“Un enfant juif rencontre la haine le jour de ses dix ans”

En quatrième de couverture sur l’édition du texte original, le résumé du livre par son auteur : Un enfant juif rencontre la haine le jour de ses 10 ans. J’ai été cet enfant. En deux phrases limpides, Albert Cohen a résumé l’essentiel du propos de Ô vous frères humains[1]. Quand à 43 ans la vie de Luz, dessinateur de Charlie Hebdo, vole en éclats le 7 janvier, il tombe puis tente de se reconstruire et se découvre … un double dans le jeune Albert de 2005. La douloureuse découverte de l’antisémitisme par le jeune Albert et les attaques sanglantes au cours desquelles Luz perdit tous ses amis, c’est la même chose et le dessinateur reconnaît chez l’auteur de Belle du Seigneur cette marque indélébile qui le touche, lui aussi, à jamais. D’où l’adaptation a priori inattendue mais en vérité si cohérente de O vous frères humains[2] par le survivant de Charlie.

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A 77 ans, Albert Cohen publie un livre qui révèle l’événement marquant ayant dévasté son enfance et marqué durablement toute sa vie : sa rencontre avec l’antisémitisme. Ça se passe le jour de ses dix ans, en aout 1905. Alors que le jeune Albert arpente gaiement les rues marseillaises à la recherche d’un petit présent pour sa mère, il est ébloui par le bagout d’un camelot qui vante les mérites d’un détachant universel. Quand l’enfant s’approche afin d’en acheter pour sa maman, le camelot le prend à parti devant des badauds qui s’esclaffent : Tu es un sale juif, hein ? … tu viens manger le pain des français, hein ! … va un peu voir à Jérusalem si j’y suis. Interloqué par cette invective qui le constitue comme juif et coupable sans raison, honteux de quelque chose qui lui échappe, l’enfant sommé de s’en aller erre jusqu’au cœur de la nuit dans la ville désormais hostile où partout des inscriptions à la craie Mort aux juifs lui sautent au visage, transporté aux lisières de la folie par une foule de questions. Qui est-il, qu’est-ce qu’être juif, quel crime a-t-il commis, quelle est sa place en France, comment garder sa fierté, et d’ailleurs doit-il disparaître ou se renier : la journée de fête est devenue cauchemar.

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Soixante ans après les faits Cohen rend hommage au petit garçon qu’il a été et tente de panser ses plaies. Obsession de l’innocence perdue et allers-retours incessants entre le jeune Albert et le vieillard agonisant donnent à ce drame une perspective encore plus profonde, montrent combien cet épisode a été constitutif de lui-même et de son œuvre et comment une insulte dans la rue est devenue une tragédie dans la tête de l’enfant qu’il était, le propulsant dans le monde des adultes et de la cruauté.

C’est dans ce traumatisme-là que s’est reconnu Luz, rescapé des attentats de Charlie Hebdo le 5 janvier 2015 : Il y a un mystère dans ce livre que j’ai réussi à comprendre, explique-t-il. En effet, Cohen l’a écrit en 1945, car il y avait urgence de parler de cette histoire au sortir de la guerre, au moment où l’existence des camps de concentration est révélée publiquement. Mais à la fin des années 60, voyant un graffiti antisémite et comprenant que son livre est toujours d’actualité, il se dit qu’il faut ressortir ce texte témoignage d’un traumatisme qui l’a hanté toute sa vie, convaincu que s’il parvenait avec ce livre à changer « un seul haïsseur, son frère en la mort, [il] ne l’aurait pas écrit en vain.» voilà pourquoi, plus de cent ans après les faits, il s’empare de ce récit autobiographique pour en livrer une adaptation poignante.

 

Alors qu’il a déjà publié Catharsis[3] et raconté comment le dessin l’avait aidé à comprendre ce qui, depuis les attentats de janvier, était baisé dans sa tête, Luz explique comment des ressorts se sont cassés en lui. Avant, dans le décor, il y avait toujours de la musique, du rock ou de l’électro. Aujourd’hui, envolée cette passion qui l’avait propulsé DJ. J’écoute encore de la musique, mais je me force […] C’est tout un pan de ma vie qui a disparu… Eh bien, faut accepter que c’est peut-être à jamais. Il parle codé. Mais un code qui nous est familier. Il parle du 7 et du 13, deux nombres attachés à jamais aux sanglants attentats. Ce que j’ai pu vivre le 7 comme d’autres le 13 ou à Bruxelles, ce que d’autres ont vécu avant […] Je vis avec une forme de paranoïa, d’effroi permanent, de mélancolie paranoïaque… Quand ta vie est par terre, tu vis avec des antonymes, avec des adjectifs qui s’opposent. […] Le reste de mon travail sera inspiré par la confrontation des émotions que l’on ramasse… C’était plus facile de travailler sur l’humour. Il explique comment Camille son épouse lui avait dit que le dessin de couve juste après les attentats, son Tout est pardonné, serait son dernier combat : Je ne me l’avouais pas encore, mais, une fois ce dessin fait, Charlie, c’était terminé pour moi. Moi, je ne pouvais plus.

Il raconte qu’au sortir de l’album exutoire Catharsis[4] où il raconte son quotidien après les attentats de Charlie Hebdo, il était toujours dans les gravats, que la tristesse se mélangeait avec le deuil, le désarroi avec la colère, et que tout cela créant d’autres sentiments qu’il lui fallait exprimer, il ressentit l’impérieux besoin d’adapter une autre œuvre dans laquelle il pourrait insinuer des choses personnelles. Un nom s’est imposé à celui qui confie n’avoir pas été très loin de l’hôpital psy, après le 7 : Ô vous, frères humains l’avait marqué incroyablement, à l’âge de 16 ans, à une époque où on débattait du négationnisme et où le FN venait d’arriver au Parlement : J’étais déjà très engagé. J’avais le souvenir d’un manifeste humaniste, d’un texte qui résonnait dans mon actualité. Mais en le relisant au miroir de ce que j’ai vécu, j’ai trouvé un écho de ma propre expérience […] c’est ce qui m’a donné envie de le retranscrire graphiquement. Poussé par le besoin de se reconstruire, il adapte de manière somptueuse ce manifeste humaniste qui dénonce le racisme et toutes les formes de violence, persuadé que la tristesse parle malheureusement à tout le monde, pas uniquement à cause d’un drame aussi violent que celui-là. Elle peut être liée à la perte d’un proche, d’un amour ou le désarroi face à la perte d’un emploi.

Luz est un caricaturiste de presse et auteur de bandes dessinées français
Luz est un caricaturiste de presse et auteur de bandes dessinées français

Luz nous rappelle très justement que l’objectif de Cohen est double. En parlant de l’antisémitisme, l’auteur de Belle du Seigneur parle certes du terreau premier de la haine : Quand tu regardes le monologue du camelot, il peut te paraître complètement insensé et, en même temps tu le retrouves sur les réseaux sociaux ou en ouvrant une page You Tube d’Alain Soral. C’est le même plaisir, la même jubilation haineuse. Mais à la fin du livre, Albert Cohen, après avoir raconté comment la haine du camelot a ravagé l’enfant qu’il était, va jusqu’à déclarer son amour humaniste pour le marchand antisémite : C’est: Je vous emmerde tellement que je suis capable de vous aimer. Finalement, je me fais la réflexion, c’est peut-être l’histoire de la couve de Charlie du Tout est pardonné. L’objet de ce manifeste humaniste, c’est de dire: Bon, on ne va pas se leurrer, on ne va pas tous s’aimer. Par contre, on peut essayer de ne pas se haïr. Cela demande un vrai travail humain.

Cette seconde lecture ramène d’autres souvenirs à la mémoire du dessinateur qui a l’impression de mieux percevoir les angoisses du petit Albert: la peur de l’autre, la peur de ce monde adulte qui à un moment donné ne vous offre plus la possibilité de le comprendre : Une chose que je n’avais pas saisie au départ, c’est sa déambulation, sa quête de soi. Sauf que ça part dans tous les sens, dans une espèce de folie […] Je crois qu’à un moment donné, je n’ai été pas très loin de l’hôpital psy, après le 7. La folie du gamin, c’est une partie de la mienne, aujourd’hui.

Alors, dans son adaptation, se côtoient le petit Albert, le vieil Albert mais aussi, cachés derrière le crayon, le jeune Luz et son homologue quadragénaire : Le petit Cohen, ça peut être tout le monde. Dans mon enfance, j’ai aussi été un gamin comme ça, qui pouvait pleurer dans les chiottes parce qu’il portait des lunettes, qu’il avait reçu le ballon dans la gueule et que ses lunettes étaient cassées. La dernière fois que j’ai pleuré comme ça, c’était à la mort de Cabu. Après son enterrement, je me suis enfermé dans les chiottes pendant un quart d’heure. […] Les camelots existent partout autour de nous, le message anti-haine de Cohen est tout autant utile maintenant qu’au XXe siècle.

 

Son Ô vous, frères humains, loin du dessin de presse, est traversé par plein de références sans jamais trahir l’œuvre: Luz raconte en effet l’intégralité de l’histoire mais ne garde du texte que le monologue destructeur du camelot et la puissance textuelle des trois derniers chapitres, consacrés aux camps de la mort.

Ceux qui connaissent un peu sa bibliographie et qui ont lu Cambouis[5], Claudiquant sur le dancefloo[6]r ou son J’aime vraiment pas la chanson française[7] savent que Luz n’est pas seulement l’amuseur de Charlie. Mais un autre Luz est né, fracassé, après le 7 : A cause de ce bordel […] pour la première fois de ma vie, j’ai commencé un travail d’auteur. Dans Catharsis, il se mettait en scène, un œil en moins et le visage arraché, dans une conférence de rédaction de Charlie Hebdo, adulte meurtri qui voit des djihadistes partout ; la musique qui jouait un rôle moteur dans sa vie est très peu présente, comme si le bruit des kalachnikovs avait tout éteint.

Dans Les Inrocks de cette semaine, il explique à son ami Vincent Brunner qu’il dessine la guerre, celle qu’on a dans le crâne, la bombe du deuil, celles de la tristesse et de la colère, ces bombes qui produisent des trous que l’on pense irréparables. Il raconte qu’il arrive à faire taire Ginette, sa boule au ventre : Un psy m’a dit que c’était super de personnifier ma peur, il va utiliser la méthode avec ses patients.

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Pour son adaptation de O vous, frères humains, lumineuse malgré le trait sombre, Luz a choisi le registre de la BD muette, à part sa dernière partie. En noir et blanc, il explore à la limite du fantastique cette première confrontation d’un enfant avec l’antisémitisme dans une rue de Marseille, le jour de ses dix ans, ayant compris que son travail désormais serait toujours traversé par ce que lui aussi a vécu : Il y a du Nous dans le petit Albert que j’ai dessiné. La haine qu’il a rencontrée enfant est d’une violence inédite et rare. Il y a un peu de moi dans ce petit Albert mais il y a aussi beaucoup de Vous. De grands aplats de noirs restituent sur le papier les bouleversements intérieurs du petit Albert, et l’album, débarrassé du cadre et des cases, s’ouvre et se ferme sur quelques pages du texte original, faisant qu’on est ici à la frontière de la BD et de la littérature. La nuit du 13 au 14 novembre, il se relève pour finir une planche, celle où l’on voit le petit Albert perdu au milieu d’une ville qui semble chanceler et se replier sur elle-même. Il explique à Anne Douhaire, sur France Inter, que visuellement, l’imaginaire de l’enfant ouvre les dimensions fantastiques de ce livre, le dialogue entre l’enfant et le vieillard déroulant la perspective narrative. Il ajoute avoir été fasciné par la capacité de l’enfant à se réinventer pour sortir du drame, et par le choix de Cohen de se présenter comme un spectateur de lui-même : C’était comme dessiner par-dessus son épaule. J’ai travaillé sur mon édition de jeunesse sans rien annoter dessus, comme si je gardais en tête que j’aurais peut-être besoin de relire ce texte un jour. Il ajoute s’être mis au service du texte, désireux d’amener ses lecteurs à lire ou à relire ce livre et à en apprécier la dimension humaniste, lucide, réaliste et absolument pas moralisatrice : cette idée qu’à défaut de s’aimer, on fasse en sorte de ne pas se haïr. Un message humaniste inédit dans sa force et, à mon sens, le socle du vivre-ensemble. Un message résumé en une phrase percutante : Ne pas haïr importe plus que l’illusoire amour du prochain […] L’amour du prochain est une absurdité faite pour rassurer les hypocrites. Le dessinateur comprend que ce qui est important, c’est de ne pas avoir de haine : Ce n’est pas l’amour, c’est la non-haine […] Il y a un message qui n’est pas cureton, religieux, cul-cul… Il est presque de bon sens.

Pour toutes ces raisons, l’adaptation de O vous frères humains est un chef-d’œuvre graphique et narratif.

Luz complète son propos en confiant le malaise ressenti en écoutant une journaliste de Radio France : il réalise qu’au bout du compte, en janvier 2015, on a énormément parlé de Charlie Hebdo mais qu’on a mis un peu de côté ce qui s’était passé à l’Hyper Cacher, comme ce qui s’était passé à Toulouse : J’ai eu la sensation d’une routine, d’une banalisation qui rend l’horreur acceptable, comme on s’est habitué à voir les synagogues gardées par les militaires. L’antisémitisme est plus que jamais un symbole de toutes les haines.

En revisitant ce livre sur l’antisémitisme, Luz invente une autre façon de parler de la haine à l’origine, selon lui, des attentats de 2015. S’il choisit un texte sur l’antisémitisme pour traiter de la haine universelle, c’est, dit-il, parce que l’antisémitisme est ici la haine suprême, bête, absurde et méchante, celle de reprocher à un enfant d’être né. Ces faits qui se passent en 1905 témoignent d’une haine historique, profondément ancrée dans notre culture, d’une haine banalisée, omniprésente, qui n’a pas besoin de se justifier, et qui dépasse largement le conflit israélo-palestinien ou l’actualité.

Lisez cette adaptation magistrale, plaidoyer terriblement d’actualité contre la haine dont les racines ont rendu possibles tant de génocides, l’antisémitisme étant assimilé à une haine supérieure qui permit le meurtre des meurtres.

Sarah Cattan

[1] O vous, frères humains, Albert Cohen, Gallimard, 1972.

[2] O vous, frères humains, Luz, Futuropolis, 8 avril 2016.

[3] Catharsis, Luz, Futuropolis, 2015.

[4] Mai 2015.

[5] Cambouis, Luz, L’Association, 2003.

[6] Claudiquant sur le dancefloor, Luz, Hoëbeke, 2005.

[7] J’aime vraiment pas la chanson française, Luz, Editions Les 2chappés, 2013.

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