Médéa Azouri. Ne te justifie pas si tu pars

Photo d’illustration Bigstock

Et voilà, certains d’entre nous s’en vont. Ils quittent le navire, épuisés par une vie trop dure. Une vie faite de déceptions, de peur. Ils aspirent à une vie normale. Une vie où la dignité ne nous a pas été retirée. Ils s’en vont le cœur lourd, la boule au ventre. Et ils se justifient. Les enfants, la poursuite de leurs études, la recherche d’un emploi, la fatigue. Ils essayent de se disculper, d’enchaîner les raisons de ce départ, comme avant eux des centaines de milliers qui ont choisi le chemin de l’exil. Et le goût amer qui remplit leur âme ne se dissipe pas. Ils ont l’impression qu’ils nous trahissent, nous, ceux qui ne pouvons pas partir ; nous, les derniers irréductibles. Ils ont cet affreux sentiment de trahir le Liban.

Ne te justifie pas si tu pars. Ne te justifie pas parce que tu as le droit de vivre une vie normale. Tu as le droit de l’offrir à tes enfants. Tu as le droit de construire ton avenir, d’accomplir tes rêves. Ne te justifie pas si tu pars. Pars. Déploie tes ailes pour nous. Va respirer un air plus doux. Va tenter ta chance et bâtis des jours meilleurs. Ne te justifie pas si tu pars parce que nous aurons besoin de toi. Ta famille qui reste aura besoin de toi. Notre combat pour retrouver notre pays aura besoin de toi. Notre guerre contre ces criminels n’est pas finie. Nous avons besoin de soutien. Du soutien des expatriés. De leur pression sur ceux qui veulent vraiment nous aider. Ne te justifie pas si tu pars, comme ne te justifie pas si tu restes cloîtré chez toi depuis la tragédie du 4 août. Chacun d’entre nous gère comme il peut la douleur. Chacun d’entre nous essaye de panser ses plaies. Les plaies des autres. Chacun d’entre nous a sa façon de faire le deuil de ceux qui nous ont quittés et de ce pays qu’ils ont détruit une fois de plus.

Il y a ceux qui ont déserté Beyrouth pour se réfugier dans un endroit qui ne leur rappellera pas l’horreur. Il y a ceux qui restent enfermés chez eux, à regarder inlassablement la télé. Il y a ceux qui vivent dans le déni. Il y a ceux sur le terrain qui aident, soutiennent, œuvrent nuit et jour pour soulager les autres en arrangeant leurs maisons détruites, en nettoyant ; en donnant à manger quotidiennement, en livrant des boîtes de nourriture, des médicaments. Il y a ceux qui donnent leur avis, yallé bi nazro.

On n’a pas le droit de juger aujourd’hui le comportement de nos proches. Qu’ils aient envie de végéter à la plage pour s’offrir une parenthèse de normalité ou de danser à l’intérieur de leur salon pour exorciser les démons qui les habitent. Il y a ceux qui préfèrent voir leurs amis plutôt que d’être confrontés à la misère. Il y a ceux qui rient et ceux qui pleurent. Il y a ceux qui se taisent et ceux qui parlent constamment. Peu importent la catharsis qu’ils emploient, la méthode qu’ils utilisent, ils sont tout ce qui nous reste. Et il faut respecter leur volonté.

Mais, parce qu’il y a toujours un mais, notre devoir est de les pousser à réagir. À se révolter contre ces monstres. À ce qu’ils nous rendent des comptes. Il faut les pousser à descendre dans la rue, à demander nos droits les plus basiques. À ne pas accepter de vivre dans l’obscurité et à payer des montants exorbitants de frais de générateur. À ne plus courber l’échine, à ne plus accepter cette prise d’otage en continuant à parler de résilience. Parce que ça suffit de dire que les Libanais sont résilients, qu’ils ont cette incroyable capacité de surmonter les chocs, de s’adapter aux pires situations. Non, nous ne sommes pas résilients, parce que nous venons de vivre le plus grand trauma de notre histoire. Parce que la classe politique est en train de commettre un génocide contre son propre peuple. Parce qu’ils savaient et qu’aujourd’hui, ils ont notre sang sur les mains. Parce qu’ils continuent à nous persécuter, à nous menacer, à nous voler. Parce qu’ils essayent de ramener Saad Hariri à tout prix, à rester unis dans leur saleté pour s’assurer la pérennité de leur fauteuil. Parce que ce sont nos bourreaux et des assassins et surtout, parce que la seule solution, la seule et unique solution, est de les faire tomber. Et que le seul moyen, le seul et unique moyen, est de se révolter. De remplir à nouveau les rues, d’occuper les places publiques, de faire pression. Une révolution ne s’invite pas. N’attendez plus qu’on vous invite. Envahissez les rues de cette capitale meurtrie pour honorer la mémoire de ceux qui ont péri et ce pays qui, après tout, est le vôtre.

Source: L’Orient-Le Jour. 22 août 2020.

Médéa Azouri

Médéa Azouri est Rédactrice en chef chez Noun Magazine et Editorialiste à L’Orient-Le Jour.

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