nier l’évidence : il était plus facile de secourir les faibles et jouer les mitrons de fortune quand la population mondiale comptait deux, trois millions, au lieu de milliards maintenant. Il aimerait le voir se coltiner, en toge et tongs, aux défis contemporains. On n’est plus sous Mathusalem ! Que Jésus se repose en paix sur ses lauriers, si ça lui chante. Il ne lui jettera pas la pierre – il en a bien assez bavé. Mais lui n’a pas le temps d’amuser la galerie avec des tours de passe-passe. L’époque moderne a besoin d’un sauveur avec couilles. Pas d’une dentellière.

Aujourd’hui, à 11h30, il a reçu sa feuille de route. Par l’intermédiaire de Sandrine, sa biquette affolée. À son insu, évidemment. Elle est entrée dans son bureau, brisée dans son corps délabré. Et vient de le quitter, les yeux rouges, mais rassérénée. Transformée grâce à lui. À son action de rédemption. Il la regarde s’éloigner, droite dans ses escarpins. Plus vivante que jamais. Qu’importe la durée pourvu qu’on ait l’intensité ! 

« Venez Hugo, assez bossé, ordonne madame Berger, ouvrant la porte en trombe. Même les plus valeureux guerriers ont droit à leur repos. »

Mon dieu ! Elle a défailli en s’entendant déraper avec son « repos du guerrier ». Elle avait rédigé différentes entrées en matière, les avait répétées, classées, pour finalement choisir la formule la plus soft : « Allez, Hugo, venez, c’est l’heure de la récré ». Avec son côté maternel, elle n’était suggestive que si on le voulait. Elle avait disqualifié la version « repos du guerrier », sa préférée pourtant, parce que trop transparente. Mais elle lui a échappé, comme un lapsus révélateur de ses désirs interdits.

Et s’il saisissait l’allusion ?! rougit-elle sous son fard. Cette chaleur qui l’inonde. Honte et excitation. Elle ne se reconnaît pas. Depuis leur conversation et sa proposition de déjeuner ensemble, elle n’a pensé qu’à lui. Lui et elle, plus exactement. Elle délire complètement. Et pourquoi pas, après tout ? Qu’il la saisisse, son allusion. C’est sa chance ou jamais ! Qui ne tente rien n’a rien. En plus, raisonnablement, vu ses états de service, il aurait intérêt à ne pas la fâcher. Voire à la satisfaire. Oh, oui, la satisfaire ! Il en a presque le devoir. En tant que subordonné envers sa supérieure. Car d’une certaine manière – de toutes les manières même – il dépend de son bon vouloir. Justement s’il se rebellait ? S’il criait à l’abus de pouvoir, au harcèlement sexuel ? Ce mot l’émoustille. Sexuel ! D’ailleurs, ne rime-t-il pas avec Hugo et Michèle ? C’est un signe ! dérive-t-elle, retombant en adolescence. À cet instant, elle serait prête à risquer sa carrière et sa réputation, toutes les humiliations !, pour le plaisir de le toucher. Stop, Michèle ! Ça suffit ! se ramène-t-elle de force sur terre. Et à Hugo, tout habillé – sans trace du moindre désordre, pas un bouton défait –, assis derrière son bureau. Toujours aussi beau, tellement beau ! Et l’œil toujours aussi vide. On dirait qu’il n’a rien saisi de son allusion audacieuse.

Aucun danger, de ce côté. Hugo s’étonne seulement de sa promotion éclair d’employé décevant, il y a moins d’une heure, à « valeureux guerrier ». Mais il ne cherche pas à en comprendre les ressorts. A-t-il besoin de connaître les pourquoi et comment pour apprécier sa chance ? Et pour en profiter ? Au contraire, il doit éviter les diversions à tout prix. Se concentrer sur sa partie. Les pions à avancer. Les obstacles à éliminer. À commencer par la Berger. Qui le regarde d’un drôle d’air, remarque-t-il au passage, émergeant de ses réflexions. D’un air indéfinissable. Égaré. Irrité ? Il ferait mieux de se lancer avant que sa roue ne tourne. Et action ! s’ordonne-t-il, en repoussant d’un coup de pied son fauteuil en arrière, puis il se lève pour gagner.

© Judith Bat-Or

***

***

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*