« Poutine est-il vraiment devenu fou ? » par Wiktor Stoczkowski dans Figarovox

L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe a suscité chez les Occidentaux un sentiment de sidération. Il paraît que personne ne s’y attendait. Comment comprendre cette surprise ?

Wikipédia CC BY 4.0

Les experts qui s’expriment dans les médias nous l’expliquent : naguère raisonnable, Vladimir Poutine serait devenu fou, donc imprévisible. On parle de sa «détermination paranoïaque», de ses «obsessions», de ses «propos délirants», de sa «déraison», de sa «perte du sens des réalités», de sa «folie guerrière». Cette explication hâtive vient à l’esprit des commentateurs avec la force de l’évidence, comme si le désir d’établir un diagnostic psychiatrique en garantissait l’adéquation et en même temps compensait l’incompétence médicale. Il y a peu on a employé le même procédé pour élucider les attentats islamistes : tout comme Poutine, les islamistes seraient des forcenés. Lorsqu’on ne parvient pas à expliquer les agissements d’autrui, on lui prête un dérèglement mental. On croit ainsi le comprendre, alors qu’en réalité on renonce à le comprendre, préférant renvoyer dans les limbes de la déraison ce qui échappe à notre entendement. Le fait que certains se contentent de telles «explications» atteste de l’ampleur abyssale de l’ignorance où l’Occident demeure quant aux ressorts de la politique russe.

Poutine ne tient pas compte du droit international, ne respecte pas la souveraineté des pays étrangers, se montre menaçant envers ses voisins, essaie d’influencer leur politique intérieure par des pressions, des menaces et la propagande bâtie sur des mensonges éhontés, recourt à des invasions armées, foule aux pieds les droits de l’homme, martyrise et bâillonne son propre peuple, ne recule pas devant les assassinats politiques de ses adversaires. Agit-il ainsi parce qu’il est devenu fou ? Si cette politique était le fruit d’une folie, alors il faudrait conclure que les dirigeants russes depuis un siècle étaient fous, car ils ont tous, à l’exception notable de Mikhaïl Gorbatchev, mené la même politique brutale et cynique.

En février 1919, sur l’ordre de Lénine, l’armée russe envahit la Pologne, déclenchant une guerre qui durera presque deux ans. En septembre 1939, sur l’ordre de Staline et en vertu d’un accord secret avec Hitler, l’armée russe occupa la partie orientale de la Pologne. En novembre 1939, Staline attaqua la Finlande et, au terme d’une guerre de plusieurs mois, conquit une province finlandaise. En juin 1940, l’armée russe annexa les trois États baltes : l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. En novembre 1956, Nikita Khrouchtchev fit entrer les troupes russes en Hongrie pour renverser le gouvernement qui avait osé annoncer l’organisation des élections libres et le retrait du Pacte de Varsovie. En mars 1968, Leonid Brejnev dépêcha les blindés pour mettre un terme à la démocratisation de la Tchécoslovaquie. En décembre 1979, sur l’ordre du même Brejnev, les troupes russes s’emparèrent de l’Afghanistan. En 1994, en réaction à la proclamation d’indépendance de la Tchétchénie, Boris Eltsine y envoya l’armée russe, s’engageant dans un long conflit armé qui aboutit à la vassalisation durable de la Tchétchénie. En août 2008, désapprouvant l’indépendance grandissante de la Géorgie qui souhaitait se rapprocher de l’Occident, Vladimir Poutine lui déclara la guerre et annexa deux provinces de l’État géorgien, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. En février 2014, au lendemain de la révolution populaire en Ukraine qui avait destitué le président inféodé à la Russie, Poutine envahit la péninsule de Crimée pour l’annexer à la Russie, avant d’apporter un soutien militaire aux groupes sécessionnistes pro-russes dans les régions ukrainiennes de Donbass et de Louhansk. Sachant tout cela, faut-il être vraiment surpris que les troupes russes attaquent à présent l’Ukraine ?

Poutine procède exactement comme les autres dirigeants russes avant .
Les Occidentaux jugent surréalistes les récentes déclarations de Poutine. En effet, comment ne pas être perplexe en entendant le président russe parler non pas d’une guerre de conquête, mais d’une «opération spéciale» ayant pour objectif de «protéger les victimes d’intimidation […], soumises à un génocide», et de libérer l’Ukraine d’une «bande de drogués et de fascistes». L’impudeur de ce mensonge est certes impressionnante, mais quiconque connaît l’histoire de la propagande russe y reconnaîtra un usage désormais classique : depuis un siècle, à chaque agression dont il se rendait coupable, le pouvoir russe prétendait agir pour «maintenir la paix», pour «libérer les peuples opprimés», pour «résoudre les crises», pour «mater les fascistes ou nationalistes». En portant la guerre, les Russes parlaient toujours de «paix» ; ils évoquaient la «libération» quand ils exécutaient par milliers les citoyens des pays conquis et qu’ils les déportaient par centaines de milliers. Que c’était outrageusement faux ? Peu importait, l’essentiel était de brouiller les pistes, semer la confusion, répandre la désinformation. Après avoir exécuté 21 768 prisonniers de guerre polonais dans les forêts de Katyń, pendant un demi-siècle les responsables russes ont obstinément continué à nier d’avoir commis ce crime.

Vladimir Poutine est de cette école-là, et il faut être bien naïf pour espérer entendre de sa bouche autre chose que des mensonges effrontés. Fallait-il le croire lorsqu’il expliquait, dans un discours-fleuve diffusé à la télévision russe le 21 février 2022, les raisons de sa décision d’envahir l’Ukraine ? Il est peu probable que Poutine croie lui-même à son petit récit de l’histoire de l’Ukraine, prétendument créée de toutes pièces par Lénine et par Staline. Mais croit-il à la menace que ferait peser sur la Russie l’élargissement de l’Otan à la Pologne et aux pays baltes ? Il n’ignore pas que les pays voisins ont rejoint l’Otan non pas parce qu’ils veulent menacer la Russie, mais parce qu’ils ont peur de la Russie. Il sait très bien qu’aucune arme nucléaire n’a été déployée sur les territoires de ces pays et que les maigres contingents et quelques avions de l’Otan qui y sont stationnés ne sont rien comparés à la puissance du dispositif militaire qui se trouve de son côté de la frontière. Il connaît bien les dissensions qui déchirent l’Otan, il sait la faiblesse politique et morale de cette fragile Alliance. L’expansionnisme militaire est inscrit dans l’ADN de la plupart des dirigeants russes. Seule la force militaire adverse peut s’y opposer. Mais Poutine estime que l’Otan, rétive à l’utilisation de la force et résignée à sa vocation défensive, comme par le passé restera paralysée face à ses provocations et ses conquêtes. Il peut compter sur des intellectuels occidentaux qui compareront, comme Luc Ferry, la présence symbolique de quelques détachements conventionnels de l’Otan aux frontières de la Russie avec la tentative d’installer les missiles nucléaires russes à Cuba. Il peut compter sur des hommes politiques qui, comme Hubert Védrine, expliqueront à leurs peuples que l’invasion de l’Ukraine résulte «des errements, de la désinvolture et des erreurs occidentales depuis trente ans». Poutine sait parfaitement que les Occidentaux sont divisés, incohérents, veules et lâches. Pourquoi en aurait-il peur ?

Il est peu probable que Poutine ait vraiment peur de ces Occidentaux qu’il méprise. Il a néanmoins peur. Mais de quoi a-t-il peur ? Il a surtout peur de son propre peuple. C’est un dictateur violent et corrompu, dont le pouvoir dépend surtout de la force brute qu’il emploie pour régner sur son pays et pour neutraliser toute velléité de révolte. C’est cette révolte qu’il redoute. Et surtout il craint tout exemple qui pourrait encourager les Russes à renverser la dictature qui les opprime. C’est pourquoi il a soutenu le régime de l’autocrate Alexandre Loukachenko que les Biélorusses ont courageusement défié pendant de longs mois de manifestations après les élections truquées en 2020. C’est pourquoi Poutine n’a jamais accepté que les Ukrainiens aient décidé de chasser du pouvoir son vassal à lui, Viktor Ianoukovytch. Il ne leur a jamais pardonné de vouloir vivre dans un pays démocratique, souverain et libre. Depuis l’empoisonnement à la dioxine de Viktor Iouchtchenko, candidat à présidence dans les premières élections libres rendues possibles par la Révolution Orange en 2004, jusqu’à l’annexion des régions de Donbass et de Louhansk en février 2022, la politique russe consistait systématiquement à déstabiliser, à diviser et à affaiblir l’Ukraine. La finalité de cette politique n’était pas seulement d’annexer une partie des territoires ukrainiens et de ramener les autres sous l’influence russe.

L’un des objectifs auxquels Poutine tient énormément est de montrer au peuple russe que sera vaine toute révolte qui voudrait suivre la voie ouverte par ce que les Ukrainiens appellent la Révolution Orange (2004) et la Révolution de Dignité (2014). Lorsque, dans son allocution du 21 février, Poutine soulignait que l’Ukraine et la Russie appartiennent à la «même culture» et au «même espace spirituel», ce n’était pas un appel à la fraternité, car le président russe s’apprêtait à envoyer ses troupes pour tirer sur ses «frères» ukrainiens ; ça sonnait plutôt comme une menace à peine voilée : «Vous, les Ukrainiens, vous êtes comme les Russes, un peuple d’esclaves, et vous le resterez, je vous le garantis».

On ne peut douter que la réussite des réformes engagées par l’Ukraine risquerait de prouver au peuple russe qu’il est possible de renverser un pouvoir dictatorial et de conquérir la liberté. C’est de cela dont Poutine a vraiment peur. Et c’est pour cette raison qu’il est déterminé à anéantir l’indépendance ukrainienne. C’est pour lui la condition de survie de son propre régime. Tout ce qui pourra compromettre la pérennité de ce régime suscitera son ire et son agression. Et ce ne sont pas seulement les aspirations du peuple ukrainien ou du peuple biélorusse qui le heurtent. La prospérité de l’Europe occidentale demeure pour lui un défi et une accusation, face à l’incurie économique de son propre régime. Seuls les désordres des sociétés occidentales peuvent le rassurer. Il jubile en commentant à la télévision russe les manifestations des gilets jaunes, les assauts des black blocks anarchistes, les querelles puériles de nos politiciens et de nos intellectuels.

Source : Le Figaro
Wiktor Stoczkowski

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5 Comments

  1. Si l ‘ on savait que Poutine était si dangereux pourquoi avoir, par le mensonge puis par la guerre, transformé le Kosovo de province serbe en pays indépendants ?
    Si il est si dangereux pourquoi les américains ont-ils installés des laboratoires de recherche biologique en Ukraine ? Pourquoi l ‘ U.E. veut-elle à tout prix intégrer ce pays ?
    Pourquoi nos politiques, et en conséquence nos médias, n ‘ ont-ils jamais parlé du Donbass où depuis 8 ans les russophones sont bombardés ?

    La Russie a perdu la guerre froide. Est-ce une raison pour ne pas tenir compte de son besoin de sécurité ?

    Les Américains, et les européens qui les suivent, ont une responsabilité dans ce drame.

    • Biden ne va pas faire une guerre nucléaire avec un pays en convulsion! Il le dit parce que Poutine le sait de toute façon ! La Russie de Poutine devra évacuer l’ Ukraine sinon Moscou deviendra un autre Pyongyang !

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