Laurence Kleinberger. “Les larmes de Riwka couleront toujours sur mes joues”. “Les Larmes de Riwka”, roman à paraître ( 2 )

Les larmes de Riwka

On s’habitue tellement bien à son état d’enfant, cela semble durer si longtemps l’enfance, que je me demande comment font les autres pour se sentir adultes, puis vieux…

 On ne se voit pas vieillir c’est vrai, tout le monde le dit. Mais la plupart des gens acceptent de changer de statut. Les petites filles aiment voir leurs seins pousser et changer le regard des hommes, des tas de femmes se laissent blanchir gentiment les cheveux et attendent la retraite avec impatience.

 Je ne sais si je les envie ou si je les plains. Dans ce domaine, je n’ai jamais pris aucune décision. Quand j’étais enfant, je n’ai juste pas grandi et je suis restée telle quelle. Je n’ai pas non plus vu vieillir ma mère. Elle a toujours été jeune à mes yeux jusqu’au jour où la maladie l’a rattrapée.

 J’ai passé une nuit agitée, parce qu’il fait très chaud et je me suis réveillée vers cinq heures avec dans la tête un rêve très désagréable et criant de vérité.

J’ai rêvé que Gérard m’abandonnait.

Gérard est un pauvre type qui m’a laissé tomber il y a très longtemps et m’a placée dans une situation critique puisqu’il m’a mise dehors pour installer chez lui sa nouvelle copine.

Une très vieille histoire qui m’avait pas mal secouée à l’époque mais que j’avais l’impression d’avoir oubliée tant tout cela était vieux et sans importance.

Dans mon rêve, tout se passe exactement comme dans la réalité. C’est un « rêve souvenir » en quelque sorte, foisonnant de détails sans intérêt mais bien réels.

Je me réveille très en colère contre moi. Fâchée d’avoir perdu mon temps onirique à revenir sur une histoire sans importance, un truc qui ne vaut pas la peine de prendre de la place dans mes songes.

 Je pense qu’on a tous un Gérard qui est là juste pour occulter les vrais problèmes.

 Moi j’avais envie de rêver de ma mère, de me voir une fois encore la prendre dans mes bras et de lui dire Ma pauvre petite maman

Un souvenir me revient brutalement. Un souvenir que m’a rapporté Maman il y a très longtemps. Un souvenir à elle qui est devenu mien au fil des années. À tel point que je revois le lieu où les événements se sont passés alors que je n’y ai jamais mis les pieds.

C’était en 1942. Maman avait douze ans et mes grands-parents avaient été avertis de l’imminence d’une rafle à Bruxelles. Toute la famille devait aller se cacher mais la grand-mère juive polonaise de Maman refusa de quitter l’appartement.

— Je suis tellement vieille, je serai bientôt morte… Les nazis ne me feront rien. Partez sans moi, je reste.

Maman m’a raconté que Riwka a supplié des heures sa mère de quitter l’appartement et de les suivre. En vain. Mon arrière-grand-mère est restée sur place.

Le lendemain, on ne l’a pas retrouvée. Elle avait été arrêtée à plus de soixante-dix ans, direction Auschwitz et les chambres à gaz.

J’avais douze ans quand maman m’a parlé de ça. Je lisais Le journal d’Anne Franck. J’avais douze ans et je me disais que bientôt j’aurai l’âge d’Anne.

J’avais douze ans, l’âge de maman quand après la rafle, elle est allée se coucher dans son lit. Sa mère l’a prise dans ses bras et pleurait. Riwka pleurait, penchée au-dessus de sa fille.

 Maman m’a dit :

— Je sentais couler sur mon visage les larmes de ma mère.

Moi aussi je les ai senties couler ces larmes.

Les larmes de Riwka couleront toujours sur mes joues.

Tiens, j’ai les yeux qui me piquent encore, ça goutte et ça ruisselle. Et si c’était une allergie ?

© Laurence Kleinberger

Laurence Kleinberger est auteur. Les Larmes de Riwka est son quatrième roman. D’elle, Laurence nous dit: “Je suis une Ashkénaze décomplexée”. Elle ajoute: “Est-ce que ça existe, ça?”

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