Cet article s’appuie sur les théories classiques et contemporaines de la révolution pour montrer que l’Iran d’aujourd’hui réunit une grande partie des conditions que la littérature en science politique identifie comme les « prérequis d’une révolution sociale ». L’analyse des dynamiques politiques, économiques, culturelles et sécuritaires de la République islamique, appuyée par de nombreux exemples empiriques, révèle que la gouvernance iranienne se trouve dans un état d’instabilité chronique. La simultanéité de plusieurs crises structurelles propulse le pays vers une phase pouvant être qualifiée d’« étape préalable à une transformation révolutionnaire ».
Introduction
Dans la majorité des théories de la révolution, une révolution sociale ne résulte pas d’un facteur isolé, mais de la convergence et de l’accumulation de crises structurelles touchant l’État, l’économie, la société et la culture. Cet article examine la manière dont ces facteurs opèrent simultanément dans l’Iran contemporain, ainsi que leurs implications potentielles pour l’évolution du système politique et les scénarios de transition du pouvoir.
Les fractures internes du pouvoir : de la désintégration de la cohésion à la crise de succession
Dans les travaux de Theda Skocpol et de Charles Tilly, un principe fondamental apparaît : un État devient vulnérable face à un mouvement révolutionnaire lorsque la cohésion des élites dirigeantes se délite.
Les deux principaux blocs du pouvoir : le courant dit pragmatique…
Regroupant une partie du Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI) économique, des technocrates et des figures comme actuel président Massoud Pezeshkian et ancien président Hassan Rohani, ce courant considère « l’explosion sociale » comme la menace principale. Selon lui, la combinaison de pauvreté, de discrimination structurelle envers les femmes, de corruption systémique et de répression généralisée rend probable un soulèvement plus vaste encore que celui de 2022.
Ses stratégies sont les suivantes :
• Réduire les tensions avec l’Occident,
• Utiliser un allègement des sanctions pour offrir un répit économique,
• Desserrer légèrement l’espace social,
• Maintenir la structure du régime tout en en adoucissant la façade.
… et le courant radical
Incarné par une partie de la Force Qods (unité extraterritoriale du CGRI), par les services de renseignement et par des personnalités comme Mojtaba Khamenei, Hossein Taeb ou Saïd Jalili, ce courant considère la « dilution idéologique » comme la menace existentielle.
Selon lui :
• Toute négociation avec les États-Unis équivaut à une capitulation ;
• Tout recul sur le hijab obligatoire fragilise l’identité idéologique du régime.
Ses orientations reposent sur une sécuritarisation maximale, une résistance totale à l’Occident et un rejet de toute réforme.
Malgré leurs divergences, les deux courants s’accordent sur un point essentiel : la principale menace provient du soulèvement populaire. Par conséquent, l’usage de la force, des exécutions et de la répression ne constitue pas un sujet de dissension majeur.
Indices de désintégration de la cohésion étatique
• Intensification des tensions entre factions « négociatrices » et « radicales » sur le dossier nucléaire,
• Rivalités croissantes autour de la succession du Guide suprême Ali Khamenei,
• Départs massifs de technocrates et de commandants intermédiaires du CGRI,
• Fragmentation accrue au sein même du CGRI.
Ces éléments montrent que la cohésion traditionnelle du noyau du pouvoir est gravement compromise. En théorie révolutionnaire, une telle fissuration constitue un préalable essentiel à une transformation de régime.
Crise économique structurelle et effondrement de la classe moyenne
Dans la perspective de Marx et Wallerstein, les révolutions émergent souvent d’une crise profonde du système économique. L’Iran constitue un exemple particulièrement marqué de ce phénomène.
Indicateurs
• Près de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté relative et environ 30 millions de personnes sous celui de pauvreté absolue ;
• le coefficient de Gini atteint l’un de ses niveaux les plus élevés en quarante ans ;
• le pays affiche l’un des taux de fuite des cerveaux les plus élevés au monde ;
• la crise de l’eau place plusieurs régions en situation de pénurie quasi structurelle.
Pris ensemble, ces éléments signalent l’effondrement de la capacité extractive et redistributive de l’État, c’est-à-dire son incapacité à assurer un minimum de services publics et de stabilité sociale.
Mobilisation sociale : l’émergence de réseaux décentralisés de résistance
Selon Tilly et McAdam, une révolution ne devient possible que si la société possède une capacité durable de mobilisation. La dernière décennie en Iran illustre parfaitement cette dynamique.
Exemples notables
• Les soulèvements nationaux de 2017, 2019, 2020 et 2022 ;
• Le mouvement « Femme, Vie, Liberté », actif dans plus de 280 villes ;
• Les réseaux de grèves et protestations de travailleurs, enseignants et retraités ;
• L’expansion des « unités de résistance », qui auraient réalisé plus de 3 000 actions au cours de l’année écoulée.
Cette configuration correspond au modèle de mobilisation sans hiérarchie centralisée décrit par Tilly, particulièrement difficile à neutraliser dans un contexte autoritaire.
Accumulation du mécontentement : la courbe en J et l’effondrement de l’espoir social
Dans le modèle de James Davies, une révolution devient probable lorsqu’une période d’amélioration relative est suivie d’une détérioration brutale. La théorie de Ted Gurr insiste sur le décalage croissant entre attentes sociales et capacité de l’État.
Manifestations en Iran
• Aspirations de la jeunesse alignées sur les normes globales, sans mécanismes politiques pour y répondre ;
• Contraction continue de l’économie, confirmée par la Banque mondiale ;
• Reconnaissance implicite de la crise par les autorités elles-mêmes dans leurs discours alarmistes.
L’Iran se situe dans ce que Davies définit comme la phase immédiatement antérieure à l’explosion sociale.
Pression extérieure et affaiblissement de la capacité étatique
Pour Skocpol, la pression extérieure constitue l’un des catalyseurs majeurs des processus révolutionnaires.
En Iran :
• les sanctions ont réduit de manière drastique les ressources financières de l’État ;
• l’éventualité du mécanisme de snapback isole davantage le pays ;
• des échecs sécuritaires répétés, notamment après la guerre de 12 jours, ont mis en évidence la fragilité de l’appareil sécuritaire.
Ces évolutions augmentent le coût de la répression et diminuent la capacité du régime à gérer les crises internes.
Une alternative politique structurée
Huntington souligne qu’une révolution dépourvue d’alternative organisée mène au chaos ou à l’échec. L’Iran se distingue nettement de ce point de vue.
Exemples
• le CNRI propose un programme structuré fondé sur la séparation du religieux et du politique, l’égalité des genres, l’abolition de la peine de mort et un Iran non nucléaire ;
• les unités de résistance assurent une continuité opérationnelle avec la société civile ;
• le soutien significatif exprimé dans divers parlements occidentaux renforce la légitimité de cette alternative.
Rupture générationnelle et nouveau paradigme de valeurs
La théorie du changement de valeurs d’Inglehart fournit un cadre pertinent pour comprendre les profondes transformations sociétales en Iran.
Caractéristiques
• valeurs séculières, égalitaires et individualistes ;
• construction identitaire via les réseaux transnationaux ;
• défiance profonde envers les institutions officielles.
Manifestations
• résistance civile contre le hijab obligatoire ;
• décalage total entre les valeurs de la jeunesse et l’idéologie d’État ;
• redéfinition de la participation politique hors des structures institutionnelles.
Cette situation constitue un exemple typique de rupture normative, moteur classique des transformations révolutionnaires.
Érosion de la capacité répressive : condition ultime d’une transition révolutionnaire
Les travaux de Skocpol et Tilly montrent qu’une révolution ne triomphe que lorsque la capacité répressive de l’État se délite.
Indications en Iran
• diminution notable des effectifs du Bassidj et d’autres forces paramilitaires ;
• tensions persistantes entre le CGRI et le ministère du Renseignement ;
• pénurie de personnel et recours accru à des renforts extérieurs ;
• démoralisation croissante et départ de jeunes membres du CGRI après la guerre de 12 jours.
Bien que la répression persiste, la capacité réelle du régime à contenir un soulèvement d’ampleur comparable à celui de 2022 apparaît nettement affaiblie.
Conclusion
Cette étude montre qu’au moins neuf des dix facteurs classiques des révolutions sociales sont aujourd’hui réunis en Iran : crise de légitimité, fractures internes, effondrement économique, montée des mobilisations, mécontentement accumulé, pression extérieure, existence d’une alternative, rupture générationnelle et affaiblissement de l’appareil répressif.
La convergence de ces facteurs place l’Iran dans une configuration que les théories révolutionnaires qualifient de conditions révolutionnaires mûres.
La présence d’une alternative organisée distingue l’Iran de nombreux cas régionaux et rend plus plausible la perspective d’une transition politique profonde.
© Hamid Enayat
Hamid Enayat, politologue, spécialiste de l’Iran, collabore avec l’opposition démocratique iranienne (CNRI). Pour La Dépêche, il fait une lecture comparative des théories révolutionnaires et de la situation actuelle en Iran.

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