Joël Kotek. Excuser les bourreaux et salir les victimes

Culpabilité latente et nationalisme conduisent à différentes expressions du déni concernant la Shoah, de sa distorsion à sa négation. Ce mécanisme explique qu’en Flandre des complices du nazisme continuent d’être honorés tandis que les Juifs sont moqués dans des carnavals. 

Les dérapages nauséeux et répétitifs du carnaval d’Alost doivent être compris à l’aune du complexe d’Auschwitz. Photo James Arthur Gekiere/AFP

Partout en Europe, d’est en ouest, on constate une forte volonté de réhabiliter les régimes ou mouvements nationaux qui se risquèrent avec l’occupant nazi. Certes, ils se compromirent, mais, somme toute, pour de « bonnes raisons », ici, pour la liberté (les États baltes contre l’empire soviétique), là, pour leur autodétermination (les Croates, les Slovaques, les Flamands). La fin ne justifie-t-elle pas les moyens ? Sans doute, n’était l’insoutenable écueil de la Shoah. La participation souvent active des autorités locales ou des mouvements nationalistes à l’extermination des juifs constitue un frein puissant, sinon un obstacle infranchissable, au processus de réhabilitation des mouvements et leaders nationalistes.

Le complexe d’Auschwitz

Comment nier que la Shoah rend impossible toute velléité de justification morale et politique, de la collaboration ? Ce mur de la Shoah, ou complexe d’Auschwitz, explique la mise en place, ici et là, de stratégies visant à diminuer le poids de la faute. On songe aux mécanismes de rejet de culpabilité ou de projection agressive mis en avant par le philosophe judéo-allemand Theodor Adorno. On songe encore au concept de dissonance cognitive révélé par le psychologue judéo-américain Léon Festinger et, enfin, à la notion d’antisémitisme secondaire mis en lumière dès les années 1960 par le psychosociologue allemand Peter Schönbach. Que décrivent ces concepts sinon des stratégies propres à nier le réel, à atténuer, à dépasser ce complexe d’Auschwitz qui hante depuis 1945 la conscience allemande ? Pour reprendre les analyses de Bruno Quélennec1, rappelons que Schönbach insiste sur la question de la transmission intergénérationnelle des préjugés, à travers la figure du père dont les enfants désirent garder une image « pure », tandis qu’Adorno décrit un mécanisme similaire dans le rapport de l’individu au groupe ou à la patrie. 

Le concept de distorsion de la Shoah, récemment mis en avant par l’Ihra, décrit les mécanismes destinés non pas tant à nier le crime qu’à le relativiser, le banaliser, qu’à excuser les bourreaux et, davantage encore, à charger, salir, culpabiliser les victimes.

Pour ces deux chercheurs, les différentes « stratégies », largement inconscientes, d’autodisculpation, qu’elles soient d’ordre familial, sociétal ou national, ne sont pas forcément corrélées à la détestation des juifs en tant que tels. Ces mécanismes d’évitement, que l’on pourrait qualifier « d’autodéfense agressive», trouvent leur première explication dans la volonté farouche de préserver l’image de la famille, du groupe, de la nation. Tout repose sur un complexe de culpabilité inavouable, résumé par la formule choc attribuée au psychanalyste israélo-viennois Zvi Rix : « Les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux juifs. » Cet antisémitisme dit secondaire, non pas « malgré, mais à cause d’Auschwitz », permet de comprendre les racines de l’antisémitisme contemporain et ce y compris (et surtout) dans ses métastases antisionistes. Culpabilité latente et nationalisme sont ainsi les deux conditions nécessaires à l’expression du déni sous toutes ses formes, de la plus dure (négation absolue) à la plus soft et perverse (distorsion). Le concept de distorsion de la Shoah, récemment mis en avant par l’organisation intergouvernementale Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah (Ihra) décrit les mécanismes destinés non pas tant à nier le crime qu’à le relativiser, le banaliser, qu’à excuser les bourreaux et, davantage encore, à charger, salir, culpabiliser les victimes. L’idée consiste autant à minimiser le caractère criminel de la Shoah qu’à nazifier les juifs par une critique radicale d’Israël. Non seulement les juifs n’ont pas subi de martyre si particulier, mais ils sont aujourd’hui, en Palestine, les véritables nazis.

Distorsion de la Shoah

Contrairement à ce que l’on voudrait croire, le phénomène de distorsion de la Shoah est loin d’être restreint aux seuls États d’Europe centrale et orientale. La preuve par la Belgique tant francophone que néerlandophone. En pays flamand, tout comme en Lettonie ou en Hongrie, les complicités inavouables se doivent d’être niées, relativisées, contournées afin d’alléger le poids de la faute. Comment oublier que la Shoah emporta 65 % des juifs d’Anvers contre « seulement » 35 % des juifs de Bruxelles, et ce, notamment du fait de la complicité de larges pans du Mouvement flamand, mais aussi de l’administration municipale, notamment policière. C’est à Anvers qu’eut lieu le seul pogrom, la seule « nuit de cristal » en Europe occidentale. À la suite de la projection du film nazi Le Juif éternel, des centaines de jeunes activistes flamands descendirent saccager le quartier juif d’Anvers. Deux synagogues furent brûlées, des centaines de magasins pillés et détruits, des dizaines de juifs molestés. Pourtant, force est de constater que la complicité d’une large part du Mouvement flamand à la persécution des juifs n’empêcha ni la classe politique flamande ni des intellectuels, dès les années 1950, de vouloir réhabiliter, sur la base de récits doloristes, les organisations et les « héros de l’émancipation nationale » compromis avec l’occupant nazi. Ils avaient certes mal agi, mais pour de bonnes raisons : l’émancipation de la nation flamande de l’oppressante tutelle des francophones de Belgique. En filigrane, l’idée de pardonner, en réalité de justifier, l’impardonnable. 

Le souci de justifier l’impardonnable explique l’étrange initiative du village de Zedelgem d’ériger, en 2018, un monument dit « la Ruche » à la mémoire des waffen SS lettons internés, dès la Libération, dans les environs de la petite commune flamande.

Comment comprendre sinon le fait que de nombreuses rues de Flandre portent toujours le nom de collaborateurs condamnés, parfois à mort, pour intelligence avec l’ennemi ? En 2017, à Lanaken, tant le parti d’extrême droite, le Vlaams Belang, que son rival nationaliste, la N-VA, se sont violemment opposés au projet du maire libéral Marino Keulen de rebaptiser Anne Frank une rue portant le nom de Cyriel Verschaeve (1874-1949), un collaborateur notoire. Comment comprendre autrement l’étonnante brochure que le Parlement flamand (la Belgique est un État fédéral) édita en 2021 dans le cadre de son jubilé ? S’y retrouvèrent mis à l’honneur Staf De Clercq et August Borms, deux figures de proue de la collaboration flamande, les frères jumeaux de Doriot et Déat, et ce dans une liste ne comptant que quatorze portraits de personnalités éminentes du Mouvement flamand. Soulignons qu’August Borms fut fusillé en 1946 pour intelligence avec l’ennemi. Facteur aggravant, et non atténuant comme voudraient le faire croire des intellectuels flamands, le passé pronazi de ces deux militants n’est nullement nié ; leur erreur (et non leur faute) n’affectant en rien leur qualité de héros de l’émancipation flamande ! Pas étonnant dès lors que leurs tombes servent occasionnellement de décor à des manifestations de la droite radicale flamande. La tombe d’August Borms ferait « partie de l’histoire du nationalisme flamand », dit le maire de droite (N-VA) du district de Merksem, non sans feindre d’ignorer son passé : « Comment pourrais-je porter un jugement sur Borms à partir du moment où je ne l’ai pas connu ? (…) Certains le considèrent comme un collaborateur, d’autres voient en lui un héros. » Qui dit mieux ? 

Ce souci de justifier l’impardonnable explique encore l’étrange initiative du village de Zedelgem d’ériger, en 2018, un monument dit « la Ruche » à la mémoire des waffen SS lettons internés, dès la Libération, dans les environs de la petite commune flamande. Comment comprendre cette initiative sinon dans le cadre de cette urgence à réhabiliter des acteurs de la collaboration impliqués pour nombre d’entre eux dans la Shoah par balles ? C’est sans doute en Europe occidentale le seul monument financé par des fonds publics, dédié à des combattants ayant porté l’uniforme SS. Nul besoin d’évoquer l’étonnement, mieux la tristesse, du maire de Zedelgem, face aux réactions négatives suscitées principalement à l’étranger par son monument, finalement déplacé. C’est aussi dans le contexte du complexe d’Auschwitz que doivent être compris les dérapages nauséeux et répétitifs du carnaval d’Alost : en 2009, des carnavaliers se griment en hideux Juifs hassidiques dans une dramaturgie inspirée des carnavals nazis de Cologne, à un détail près, ici, les juifs portent également un keffieh palestinien et sur leur streimel (chapeau en fourrure) un hélicoptère de combat frappé aux couleurs de l’État hébreu. En 2013, d’autres joyeux lurons se déguisent en SS distribuant des bouteilles (à boire) de Zyklon B. En 2018, un char représentant des juifs religieux chargés d’or, de diamants, de dollars et de rats défile dans les rues d’Alost. En 2020, l’on choisit de représenter des juifs religieux dotés de pattes et mandibules d’insectes. 

Enfin, c’est encore dans cette nécessité de diminuer le poids d’Auschwitz que doit se comprendre le diplôme de docteur honoris causa décerné simultanément en 2019 à deux amis octogénaires, le premier orphelin de la Shoah, le second « fils de nazi » et pas orphelin pour un sou. Cette double canonisation organisée conjointement par l’Université libre de Bruxelles néerlandophone (VUB) et francophone (ULB) participe à plein de cette volonté de confondre le sort des Flamands à celui des juifs en tant que peuple victime de la Seconde Guerre mondiale. Stratagème bien connu en Pologne.

L’inversion de l’Holocauste : Israël, État nazi

En Flandre, la tentation de relativiser la Shoah et de nazifier Israël doit être comprise à la lumière du complexe d’Auschwitz. À chaque round du conflit israélo-gazaoui, les intellectuels et militants flamands de l’extrême droite à l’extrême gauche s’en donnent à cœur joie. En 1968, déjà, le philosophe Jankélévitch ne s’y était pas trompé : « L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. » Et Bernard Lewis de renchérir : la croyance que les nazis n’étaient pas pires qu’Israël a « apporté un soulagement bienvenu à beaucoup de ceux qui portaient depuis longtemps un fardeau de culpabilité pour le rôle qu’eux-mêmes, leurs familles, leurs nations ou leurs églises avaient joué dans l’histoire d’Hitler », écrit l’historien britannique. 

Il est clair que la Shoah est détournée plus qu’à souhait à des fins idéologiques et politiques étroites, et ce, de droite à gauche de l’échiquier politique flamand.

Cinq exemples pour le démontrer. En 2006, un historien de renom et petit-fils d’un haut dignitaire de la SS flamande, s’interroge dans une retentissante carte blanche sur l’opportunité d’un musée de la Shoah en… Belgique. En 2014, le virologue le plus renommé de Flandre, Marc Van Ranst, proche du parti maoïste PTB, invente le concept de Gazagaust pour dénoncer les crimes de l’armée israélienne à Gaza. En 2016, un graphiste flamand gagne le prix du jury du concours de dessins négationnistes organisé à Téhéran. Le dessin primé confond le mur de sécurité séparant Israël des territoires occupés et le portail d’Auschwitz-Birkenau. Non content de se féliciter de son prix sur Facebook, notre homme est aussitôt nommé « ambassadeur culturel de sa ville » (Torhout) ; le quotidien Nieuwsblad n’hésitant pas à soutenir sa nomination en raison de sa nouvelle… « notoriété internationale » (sic). En octobre 2018, le secrétaire général d’un des principaux syndicats flamands et professeur à l’Université libre de Bruxelles (VUB) accuse, dans un papier d’opinion, l’armée israélienne d’assassiner des enfants palestiniens de Gaza pour leurs organes ; une resucée de l’accusation médiévale de crime rituel. Le 13 août dernier, Jorn De Cock, le spécialiste du conflit israélo-arabe du très catholique Standard, le quotidien de référence flamand, stigmatisait Israël avec perversité. Les titre et sous-titre : « Israël pleure un chien tué, des enfants de Gaza tués – Malgré les 49 morts palestiniens à Gaza, dont 17 enfants, l’attention israélienne est entièrement focalisée sur un berger malinois. » Cette stratégie d’inversion de la Shoah, qui consiste à présenter les Israéliens comme l’équivalent moral (ou pire) des nazis est l’une des bases rhétoriques de l’antisionisme radical. S’il fallait une preuve supplémentaire du complexe d’Auschwitz qui prévaut en Flandre, il suffirait d’évoquer l’étrange accueil réservé par trois des plus renommées universités flamandes (Anvers, Bruxelles et Louvain) à la journaliste négationniste Judi Rever qui défend la thèse du « double génocide rwandais ». Comment expliquer que cette polémiste canadienne, qui affiche un antisionisme de bon aloi, n’a été reçue par aucune université francophone ?  

Il est clair que la Shoah est détournée plus qu’à souhait à des fins idéologiques et politiques étroites, et ce, de droite à gauche de l’échiquier politique flamand. Les récurrentes provocations antisémites du carnaval d’Alost, le monument de Zedelgem à la gloire des SS lettons, présentés en combattants de la liberté européenne, la brochure du Parlement flamand réhabilitant deux figures majeures de la collaboration flamande et la dénonciation d’Israël comme État nazi sont autant de manifestations de ce phénomène dit de distorsion de la Shoah. Leur objectif : faire passer un passé plus que jamais difficile à passer !

© Joël Kotek

Joël Kotek est professeur de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles et ex-enseignant à Sciences Po Paris (2002-2021)
Article extrait du dossier Antisémitisme paru dans Le DDV n° 688, automne 2022

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

4 Comments

  1. C’est de l’humour flamand …
    Jacques Brel les avait si bien décrits – au féminin – dans sa chanson Les Flamandes. Leur conformisme, leur rigidité et leur lourdeur d’esprit.
    Il les connaissait bien !

  2. Dans la Belgique flamande (un des endroits les plus culturellement pauvres d’Europe) comme en Allemagne l’antisémitisme est toujours allé de pair avec la francophobie.
    Les europhiles qui feignent d’ignorer la présence de nazis au sein du gouvernement ukrainien et qui fond les yeux doux aux néo nazis islamistes et pro palestiniens ont toujours eu pour principe de reecrire l’Histoire : il aurait même été impossible de fabriquer de toute pièces l’idée d’un “couple franco allemand” sans chercher à atténuer les crimes de l’Allemagne _ de nombreux europhiles et Macronistes reprennent à leur compte le révisionnisme des actuels sympathisants d’Hitler en Allemagne : “on n’y était pour rien c’était la faute à la crise de 29 et à l’inflation”…La politique migratoire de l’UE parviendra inévitablement à chasser les Juifs d’Europe ce que ni l’Eglise catholique ni l’Allemagne nazie n’étaient parvenus à faire !
    “L’appauvrissement de la langue” (la novlangue)
    “Le bannissement de toute expression de désaccord”
    “La peur de la différence et le mépris des faibles”
    “Le recours au complot pour justifier la xénophobie” (les “trolls de Poutine” ou “agents du Kremlin” : expressions lancinantes chez les europathes)
    “Le refus de la paix”…
    Il est triste de remarquer qu’Umberto Eco soit mort en 2016 sans avoir pris conscience que sa propre définition du fascisme correspond au moins partiellement voire en grande partie à l’Union Européenne c’est-à-dire l’Eurofascisme.
    De la Suède à la Méditerranée en passant par Bruxelles et Berlin sans oublier Kiev par un léger détour.

    • @Charles Kinski Vous pourriez Ursula Von der Leyen et l’UE apportant leur soutien à peine déguisé aux fascistes génocidaores Azerbaïdjannnais ! Oui l’Union Européenne est bien un projet politique d’extrême droite et criminel. Dans la double lignée de l’Allemagne nazie et de l’Empire ottoman.

  3. D’une part nous avons nos bonnes âmes de gauche qui ont toujours mal à la conscience, traumatisés de la deuxième génération de la Shoah comme Amira Hass et d’autre part nos extremistes de droite, négationistes de la réalité palestiniene et entre les deux l’absence totale d’Hasbara du gouvernement bibistanait durant la dernière décénie qui ont tous ensemblent aider à propager cette image négative d’Israël même au coeur de la présente jeune génération juive universitaire. Triste bilan et la nouvelle direction ultra droite et ultra religieuse ne fera qu’empirer l’image d’Israël!

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*