Par Alain Ksensee*


TRIBUNE. L’antisémitisme contemporain ne se contente pas de discriminer, il cherche à effacer. Un psychiatre décrypte comment la haine altère profondément le rapport à soi des Juifs français.
Depuis le 8 octobre, soit au lendemain des attaques du Hamas, une ligne d’écoute a été réactivée par le directeur général de l’OSE, Éric Ghozlan, pour recueillir la parole des Juifs français confrontés à une résurgence de l’antisémitisme. J’ai fait partie des écoutants et, avec la psychiatre-psychanalyste Hélène Oppenheim-Gluckman, nous en avons supervisé l’activité en tant que psychiatres et psychanalystes.
Ce que nous y avons entendu dépasse les seuls récits de peur ou d’agression : il s’agit d’un trouble profond de l’identité, une altération du lien à soi-même provoquée par un climat de rejet, mêlé d’agressivité et souvent de haine. Ainsi, une appelante d’un certain âge nous téléphone car sa voisine, avec laquelle elle a habituellement de bonnes relations, lui dit : « J’ai envie de vous gifler, enfin pas vraiment, mais avec ce que vous faites, vous les juifs, à Gaza, vous n’avez pas honte ? Et puis votre mezuzah sur votre porte, j’ai envie de l’arracher… Encore heureux pour vous que vous soyez en France. » Cette parole brute illustre comment un lien social ordinaire peut brutalement se transformer en menace.
Une volonté d’effacement, d’anéantissement
L’agressivité est une réaction impulsive, souvent liée à une frustration ou un besoin de défense. La haine est une émotion plus profonde et durable, marquée par un rejet ou un mépris intense. L’agressivité peut être passagère, tandis que la haine s’enracine et s’entretient dans le temps. Elle vise la destruction totale d’un individu. Dans cet esprit, un appelant de la soixantaine se dit bouleversé par une discussion, sans altercation véritable, autour des conduites racistes que vient de subir un ami musulman à la suite d’un attentat. Lors de l’échange avec cet ami sincère, il lui fait remarquer qu’il peut comprendre ce que peut vivre un Juif soumis à l’antisémitisme. Cet ami lui répond : « Ah non, pour vous, ce n’est pas pareil. Nous, on nous traite de tous les noms, de terroristes… Mais vous, pour les Juifs, on ne veut pas qu’ils existent. » Ce témoignage met en lumière la spécificité de l’antisémitisme : non pas seulement une hostilité ou une discrimination, mais une volonté d’effacement, d’anéantissement.
À LIRE AUSSI Antisémitisme, les leçons de La Grande-MotteL’antisémitisme, tel qu’il s’est exprimé depuis cet automne 2023, ne se limite pas à l’insulte ou à la menace. Il agit en profondeur : il installe une insécurité sourde, une atmosphère psychique pesante. Il devient une condition de l’existence, une réalité qui s’infiltre jusque dans l’intime. Inspirés par la phénoménologie et la psychanalyse, nous avons tenté de penser ce que ce climat provoque : un vécu d’exposition permanente, où le Juif n’est plus seulement un sujet mais une cible. Dans ce contexte, penser son identité devient difficile. Comme si la haine, en assignant de l’extérieur ce que signifie « être juif », empêchait de le vivre de l’intérieur.
Le concept de bouc émissaire, tel que l’a développé René Girard, reste éclairant. Dans les périodes de tension sociale, le Juif redevient cet Autre chargé de tous les maux. Une haine ancienne, réactivée sous de nouveaux masques, où le juif n’est plus vu pour ce qu’il est mais pour ce qu’on lui attribue. Et cette haine peut surgir des endroits les plus inattendus. Ainsi, une collègue juive, psychanalyste, bouleversée après le 7 Octobre, nous confie lors d’une séance de supervision sa violente réaction exprimée et non réprimée au silence d’un patient juif sur les événements. Une autre patiente, cherchant du réconfort auprès de sa thérapeute non juive, se voit opposer un laconique « Et les enfants de Gaza ? ». Ces scènes disent l’indicible : l’antisémitisme n’a pas toujours besoin de mots pour exister. Il peut se glisser dans les silences, les oublis, les refus d’écoute.
L’identité juive, fragmentaire et évolutive
Il faut aussi parler de la haine comme émotion légitime – non celle de l’antisémite, mais celle du sujet juif confronté à l’effacement. Nous la retrouvons au cœur de l’écoute, dans cette épreuve identitaire que constitue, pour les Français et les Juifs, un antisémitisme planétaire. Ce n’est pas une haine destructrice éprouvée par le « Juif », mais une alerte : une manière de refuser l’assignation, de résister à la négation. Une appelante de la trentaine, avocate, lors de son appel, me dit à peu près : « Qu’est-ce que cela signifie, être Juif en France ? » Je lui ai proposé de déployer cette interrogation à mon cabinet. Ce qu’elle accepta. Certes, au cœur de cette interrogation se trouvaient des questionnements plus intimes, relevant de sa vie de jeune femme. Mais cette jeune femme était renvoyée, par un antisémitisme « incompréhensible », à une interrogation sur son identité – non seulement sexuelle mais aussi psychosociale.
L’identité juive n’a pas de contours simples. Elle n’est ni purement religieuse ni strictement culturelle ou nationale. Elle se lie de manière très différente, contradictoire, surtout politiquement à Israël. Elle est fragmentaire, évolutive. Mais c’est précisément dans cette instabilité qu’elle trouve sa force. Comme l’écrivait Freud : « Je me suis toujours senti juif, mais je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire. » Il se pourrait que le noyau stable de l’identité, tel que mis en lumière par notre confrère Paul Denis, recèle une part de cette inconnue.
Contre Jean-Paul Sartre, je défends ici l’idée inverse : ce n’est pas l’antisémitisme qui fait le Juif. Réduire l’identité juive au regard haineux de l’autre, c’est lui ôter toute profondeur. Le Juif n’existe pas seulement dans les yeux de l’antisémite. Il existe dans une histoire, une mémoire, une subjectivité – et, parfois, dans une résistance intime à l’effacement. Cependant, elle garde une part de son mystère… Depuis plus de vingt siècles, en Europe occidentale, elle interroge fondamentalement toutes les dimensions culturelles, sociologiques, anthropologiques et politiques : pourquoi le Juif ?
La parole recueillie sur cette ligne d’écoute est une parole de survie. Elle montre que, face à la haine, l’enjeu n’est pas seulement la sécurité physique, mais la continuité du récit de soi. Affirmer son identité devient alors un acte éthique. S’affirmer dans le même mouvement Français et juifs n’est pas un repli, mais un refus de se laisser réduire. Et, peut-être, une manière de rappeler aux autres que la vraie altérité ne se dilue pas mais coexiste dans l’union d’un Français et d’un Juif.
© Alain Ksensee
*Alain Ksensee est psychiatre et psychanalyste, il supervise la ligne d’écoute de l’OSE dédiée aux Juifs français confrontés à l’antisémitisme depuis les attaques du Hamas du 7 octobre 2023.

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