Mikets [1] commence par un détail presque anodin. Deux années passent. Rien ne bouge. Joseph reste oublié, enfoui dans une prison égyptienne, sous terre comme une graine qu’on croit morte. Puis, soudain, le monde se fissure par un rêve. Pas un rêve mystique ou lyrique. Un rêve économique. Du bétail. Des stocks. Des cycles. De la gestion du réel.
Pharaon rêve de vaches grasses et de vaches maigres. De surplus engloutis. De richesse qui ne laisse aucune trace quand elle disparaît. Les images sont brutales. Elles parlent de systèmes qui s’effondrent, de prospérités trop sûres d’elles-mêmes, de sociétés qui consomment sans prévoir. Rien de très ancien, finalement.
Personne ne comprend. Les experts officiels bredouillent. Les magiciens échouent. Les “sachants” sont muets. Et c’est là que Joseph surgit. Pas comme un prophète flamboyant, mais comme un analyste lucide. Il ne nie pas la catastrophe à venir. Il ne la maquille pas. Il la structure. Il la pense. Il la prépare.
Joseph ne promet pas l’abondance éternelle. Il annonce la pénurie. Et surtout, il dit quoi faire avant. Anticiper. Stocker. Organiser. Penser à long terme pendant que tout va bien. Gouverner quand personne n’a encore peur.
Ce moment est clé. Joseph ne devient pas puissant parce qu’il sait rêver. Il devient puissant parce qu’il sait traduire le rêve en politique publique. En logistique. En stratégie nationale. Pharaon ne le nomme pas pour son charisme, mais pour sa capacité à tenir un pays debout quand tout vacille.
Echo contemporain. Un État entouré de menaces. Des ennemis patients. Des projets souterrains. Des infrastructures invisibles. Des pénuries possibles. Des illusions de calme. Et cette question obsédante: qui prépare pendant que d’autres commentent.
Le texte insiste aussi sur un point dérangeant. Quand la famine arrive, l’Égypte ne s’effondre pas. Les autres pays, si. Ceux qui n’ont pas voulu voir. Ceux qui ont cru que la prospérité durerait par inertie. Ceux qui ont préféré le bruit au travail silencieux.
Joseph ouvre les greniers. Il ne distribue pas gratuitement. Il structure l’accès. Il garde le contrôle. Il sait que nourrir un peuple, c’est aussi maintenir un ordre. L’humanisme naïf n’existe pas dans Mikets. La responsabilité, si.
Puis viennent les frères. Affamés. Perdants. Dépendants de celui qu’ils ont humilié. L’histoire intime rejoint la géopolitique. La reconnaissance n’est pas immédiate. Joseph teste. Il crée de la tension. Il observe si le groupe a changé. Si la fraternité existe enfin. S’il reste des espions, des failles, des vulnérabilités.
Espions. Le mot revient sans cesse. Dans la Torah comme dans l’actualité. Qui regarde. Qui infiltre. Qui cartographie les points faibles. Qui se fait passer pour un simple acheteur de pain. Rien n’est innocent dans un monde sous pression.
La coupe cachée dans le sac de Benjamin n’est pas un piège gratuit. C’est une épreuve morale. Qui va assumer. Qui va se lever. Qui va répondre pour l’autre. Juda parle. Prend la responsabilité. À cet instant, une nation commence à naître.
Mikets nous dit quelque chose de rude et de précieux. La survie ne repose ni sur l’angélisme ni sur l’improvisation. Elle repose sur la lucidité, la préparation, la capacité à lire les signaux faibles et à agir avant l’effondrement. Elle repose aussi sur la cohésion interne. Sans cela, même le pain ne suffit pas.
Joseph n’est pas aimé. Il est respecté. Il ne cherche pas l’unanimité. Il cherche l’efficacité. Il gouverne sans illusion sur la nature humaine. Et c’est précisément pour cela qu’il sauve des vies.
Miroir tendu. Entre abondance fragile et pénurie organisée. Entre discours et décisions. Entre ceux qui rêvent et ceux qui préparent.
La Torah ne romantise pas la crise. Elle enseigne comment y survivre sans perdre son âme. Et parfois, sans perdre son pays.
© David Castel
[1] Miketz ou Mikeitz (מקץ – Héb. pour « au terme de, » le second mot de la parasha—et premier significatif de la parasha) est la dixième parasha (section hebdomadaire) du cycle annuel juif de lecture de la Torah. La paracha Mikets est lue généralement pendant la période de Hanoucca.

Un éclairage très instructif sur un épisode que nous lisons trop superficiellement le plus souvent et qui est fortement d’actualité aujourd’hui! Merci !