Antijudaïsme, antisémitisme, anti-israélisme : haines mutantes. Par Julien Brünn

Il ne faut voir dans les  saillies télévisées sur un prétendu « génocide » perpétré à Gaza ­- la dernière en date étant celle de Thierry Ardisson, qui a aggravé son cas en ne s’excusant qu’auprès de ses « amis juifs », comme si ce n’était pas la vérité et la décence, tout simplement, qui étaient en cause, et non pas la sensibilité des juifs (amis ou pas amis), – il ne faut voir dans cette répétition malsaine parce qu’inappropriée du mot « génocide » qu’une étape, une « station » en quelque sorte christique, dans la dangereuse mutation en cours de la haine bimillénaire des Juifs. La dernière en date.

Tout avait commencé avant même que le christianisme ne s’impose dans l’Empire romain puis dans toute l’Europe. Nous en avons la preuve grâce au libelle du général juif romanisé Flavius Josèphe, Contre Apion (titre exact : De l’ancienneté du peuple juif, vers la fin du premier siècle après J.-C.), une réponse à cet Apion qui avait lui-même écrit un pamphlet, malheureusement perdu, accusant de tous les maux la communauté juive de sa ville, Alexandrie, et les Juifs en général, en diaspora tout autour de la Méditerranée, surtout depuis leur défaite en 70, à Jérusalem, face aux légions de Titus. Au-delà d’Apion, Flavius Josèphe ferraillait dans sa plaidoirie contre tous « les écrits diffamatoires et mensongers » sur les Juifs qui apparemment fleurissaient à l’époque. Déjà. Le problème était entre autres le suivant : le monothéisme des Juifs n’était pas soluble dans les polythéismes de ces temps. Un dieu unique aurait en effet eu bien du mal à cohabiter avec de nombreux autres collègues, et réciproquement.

Puis les temps ont changé, et cet anti-hébraïsme a muté : le monothéisme chrétien, issu du monothéisme juif, a supplanté les différents polythéismes en Europe, et son goupillon s’est imposé aux côtés du sabre des différents pouvoirs comme source de leur légitimité. Nouveau problème pour les Juifs présents sur ces territoires : leur monothéisme, auquel ils restaient obstinément fidèles, n’était pas plus soluble dans le monothéisme chrétien qu’hier dans les polythéismes païens. Deux Unicités ont évidemment du mal à coexister, surtout quand l’une d’elles sert de béquille aux pouvoirs. L’antijudaïsme était né, avec son cortège d’accusations d’abord religieuses, puis sociétales. De « disputatio » religieuses biaisées en conversions forcées, de conversions forcées en relégations, de relégations en expulsions, d’expulsions en massacres, cet antijudaïsme essentiellement religieux a prospéré sur le continent européen pendant un bon millénaire et demi. Il s’est également développé, avec des variantes, à partir du VIIe siècle, dans les « terres d’islam », le monothéisme musulman étant lui-même issu des monothéismes juif et chrétien.

Puis, au XIXe siècle, nouvelle mutation : l’antijudaïsme religieux européen s’est transformé en antisémitisme racial. Pourquoi ? Parce que la source de la légitimité du pouvoir avait changé : de religieuse, elle était devenue populaire. Ce n’était plus Dieu (le Dieu chrétien), mais le Peuple qui était appelé à légitimer les Pouvoirs partout en Europe, et bientôt partout dans le monde. Il devenait important de savoir, ou de faire semblant de savoir, qui appartenait et qui n’appartenait pas au peuple, et pourquoi. La Judée est une région et le judaïsme, la religion qui y a prospéré, tandis que Sem est un homme : dans l’Ancien testament, ce fils de Noé est l’ancêtre d’Abraham, donc l’ancêtre de tous les Juifs, qu’ils soient religieux ou non. Où qu’on soit en Europe, haïr ceux-ci comme race et non plus pour leur religion, c’était s’attribuer à peu de frais – le bouc émissaire étant désarmé – un certificat d’appartenance au peuple nouvellement appelé à légitimer le Pouvoir ; c’était même, grâce à cet outil commode, virtuellement participer au Pouvoir, quitte à se faire ensuite écraser par celui-ci. Le sommet paroxystique de cette illusion a été le nazisme, pratiquement absorbé, englouti par son antisémitisme, et sa conséquence, le génocide – un vrai génocide, celui-là­ – des Juifs d’Europe.

Et voici que l’antisémitisme européen mute à nouveau, et se transforme en anti-israélisme mondial. L’après 7 octobre a été le révélateur de cette mutation.

Et voici que l’antisémitisme européen mute à nouveau, et se transforme en anti-israélisme mondial. L’après 7 octobre a été le révélateur de cette mutation. L’exceptionnelle sauvagerie exterminatrice de cette attaque contre des civils de tous âges et de tous sexes faisait immédiatement penser à une pulsion génocidaire. Or, dès les premières réponses militaires d’Israël dans la bande de Gaza, sous la forme de bombardements ciblant le Hamas mais faisant, autour des cibles, des victimes civiles parmi les populations palestiniennes qui n’avaient pas encore évacué les zones visées malgré les injonctions, dès ces premières réponses, donc, ont fusé contre Israël, au cours de manifestations partout dans le monde, l’accusation de génocide, aboutissant le 29 décembre 2023 à la plainte formelle de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice, qui juge les États. Les mandats d’arrêt lancés par la Cour Pénale Internationale, qui juge les personnes, contre Netanyahou et Gallant, et contre un dirigeant décédé du Hamas, complètent le tableau : celui d’un harcèlement, et même d’un acharnement, mondialisé, sous le couvert d’une justice internationale prétendument impartiale.

À quoi va servir cette mutation de l’antisémitisme européen du XXe siècle en anti-israélisme planétaire au XXIe siècle ? À la même chose qu’au siècle dernier : à être un facilitateur d’identité en construction. Passée la décolonisation, passée la période incertaine et trompeuse post-soviétique, nous voici entrés de plain-pied dans l’ère annoncée par Samuel Huntington, celle du choc des civilisations, qui succède à celle du choc des Nations des XIX et XXe siècles. L’identité à construire est planétaire, c’est celle du « Sud global ». Qu’est-ce qui caractérise pour l’instant l’identité du Sud global, autrefois appelé Tiers-monde ? C’est qu’elle n’est pas occidentale, elle est même anti-occidentale. Or Israël est vécu comme étant la dernière et unique présence – armée cette fois-ci – occidentale sur cet immense territoire, indéfini, qu’est celui du Sud global. L’anti-israélisme se nourrit de cette simplification, et suffit, exactement comme l’antisémitisme européen des deux siècles précédents, pour une rudimentaire et confortable définition de soi par la négative. Une identification qui pour l’instant dépasse, ou surplombe, les identités particulières – islamiste, hindouiste ou confucéenne, qui annoncent sans doute des conflits, mais ultérieurs.

Précipité dans une guerre – ou plutôt des guerres – où le partage entre civils et militaires est pratiquement et volontairement impossible, lesté par les traditions multimillénaires d’antijudaïsme puis d’antisémitisme, Israël est le totem idéal pour construire par la négative cette identité qui va être ingérée par chacun – chacun : chaque individu – dans ce vaste espace. Dès lors, le mot « génocide » – le prétendu génocide des Palestiniens par Israël – tourne en boucle dans les têtes comme s’il s’agissait d’une évidence, car il justifie l’existence de celui qui le fait tourner dans sa tête. Les Juifs et le génocide, en boucle dans les têtes de chacun, comme hier les Juifs et l’argent.

Cette réduction identitaire par l’anti-israélisme – plus besoin d’être antisémite ! – trouve un écho particulier parmi les élites, ou plutôt les sous-élites occidentales comme il y avait un bas clergé dans l’Ancien régime. Celles-ci ont quelque chose à se faire pardonner, à leurs propres yeux : c’est précisément d’être des élites, ne serait-ce que des sous-élites, dans des démocraties où, dans leur épure principielle, les élites devraient tout simplement ne pas exister : tous égaux ! D’où leur frénésie schizophrénique à manifester leur Amour de l’Autre, un autre brimé, exploité, et, tiens, ça tombe bien, le Palestinien génocidé par Israël.

Enfin réunis, le Sud global anti-occidental et nos élites occidentales anti-occidentales parce que taraudées par la mauvaise conscience d’y être des élites, soudain amoureuses des Palestiniens, parce que leurs âmes sont « sauvées » par les Palestiniens !, avancent main dans la main, identitairement consolidés par cet avenir radieux : la Palestine de la mer au Jourdain. C’est-à-dire débarrassée de ses israéliens juifs. Le Sud enfin « purifié ». Vous avez dit génocide ?  

© Julien Brünn

Journaliste. Ancien correspondant de TF1 en Israël. 


Dernier ouvrage paru  : 

L’origine démocratique des génocidesPeuples génocidaires, élites suicidaires. L’harmattan. 2024

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2 Comments

  1. Gilles William Goldnadel l’a bien compris : la haine antisémite est aujourd’hui une haine raciale qui englobe haine des Juifs et haine des Blancs. Et cela n’a rien à voir avec le « sud global ». Cela se passe ici même, en France, en Grande-Bretagne, ou aux États-Unis. C’est une guerre d’extermination ethnique où les Juifs sont les premiers visés. Mais la même barbarie s’attaque aux non-juifs blancs, que ce soit en Afrique du sud, ou en Europe. En 1962, le massacre d’Oran commis contre les Français juifs et non-juifs était assez semble a celui du 7 octobre. Les Français ont choisi le déni, l’oubli et la soumission. Outre manche, les razzia de jeunes Anglaises par des gang pakistanais evoquent les horreurs commises par le Hamas, Daesch et les Talibans. L’Angleterre a choisi la collaboration avec les barbares. C’est une idéologie génocidaire qui est à l’œuvre. Mais contrairement à ce que semble dire l’article, les Chinois et encore moins les Hindous ne sont pas en cause. Cette haine antisémite juive et anti occidentale est infiniment plus présente chez les Noirs chrétiens d’Afrique du sud, d’Europe ou d’Amérique du Nord que chez les Asiatiques et même certains pays musulmans. L’aspect racial ou ethnique domine largement l’aspect religieux.

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