Hubert Bouccara. Le travail sur la langue de Romain Gary est bouleversant

Ces temps-ci j’ai le temps de lire un peu plus que d’ordinaire, relecture de cet excellent livre de Romain Gary, je l’avais bien sûr déjà lu, il me fallait le relire pour mieux comprendre les obsessions de Gary… la vieillesse, le déclin, la perte de la virilité… Ce livre a des tiroirs qu’il faut apprendre à ouvrir, d’où cette relecture essentielle, n’en déplaise aux tueurs de libraires… C’est un Gary mélancolique, inquiet, presque énigmatique, très différent du Gary dans La danse de Gensis Cohn ou La tête coupable où l’humour acerbe est de mise.

On ne sort pas tout à fait indemne d’un tel livre. On devine l’issue fatale, 5 ans plus tard, en 1980 où il mit fin à ses jours. Je reste et resterai convaincu que Gary était un personnage particulièrement intelligent.

Le personnage de Jacques Rainier est un homme d’affaires puissant que la “puissance” s’apprête à quitter. Le monologue intérieur du personnage divague entre déclin du monde, déclin de ses affaires, déclin sexuel, déclin de sa vie conjugale. Un fantasme va prendre corps dans un homme jeune, espagnol, pauvre, fort, fragile, idéal, que Rainier va utiliser comme générateur de libido.

Dans le texte, c’est l’écriture qui sert à la fois de révélateur et de frein aux angoisses. Par son détournement du tragique du monde et du langage en un monologue de la relation amoureuse, c’est comme si la chute de l’empire tentait, en voulant se redresser et en se trouvant dérisoire, qu’un couple se rapproche, pour mettre un début à ce qui se termine.

La tour de Pise ne se redressera plus jamais. Pas plus que la virilité de Jacques Rainier, qui atteint l’âge où le déclin de la prostate entraîne le déclin du monde, ou l’inverse, à moins qu’aucun rapport n’existe…

Pas si sûr, le narrateur nous fait douter, nous fait danser sur la corde du connu et de l’inconnu. Connu de la petite phrase, inconnu du sens sous-entendu propre à chacun, et que nous partageons petit à petit, page après page. Jusqu’à ce que l’étrangeté de la phrase nous devienne plus familière qu’elle ne le sera jamais au personnage de Laura, amante jeune et brésilienne, aux prises avec ces détours si masculins, tandis que son vieil amant peine à comprendre une logique brésilienne dont le langage “franbrasilien” est tout aussi touffu d’images mystérieuses, de traductions erronées, de poésie spontanée, que celui de Rainier.

La locution à double tranchant du titre est le début d’une lecture surprenante par ses détournements de lieux communs. Ce sont les larmes plein les poings serrés de rire que les “idiomatismes” quotidiens de Gary transforment en pierres blanches la vie des personnages, pour mieux ponctuer notre voyage au pays de la métaphore.

Ce ticket de l’écriture et du plaisir de lire reste valable au-delà de toute limite

Ce ticket de l’écriture et du plaisir de lire reste valable au-delà de toute limite, car il n’y a aucun abus. Les personnages semblent éloignés de nous, un sens qui pourrait être plus clair, avec leur manière de substituer des mots, de les inverser, de faire glisser ce que nous connaissons trop loin de nous. Pourtant, par cette opération même, leurs langages se rapprochent au point de se confondre avec nous : nous devons interpréter ces propos plein de secrets, pour en faire nos propres secrets.

Comme dans La Vie devant soi d’Ajar alias Gary, où le monde est vu par, montré par les mots de, il n’y a pas meilleure façon de voir le monde que par les mots des autres : c’est l’essence même de la littérature, de la lecture, de l’écriture. Le travail sur la langue de Gary est bouleversant. Chaque personnage est une source poétique. Et pourtant c’est un roman.

Franchie la limite de la dernière page, notre vision antérieure du monde n’est plus valable.

© Hubert Bouccara

Spécialiste de Kessel, Hubert Bouccara tient “La Rose de Java”, librairie hors-norme entièrement consacrée à l’œuvre de Gary et Kessel.

Dans ActuaLitté du 5 juin 2016, Denis Gombert nous livre une interview d’Hubert Bouccara, rencontré à La Rose de Java, décrite comme “un lieu atypique, vrai petit coin de paradis parisien pour lecteurs passionnés”. TJ publiera cette interview d’ActuaLitté.

Hubert Bouccara. La Rose de Java

Romain Gary. Au-delà de cette limite vote ticket n’est plus valable. Gallimard 1975. 260 pages.

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