Hadrien Mathoux. Laïcité abandonnée, accusations de clientélisme, indigénisme : en banlieue parisienne, les repères républicains brouillés pour les municipales

A l’origine de l’échec de la fusion PCF-LFI à Saint-Denis, le militant indigéniste Madjid Messaoudene n’arborera plus son écharpe tricolore d’élu après le second tour des municipales. – IP3 PRESS/MAXPPP

A Saint-Denis, Ivry-sur-Seine et Aubervilliers, les enjeux de laïcité et de communautarisme ont été au cœur des débats entre les deux tours des municipales. Mais dans chaque commune, la situation est très différente.

Le schématisme n’a pas sa place en lisière de la capitale. Alors que la ceinture rouge qui encerclait Paris se disloque au fil des années, plusieurs villes de banlieue voient la gauche se fracturer autour de la question républicaine à l’occasion du deuxième tour des municipales. Mais il est impossible de dresser un état des lieux global, tant les contextes locaux font varier les positionnements. Illustration avec trois cas particuliers, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) et Aubervilliers (Seine-Saint-Denis).

A Saint-Denis, divorce Insoumis – communistes autour du cas “Messaoudene”

Le “cirque de Madjid Messaoudene” a terminé son dernier tour de piste. Depuis de longues années, le délégué à l’égalité des droits et à la lutte contre les discrimination de la mairie de Saint-Denis attire plus l’attention via les polémiques qu’il déclenche sur les réseaux sociaux que pour son action sur le terrain. Tweets moqueurs ironisant sur l’attentat antisémite de Mohammed Merah, promotion tous azimuts de l’indigénisme, conflits avec les militants universalistes de sa ville… Cette frénésie quotidienne prendra après le deuxième tour des élections municipales ce dimanche 28 juin, mais Madjid Messaoudene est tout de même parvenu à être au coeur de l’imbroglio qui pourrait faire perdre au Parti communiste l’une de ses mairies les plus emblématiques.

Rappel des faits : au premier tour, le maire sortant Laurent Russier (PCF) faisait face au socialiste Mathieu Hanotin, mais également à une liste France insoumise, menée par Bally Bagayoko, qui faisait autrefois partie de sa majorité. Madjid Messaoudene était présent en position non-éligible sur la liste LFI. Stupeur à l’issue du premier tour : Hanotin trône en tête avec 35,32% des voix, loin devant Russier (24%) et Bagayoko (18,05%). Une fusion des listes communiste et insoumise est attendue pour faire barrage au Parti socialiste, accusé de vouloir gentrifier Saint-Denis. Mais elle bute sur un os appelé Madjid Messaoudene. En effet, alors que les communistes effectuent de nombreuses concessions sur leur programme, ils refusent l’inclusion de l’agitateur sur la liste fusionnée, a fortiori si celui-ci devait remonter en position éligible. Au PCF, on s’inquiète de l’image renvoyée par le co-organisateur de la marche contre l’islamophobie de novembre 2019, et de son coût éventuel en voix. Plusieurs réunions d’urgence sont organisées pour régler le différend, on sollicite même les députés locaux Stéphane Peu (PCF) et Eric Coquerel (LFI). Bally Bagayoko refuse tout net de sacrifier son colistier, et déchire la liste qu’il a dans les mains, sous les yeux des communistes médusés. La fusion des listes capote, ouvrant un boulevard au socialiste Mathieu Hanotin, même si l’Insoumis ne maintient pas sa candidature au second tour. Détail rocambolesque : alors que Madjid Messaoudene aurait finalement signifié à Laurent Russier qu’il acceptait de se retirer, la manoeuvre a échoué car la liste communiste pour le second tour avait déjà été déposée en préfecture par l’édile dionysien…

Dans son communiqué, le maire sortant confirme avoir posé pour condition la sortie de Madjid Messaoudene de la liste fusionnée. “Dans une ville aussi complexe que Saint-Denis, la bonne conduite des affaires municipales ne peut pas se faire sereinement avec une personne habituée à créer des polémiques et de la division sur des sujets qui méritent avant tout du dialogue, de la réflexion et du rassemblement“, argumente l’élu communiste, qui évoque les “positions clivantes” de Messaoudene sur “la laïcité, la place des religions, les rapports police / population, l’égalité femmes-hommes en particulier” et dénonce la tendance de son ancien délégué à user “d’instrumentalisation, de coups médiatiques ou de points de ruptures avec une partie de la population“.

Plutôt que de choisir une sortie digne, Madjid Messaoudene s’est ménagé une dernière danse tapageuse. Il s’adresse d’abord à Laurent Russier directement sur son blog personnel: “La vérité c’est que tu as choisi de t’aligner sur ta base la plus réactionnaire et raciste, qui sous couvert de laïcité crache sa haine d’une partie importante de la population, à savoir les musulman.e.s.“. Il lance un appel publié sur le site de Mediapart, soutenu par l’aréopage traditionnel de militants racialistes, qui dénonce “le racisme qu’a subi Madjid Messaoudene de la part du maire de Saint-Denis et de son équipe” et appelle à manifester devant le siège du Parti communiste. Le rassemblement, qui a eu lieu le 18 juin, a rassemblé la bagatelle de… vingt personnes, d’après Le Parisien présent sur place. Sur Twitter, évoquant “la faute politique” de Laurent Russier, Messaoudene juge que le maire sortant “portera seul la responsabilité en cas de victoire du Parti socialiste avec son programme d’épuration sociale et ethnique“, rien que ça ! Jamais avare de provocations, l’ancien délégué à l’égalité s’affiche le 18 juin “contre tous les racismes… sauf le racisme antiblanc évidemment“. A noter qu’Houria Bouteldja, la porte-parole du Parti des indigènes de la République, a jugé que l’épisode Messaoudene était le signe que s’il fallait “converger avec la gauche blanche ponctuellement ou durablement“, il restait “impératif de s’organiser contre elle en toute autonomie. Ce qu’il manque ici pour faire pression en faveur de Madjid et contre les laïcards de l’autre bord, c’est la force indigène. Ça viendra ncha Allah.

Laurent Russier, qui avait tout de même choisi de conserver Madjid Messaoudene dans son équipe pendant son mandat de maire, s’est déclaré “profondément insulté, sali par les accusations de racisme“. Il a reçu le soutien de 32 associations de sa ville. Reste que le socialiste Mathieu Hanotin, donné en tête par un sondage Harris Interactive avec 57%, est le grand favori du second tour.

A Ivry-sur-Seine, la gauche républicaine effacée par une scission

A Saint-Denis, les communistes ont fait barrage à l’indigénisme d’un colistier de la France insoumise. La commune d’Ivry-sur-Seine, au sud de Paris, présente une situation inverse. Marianne avait évoqué dans un précédent article le cas de la majorité communiste, dirigée par le maire Philippe Bouyssou, qui est associée à un parti local, Convergence citoyenne ivryenne (CCI). Cette petite formation se distingue par les prises de position controversées de son chef de file, Atef Rhouma, qui était intervenu en conseil municipal, juste après les attentats de novembre 2015, pour asséner : “Daech n’attaque pas nos valeurs, notre culture ou notre goût de la fête. Il attaque la France parce que la France l’attaque et participe à la mort de centaines de milliers de civils.” Philippe Bouyssou avait alors refusé de condamner la sortie de son adjoint, lequel avait déjà accusé la police française d’être “meurtrière“. Un peu plus tard, en octobre 2016, la majorité vote le boycott des produits issus des colonies israéliennes. Elle cultive sa proximité avec Lallab, association promouvant un “féminisme islamique“, invite des figures militantes comme le sociologue Saïd Bouamama à des débats sur le racisme ou “l’islamophobie“…

Cette ligne politique éloignée de la tradition républicaine a abouti à une fracturation de la gauche aux élections municipales à Ivry. D’un côté, la liste du maire sortant Philippe Bouyssou, soutenue par le PCF, avec en troisième position Atef Rhouma, le controversé chef de file de CCI. De l’autre, une alliance de trois partis, Europe Ecologie Les Verts, la France insoumise et le Parti socialiste, menée par l’écologiste Sabrina Sebaihi et formée notamment en réaction aux dérives de la mairie. Le premier tour a donné un avantage presque décisif au maire sortant, Philippe Bouyssou ayant récolté 48,65% des suffrages contre seulement 22,11% pour Sabrina Sebaihi. Mais l’entre-deux-tours a surtout été marqué par un coup de théâtre : le ralliement des écologistes à la liste de Philippe Bouyssou, annoncé le 2 juin.

Ce rapprochement surprise concerne uniquement Sabrina Sebaihi et quatre de ses colistiers membres d’EELV. Pourtant, le lendemain du premier tour, la tête de liste assurait à ses alliés qu’elle se maintiendrait pour la deuxième manche. Avant de changer d’avis, à quelques jours avant le dépôt de liste, convaincue par l’opération séduction du maire communiste : dans un courrier adressé à l’écologiste, que Marianne a pu consulter, Philippe Bouyssou garantit à Sebaihi “trois élus à partir d’un score équivalent à 60%, deux élus immédiatement gagnables à 64 et 68%, une responsabilité de conseillère territoriale, une responsabilité d’adjointe“… Mais, comme lors des négociations entre communistes et insoumis à Saint-Denis, l’accord est explicitement conditionné à l’exclusion d’un personnage. Cette fois-ci, il s’agit d’un laïque, à savoir Mourad Tagzout, le chef de file de la France insoumise locale, attaché à la défense des principes républicains, et auquel il est reproché d’avoir accusé la mairie d’être complaisante avec “l’indigénisme” en février dernier dans un article du Monde. Des mots qui “créent une rupture“, d’après Bouyssou. Quant aux socialistes, opposants à la majorité communiste depuis six ans, leur ralliement n’est même pas envisagé.

Sabrina Sebaihi justifie le “lâchage” de ses partenaires par “une vision trop éloignée sur certains sujets majeurs” (qui ne l’a toutefois pas empêchée de faire campagne à leurs côtés au premier tour…) et “certains propos tenus dans les médias“, assumant de “choisir le rassemblement“. Du côté de la France insoumise à Ivry, c’est la colère : dénonçant un “accord inacceptable“, le mouvement a annoncé “refuser que l’alternative républicaine, sociale et écologiste soit réduite au silence“. “Sabrina Sebaihi a fait valoir ses petits intérêts, maquillés en défense d’un projet écologique qu’elle n’a pas pu mener pendant 6 ans alors qu’elle était à la tête d’un des principaux groupes de la majorité“, tacle Mourad Tagzout. L’Insoumis décèle dans l’affaire de sa ville “une dimension nationale : toute une gauche, dont la mairie ‘PCF local – indigénistes’ d’Ivry fait partie, abandonne les combats laïques et universalistes. Si on leur tourne le dos, c’est l’ethnicisation des conflits et donc la victoire des extrêmes droites. Ce qui est en jeu, c’est l’existence d’un courant politique qui lutte de façon conséquente contre le racisme et les discriminations en s’appuyant sur les principes universalistes.” A l’issue du second tour à Ivry-sur-Seine, cette gauche républicaine ne sera pas représentée, puisque Philippe Bouyssou sera uniquement opposé à une liste divers droite (Sébastien Bouillaud) et une liste macroniste (Rachida Kaaout).

A Aubervilliers, la laïcité abandonnée de tous côtés

La troisième commune abordée dans cet article brouille encore plus les repères. A Aubervilliers, en marge de l’enjeu représenté par le projet de construction d’une grande mosquée porté par une structure rigoriste locale (l’Association des musulmans d’Aubervilliers, AMA), aucune candidature n’a le monopole du clientélisme, ni du discours républicain. Marianne avait consacré une enquête à la candidature divers gauche de Sofienne Karroumi : se présentant sous l’étiquette de “l’Alternative citoyenne“, sa liste au premier tour faisait la part belle à des éléments issus de l’AMA, ou gravitant autour d’elle. Dans le même temps, l’association religieuse fait pression sur la maire sortante, Meriem Derkaoui (PCF), jugée hostile à la cause des musulmans d’Aubervilliers : au contraire de son prédécesseur Pascal Beaudet, celle-ci a refusé en 2016 de laisser l’AMA installer sur des bâtiments en préfabriqué sur le chantier de la future grande mosquée.

On se gardera toutefois de voir en Meriem Derkaoui une gardienne sourcilleuse des fondamentaux républicains, au vu des événements de l’entre-deux-tours. La communiste est en fâcheuse posture, après n’avoir réuni que 17,67% des voix au premier tour, loin de Karine Franclet (UDI, 25,69%) et derrière Sofienne Karroumi (19,09%) qui a fusionné sa liste avec celles du socialiste Marc Guerrien (13,08%, et ce malgré l’opposition du PS local) et du divers gauche Jean-Jacques Karman (7,43%). Faut-il voir un lien entre cette situation électorale presque désespérée et l’installation, début juin, d’un panneau au numéro 25 de rue Saint-Denis ? Impossible de l’affirmer avec certitude, mais le message affiché et le timing posent question : “Ici, la municipalité travaille avec les musulmans d’Aubervilliers pour la construction d’une grande mosquée“, est-il inscrit sur l’écriteau, un message signé : “Votre maire, Meriem Derkaoui“. Difficile d’y voir autre chose qu’un clin d’oeil grossier, dénoncé comme du “clientélisme” et de “l’opportunisme électoral” par Karine Franclet. Sofiane Karroumi a lui aussi eu beau de jeu de dénoncer un acte “scandaleux“, “électoraliste et communautariste“.

Sollicitée par France Bleu Paris, Meriem Derkaoui a assuré que le panneau avait été posé par l’Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis (UAM 93), autre structure communautaire influente, dont le nom figure également sur l’affiche. Mais l’élue n’est pas dérangée par le fait que son patronyme et le logo de sa ville soient inclus, rétorquant : “Ça ne me pose pas de problème puisque pour le moment je suis toujours maire d’Aubervilliers et que ça se trouve à Aubervilliers… les gens savent très bien que je suis attachée à la laïcité, je n’ai plus rien à prouver là-dessus“. En conséquence, l’édile n’a pas demandé à l’UAM 93 de retirer le panneau d’ici le second tour… et pour cause : l’association religieuse la soutient ouvertement ! Auprès du Parisien, M’hammed Henniche, son secrétaire général, assume : “On veut dire qu’il y ait un déclic, dire aux musulmans d’Aubervilliers qu’il y a bien un terrain réservé, et un projet.” Interrogé sur un appel à voter pour Meriem Derkaoui, le responsable associatif indique pouvoir “l’assumer car l’UAM93 a un accord avec elle pour construire cette mosquée, répond-il. Mériem Derkaoui travaille depuis des années dessus. On dit aux gens qu’il faut aller voter, sinon on risque de le regretter…” De son côté, Mériem Derkaoui fournit toutes les garanties : invoquant “un malentendu” avec l’AMA en 2016, elle annonce vouloir “un bâtiment digne, une vraie mosquée“, n’ayant “pas sorti l’islam des caves pour le mettre dans des préfabriqués“. Entre une candidature entretenant de nombreux liens avec l’AMA et une autre ouvertement soutenue par l’UAM 93, les partisans d’une grande mosquée à Aubervilliers sont donc bien représentés, même si M’hammed Henniche avertit contre le risque d’une victoire de Karine Franclet, accusée d’être “la seule candidate à n’avoir jamais rencontré les représentants musulmans“.

Source: Marianne. 25 juin 2020.

Hadrien Mathoux

Hadrien Mauthoux. Ecriture d’articles, reportages, interviews, desk, data. Web & print. Spécialité politique

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