Après l’événement terrible du 7-Octobre, qui représente le plus grand traumatisme collectif vécu par le peuple Juif depuis la Shoah, il nous est impossible de continuer à penser la réalité du mal comme nous l’avons fait auparavant. Le “geste inaugural de la conscience occidentale”[1], définissant le mal comme une “absence de Bien”, doit être révisé, si l’on veut appréhender le 7-Octobre dans toute sa radicalité et empêcher sa réitération. Premier volet d’une réflexion consacrée à “Repenser le mal après le 7-Octobre”. P.L.
L’erreur philosophique du 7-Octobre
“L’échec colossal à anticiper et à empêcher l’attaque meurtrière du 7-Octobre… est aussi un échec conceptuel et philosophique dans la capacité d’Israël et du peuple juif à appréhender le mal”, écrivais-je en mars 2024 – à l’occasion du premier Pourim suivant le 7-Octobre. L’erreur fondamentale commise par Israël à l’égard du Hamas et envers nos autres ennemis a en effet consisté à croire que nos ennemis veulent le Bien. C’est sur cette erreur que repose l’ensemble de la Conceptsia, qui a prétendu approvisionner Gaza en électricité, en denrées et produits de base et faire passer au gouvernement du Hamas l’argent du Qatar… Cette erreur fondamentale peut s’énoncer ainsi : “S’ils sont bien nourris, ils seront apaisés et enclins à ne pas nous attaquer”.
Or, cette erreur cruciale, qui remonte aux débuts du conflit israélo-arabe [2], repose sur un présupposé erroné : nos ennemis ne partagent pas nos valeurs. Nos ennemis gazaouis et nos ennemis musulmans en général ne cherchent pas le Bien, la Paix, la Sécurité ou la Prospérité – toutes valeurs que nous révérons et pensons universelles – car ils aspirent exactement au contraire ! Le Hamas, le Hezbollah et l’Iran cherchent le contraire du Bien et de la Paix : ils veulent le djihad et la soumission, c’est-à-dire la Guerre et le Mal[3].
Pour illustrer cette erreur tragique, j’avais décrit il y a quelques mois le cas emblématique d’Oded Lifshitz, militant pacifiste du kibboutz Nir Oz qui aidait les habitants de Gaza à venir recevoir des soins en Israël. On sait aujourd’hui que les Gazaouis qui étaient accueillis par les habitants idéalistes et naïfs des alentours de la bande de Gaza profitaient de leur hospitalité pour dresser des plans de leurs maisons, en vue de l’attaque du 7-Octobre… Illustration terrible du gouffre qui sépare les tenants du Bien israéliens des adeptes du Mal absolu de Gaza.
Réviser notre conception du Mal
Pour abandonner ce présupposé d’humanité que nous prêtons à nos ennemis et pour ne pas réitérer la tragédie du 7-Octobre, nous devons ainsi réviser nos conceptions les plus profondément ancrées – sur le plan moral, philosophique et théologique – en acceptant l’idée que nos ennemis ne partagent pas nos valeurs et que c’est un Mal radical que nous affrontons en les combattant. Pour ce faire, il nous faut réviser la fausse idée très ancienne et largement répandue selon laquelle le mal consisterait uniquement en l’oubli du bien (ou en la privation du bien), pour revenir à une conception encore plus ancienne d’un Mal autonome et coupé de tout Bien.

Dans sa belle préface à mon livre Jusqu’à la victoire ! La plus longue guerre d’Israël*, le philosophe Jacques Dewitte explique pour sa part que l’acceptation du mal en tant que “principe de réalité autonome” “rejoint une forme de manichéisme, ce qui, dans la théologie chrétienne, est une hérésie”. En effet, explique Dewitte, la théologie chrétienne explique généralement le phénomène du mal comme une simple “carence affectant le Bien”.
Le judaïsme, de son côté, ne possède pas de théologie à proprement parler, au sens d’une doctrine religieuse établie et incontestable, qu’il serait interdit de remettre en cause, sous peine de tomber dans l’hérésie. Pourtant, la philosophie juive rejoint grosso modo la théologie chrétienne (et la philosophie néo-platonicienne), dans sa conception largement répandue du mal comme “carence affectant le bien”. Elle le fait généralement pour échapper à la tentation gnostique et à l’idée d’une force du mal autonome, qui conduirait à accepter une forme de dualisme, contraire au principe de l’unité divine.
Dans la suite de cette série d’articles, nous verrons comment différents penseurs et écrivains ont abordé la question du mal après les horreurs du vingtième siècle (nazisme, communisme) et en quoi cela peut nous servir d’exemple pour repenser le Mal après le 7-Octobre. Que les lumières de Hannoukah éclairent notre monde et nous aident à combattre le Mal ! (à suivre…)
© Pierre Lurçat
* Disponible sur Amazon, à la librairie du Foyer de Tel-Aviv et à la boutique du centre Begin à Jérusalem.
______________________________________________
Avec ses chroniques et avec ce livre, Pierre Lurçat a véritablement cherché à « penser l’événement » : face à la réalité nouvelle du 7 octobre, mettre en question plusieurs notions héritées qui en entravent la compréhension et empêchent d’y faire face, mettre en place un nouvel appareil intellectuel et spirituel.
Jacques Dewitte
Une lecture passionnante, qui tient à la fois du journal intime et de la philosophie politique. Daniel Horowitz
Notes
[1] L’expression est de J. Dewitte dans son article « Le mystère du Mal et la beauté du monde, Sur le manichéisme de Gustaw Herling », Cahiers d’études lévinassiennes No.7 2008.
[2] Cf Jabotinsky Le Mur de fer, éditions l’éléphant 2022.
[3] Voir notamment les livres de Bat Yeor et celui de Bernard Lewis, Le langage politique de l’islam, Gallimard.

En accord total. Je pense comme vous que nous devons faire un travail autocritique beaucoup plus profond pour réellement construire un avenir moins risqué et comprendre ce que sont nos ennemis plutôt que de continuer à les voir avec notre seule vision. Encore Merci
» Le Hamas, le Hezbollah et l’Iran cherchent le contraire du Bien et de la Paix : ils veulent le djihad et la soumission, c’est-à-dire la Guerre et le Mal »
Bonjour Pierre Lurçat.
Penser qu’ils sont dans le mal est déjà selon moi une erreur stratégique. Ils ne se vivent pas comme faisant le mal, ils se vivent comme faisant le bien. Ils agissent avec certitude, avec joie, avec fierté. Ils ne transgressent rien, ils accomplissent. Là où un enfant qui vole sait qu’il fait mal, eux savent qu’ils font bien. Leur bien n’est pas le nôtre, mais pour eux, c’est un bien absolu, justifié, sacralisé. C’est pour cela que c’est terrifiant : on n’est pas face au mal contre le bien, mais face à un bien contre un autre bien, deux finalités incompatibles. Et dans ce cas, il n’y a rien à leur faire comprendre, rien à leur expliquer. Croire qu’on peut les ramener au “bon” côté, c’est se tromper sur la nature même du conflit. Ce n’est pas un débat moral, c’est un affrontement total. C’est notre bien ou le leur.
👍👍👍
Aussi, ce qui serait vraiment terrifiant, ce n’est pas que votre enfant vole sa mère pour acheter des bonbons. Le terrifiant, ce serait qu’il vous regarde dans les yeux en étant persuadé d’avoir fait le bien, d’avoir été dans le bien, et que c’est vous qui vous trompez. Là, vous ne reconnaissez plus votre enfant. Il n’est plus dans la faute, il est dans un autre paradigme. Il ne transgresse plus, il obéit à un bien qui n’est plus le vôtre. Et c’est à cet endroit précis que tout devient très inquiétant.
Quelle erreur commet Hector face à Achille dans cette scène de Troie Pierre Lurçat ?
Troy (2004) Hector vs Achilles 4K : https://www.youtube.com/watch?v=j-Ze3KEhKnM
ça mérite précision😉