5 juillet: Mateusz Kudla et Kokoszka-Romer présentent “Promenade à Cracovie” avec Roman Polanski et Riszard Horowitz, un film boycotté avant même que d’être vu. Par Myriam Anissimov

Deux hommes âgés arpentent les rues pluvieuses de Cracovie en devisant, en plaisantant. Ils sont revenus dans la ville où, tout enfants, ils ont été enfermés, avec leurs parents, dans le ghetto. Rien ne ressemble plus aux lieux dans lesquels ils vivaient avant la Seconde Guerre mondiale, puis pendant les années immédiates qui l’ont suivie. Restaurée, la ville évoque aujourd’hui ce qu’ils appellent une espèce de Disneyland ; ils n’ont pas tort. Sur une place, de ridicules et hideuses installations d’art contemporain sont censées évoquer les Juifs assassinés. Tandis qu’ils évoquent leurs souvenirs fragmentaires, lacunaires, des images d’archives, en noir et blanc, montrent les lieux qui furent ceux du crime. 

Riszard et Roman se racontent des histoires horribles sur le mode de l’humour noir. Comme Marceline Loridan Ivens devisant avec Simone Veil à propos d’Auschwitz. Je les avais un jour entendues parler l’argot du camp, alors que je déjeunais, non loin d’elles, dans un restaurant à Saint Germain des Prés. Elles s’esclaffaient, comme les adolescentes qu’elles avaient été à Birkenau. 

Il en est de même pour le célèbre photographe Riszard Horowtiz et pour Roman Polanski, un peu plus âgé que son ami d’enfance, son ami de toujours.

La caméra de  Mateusz Kudla et Anna Kokoszka-Romer, les deux réalisateurs, suit avec délicatesse leur déambulation, guidée par le surgissement aléatoire des souvenirs. Qu’est-ce que le souvenir se demandent-ils, lorsqu’ils retrouvent l’appartement où vécut Riszard après la guerre? Chacun en a conservé une mémoire légèrement différente concernant l’agencement des lieux. La cuisine minuscule dans laquelle ils sont entrés, a été rénovée. Rien n’est comme avant, mais le fait de s’y trouver, rappelle soudain à Roman que lorsqu’il est revenu à Cracovie après la libération, il y a retrouvé son père, survivant du camp de Mauthausen. Il se revoit assis sur ses genoux. Bella, sa mère a été gazée comme tous les Juifs de son convoi, immédiatement lors de son arrivée à Auschwitz.

Sur le mode de l’humour dévastateur, tandis qu’ils marchent dans le cimetière juif jusqu’à la tombe de son père, Roman raconte ses obsèques, un jour de pluie. Le cercueil, posé en partie sur ses épaules, glisse dangereusement vers le sol. Il rit, puis se tait.  Le rire, seule façon d’éloigner le sentiment de l’horreur. 

Riszard apparaît dans la file des enfants filmés par les Soviétiques, quelques jours après leur libération. C’est à peine s’il peut croire avoir vécu à Auschwitz. Oui, ce petit garçon de cinq ans, a miraculeusement survécu. Roman veut voir le numéro qui ne s’est pas effacé sur le bras de son ami. 

Lui, au moment de la liquidation du ghetto, a erré comme Aaron Appelfeld dans la campagne, avant d’être recueilli par une famille de paysans extrêmement pauvres, qui ont tout partagé avec lui.   Les réalisateurs du film ont retrouvé leur petit-fils. Roman assiste à la cérémonie de remise de la médaille des Justes au seul descendant de cette famille qui a accompli, sans se poser de questions, ce que Vassili Grossman appelait « la petite bonté toute simple ».

Confrontant leurs souvenirs, les deux hommes les évaluent, et se demandent, désabusés, si la mémoire de la Shoah est transmissible. Horowitz raconte que témoignant dans une école, un garçon lui a demandé : quels genres de jouets  vous aviez à Auschwitz ? »  Tous deux éclatent de rire. Une histoire semblable était advenue à Primo Levi. Il avait passé une matinée avec des garçons d’une dizaine d’années.  L’un d’eux était venu le voir, alors qu’il se préparait à les quitter. Le garçon lui avait demandé de dessiner le plan d’Auschwitz, et Levi l’avait fait. L’enfant avait insisté en demandant que le survivant matérialise dans la clôture, les endroits où se trouvaient les portes. Alors, lui citant l’exemple de Mario Bros, il lui avait dit qu’il était un idiot, et qu’il aurait dû sauter au-dessus des barbelés, comme Mario. Levi avait décidé de ne jamais plus témoigner.

Ce film très captivant, émouvant, juste, d’une grande délicatesse, est un portrait de deux survivants évoquant avec une profonde humilité le cataclysme vécu dans leur petite enfance, et les résonnances qui existent encore en eux.

La voix off d’Horowitz raconte, tout au long du film, les événements tragiques qu’il a vécus, dont le contrepoint est habilement constitué d’images d’archives.

Contrairement à Primo Levi, Polanski et Horowitz, qui a survécu grâce à Oskar Schindler, ont conservé un intense goût de vivre. Tous deux sont devenus célèbres. Ils marchent, complices, parapluie en main, infatigables, parfois au bord des larmes, et pourtant heureux.

Voilà un film sans pathos qui permet de saisir le paradoxe de la transmissibilité et de l’impossible transmission de la Shoah. Les mots « devoir de mémoire » volent en éclats en le regardant. C’est dans l’intersubjectivité du dialogue entre les deux amis que surgit   enfin quelque chose de ce que cela fut pour eux.  Et curieusement, ce que cela est pour nous. Car cette évocation devient une part de nous-mêmes.

On ne peut que s’étonner et déplorer que Michèle Halberstadt, qui distribue le film, se heurte à tant d’hostilité, de mauvaise foi, de haine. La plupart des exploitants refusent même de voir le film. Heureusement, quelques cinémas ont finalement accepté de le projeter. A Paris, on pourra le voir à partir du 5 juillet à L’Arlequin. Précipitez-vous. Venez avec vos amis, vos parents, vos enfants. 

Des projections sont prévues à Lyon, Limoges, Nice, Cachan, Strasbourg, Bordeaux et Lille.

© Myriam Anissimov


Myriam Anissimov

Myriam Anissimov est l’auteur de plusieurs biographies de référence (Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et Daniel Barenboim) et de plusieurs romans, parmi lesquels La Soie et les Cendres, Sa Majesté la Mort et Jours nocturnes. Elle a été critique littéraire et artistique pour Le Monde de la Musiqueet de nombreux titres de la presse nationale. Elle a préfacé et favorisé la réédition de Suite françaised’Irène Némirovski et celle du Pianiste de Wladislaw Szpielman, adapté au cinéma par Roman Polanski. Son roman, Les Yeux bordés de reconnaissance, a reçu lePrix Roland-de-Jouvenel de l’Académie Française en 2018. En 2021, elle a publié Oublie-moi cinq minutes ! (Seuil).


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