Jacques Neuburger. Le secret parfum de la Carpe farcie

Je vais tout avouer: moi aussi je possède, juste à côté du moulin à légumes à manivelle et à plusieurs grilles qui permet de se faire une soupe aux poireaux qui ne soit pas une bouillie dans laquelle sournoisement se cachent de minuscules particules de fibres de céleri sournoises et piquantes, un vrai hachoir à manivelle qui couine et qu’on doit fixer sur le bord de la table en serrant une vis.

Sans lui, point de pâté veau et canard au foie gras, noisettes et morilles.

Car pour la carpe, l’ayant connue attendant d’un regard ému les petits morceaux de mie de pain que l’enfant que j’étais lui lançait dans la baignoire à griffes de lion et robinets de cuivres et porcelaine tout brillants d’avoir été astiqués pour chabbes, il a toujours été hors de question que j’assomme moi-même une pauvre bête même au parfum d’étang rarement curé: je préfère aller leur jeter du pain à la fontaine Médicis ( le must étant bien sûr en romantique compagnie, les clichés en amour n’étant pas toujours malvenus: le coucher de soleil à Venise ou à la pointe du Van est toujours nouveau, et l’aube sur le Mont Blanc depuis le balcon aux odeurs de cèdre toujours renouvelée).

J’ai déjà eu, un été en Bretagne, cette chance insigne de pratiquer huit jours durant, dans une grande cuvette à donner le bain aux bébés, ce qui obligeait à laver le bébé dans l’évier, l’élevage de la langouste domestique, aimable crustacé qui conversait avec des petites filles extasiées, et ce jusqu’à une nuit où donnant le biberon de minuit et demi, je connus le bonheur de trouver la pauvre bête enfin le ventre en l’air. Et définitivement incommestible.

Ah, non, pas de carpe farcie chez moi autre que de colin, de limande et de cabillaud. J’ose à peine le dire: concoctée à la lotte, on atteint l’extase mais question cacherout c’est moyen pour les fêtes. Surtout avec une sauce homardine qui permet de frôler le sublime. On a le sublime, et hélas on a perdu ce yiddisches tam, ce “goût juif”, ce parfum à part, intime, familier, qui nous est secrètement indispensable, vital, comme un nerf inconnu de la science mais nécessaire aux mouvements de notre être.

C’est toute la complexité de notre être juif: par exemple philosophiquement on serait proche de tel rabbin ou même rabine libérale et moderne mais seule la voix profonde du hazen de la rue Pavée nous tire les larmes des yeux – et gustativement, ma foi, le homard grillé à l’estragon, avec une maligne petite salade mesclun, mangue, radis rose et pomelos, n’est ce pas, rien que d’y songer on salive, et pourtant, une bouchée de gefillte fisch faisant sans qu’on ose le dire à voix haute penser à François Jullien et son Éloge de la fadeur, et voici nos yeux qui se troublent, s’embuent, nos mains tremblent un peu, une présence est là, des présences sont là, une voix un peu slave nous chante une chanson en yiddish ou en russe, une main si tendrement chaude, si douce et forte, se pose sur nous et une voix dit: Dors, Ketzeleh, une bouchée de plus, on fond presque en larmes, on se rappelle de temps plus durs, plus pauvres, de moments parfois tragiques, une mémoire se réveille, une mémoire “dor vador”, une mémoire de générations en générations, et nous voici dans cette petite ville, dans une ruelle, dans une page de conteur juif, de conteur russe, vivant au rythme d’une vie ancienne, au bruit des machines à coudre et du travail des artisans, et on se met à chantonner Boulbes, nokh boulbes et des chansons de tendresse et de rage…

Pour en revenir au hachoir couinant, les rares fois que je l’extrais du placard pour m’en servir, oui, je regrette souvent de ne plus avoir en tête les marmonements véhéments de ma mère, naturellement en russe ou en yiddish.

Mon père aussi parlait un peu russe, ma mère le corrigeait souvent, et c’était pour moi étonnant: il acceptait, écoutait, répétait soigneusement et s’excusait, disant: “Tu sais bien dans quelles conditions j’ai appris le russe”. Il faut dire que de l’armée rouge que papa avait rejointe, maigre et affamé, réchappé du camp auquel les nazis avaient mis le feu avant de s’enfuir, mon père avait rapporté une collection de jurons d’artilleurs et de soldats de choc, ces héros qui ont pris Berlin, jurons qui faisaient protester ma mère disant: “Tu n’as pas honte, devant le petit en plus”.

Il y avait même un juron, lequel faisait rire maman, et quand mon père le prononçait il me disait toujours: “Si tu entends un autre que moi dire cela, tu lui casses la figure, compris”, ce qui, alors que j’avais quatre ans, me plongeait dans des abîmes de perplexité.

Jacques Neuburger

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