« Murmuration ». Interview de Jacques Tarnero Par Daniella Pinkstein pour Tribune juive

Interview de Jacques Tarnero

Pour Tribune Juive

Par Daniella Pinkstein

Paris le 8 juin 2025

Paris le 8 juin 2025

Jacques Tarnero, bien qu’on ne vous présente plus, je voudrais en quelques mots rappeler votre parcours, à la fois hors du commun et auquel pourtant toute une génération juive pourrait s’identifier. Vous êtes né en Algérie. Étudiant en philosophie à Nanterre Paris X. Volontaire « mitnadev », au kibboutz Bet Keshet, en 1967 pendant la guerre des six jours. Gauchiste de circonstance à Nanterre, au sein du Mouvement du 22 mars en 1968. Le conflit israélo-arabe défait soudain vos illusions autant que les amitiés politiques. Enseignant coopérant au Nigéria (1972-73) puis à l’université (Paris VII Jussieu) ainsi qu’à la régie Renault (1974- 80) pour la promotion des ouvriers immigrés par l’apprentissage de la langue française, vous rejoignez dans le même temps l’Association des Universitaires pour la Paix au Proche-Orient. Vous devenez ensuite directeur du Centre de recherche sur l’antisémitisme contemporain (CERAC 1980-84) contre la montée des extrêmes et nouvelles droites. Chargé de mission auprès de Laurent Fabius, Premier Ministre (1984-86), sur la lutte contre le Front National. Chargé de mission auprès de la Direction de la Recherche au ministère de la Recherche et de la Technologie (MRT 1989-1992)) puis délégué adjoint aux affaires scientifiques à la Cité des sciences et de l’industrie (1992-2006) sur l’articulation sciences/techniques/société, puis chercheur associé au CNRS, spécialisé dans l’étude des extrémismes politiques. Vous êtes l’auteur d’un film long métrage portant sur les différentes composantes du négationnisme, « Autopsie d’un mensonge, le négationnisme » (2000) puis co-auteur avec Philippe Bensoussan de « Décryptage » (2003), sur les représentations d’Israël durant la seconde intifada. À rebrousse-poil du prêt-à-penser ce film questionnait la bonne conscience antisioniste et fouillait les sources du nouvel antisémitisme « progressiste ». 

Cher Jacques Tarnero, vous n’avez cessé de nous mettre en garde alors que nous dormions, heureux de ce paisible intermède que l’histoire, avons-nous cru, nous octroyait enfin. Vous dites que vous auriez préféré être un prophète aux heureux présages. Comme nous vous comprenons, comme nous aurions préféré aussi que de meilleurs augures sortent de vos travaux, de vos recherches, de votre plume irréductible. Depuis ces 30 dernières années, bon gré mal gré, malgré vous peut-être, mais sans jamais faillir, vous nous avez exhorté à rester conscients devant les signes alarmants qui lézardaient peu à peu nos doux espoirs. À un prix élevé pour votre carrière, soit dit en passant. Votre ouvrage « Le nom de trop. Israël, illégitime ? » (Armand Colin éditeur) était en avance de plusieurs décennies sur ce qui nous attendait, hélas, – sur ce qu’aujourd’hui nous traversons, abasourdis.

Nous connaissons fort bien – à Tribune Juive en particulier – vos écrits, vos articles, aussi engagés que déterminés, sans posture, sans langue de bois, avec seulement beaucoup de courage.

Je ne vous interrogerai donc pas sur ce que vous avez déjà moult fois écrit, mais sur quelques points dont la réflexion presque insensée peut porter jusqu’à l’étourdissement. 

  • Comment expliquez-vous la frénésie si soudaine qui semble convulser le monde occidental depuis ce 7 octobre 2023 ? En France tout spécialement ? 

Il faut refaire le déroulé de ce drame. Il faut décliner tous les aspects de ce que vous nommez à juste titre une « convulsion ». La découverte des massacres commis par le Hamas le 7 octobre 2023, a d’abord eu un effet de sidération. Dans un premier temps la surprise fut totale, inimaginable. Comment la vigilance d’Israël n’a-t-elle rien vu venir ? Comment cette attaque n’a pas pu être interceptée à temps ? Dans un deuxième temps ce fut la stupeur devant l’ampleur du massacre, devant l’aspect horrible de ces crimes, l’horreur des gestes. C’est la cruauté de ces gestes, leur aspect sadique, à la fois physique et psychique. On apprit progressivement par les récits des survivants, que les assassins avaient tué des enfants devant leurs parents ou ont commis l’inverse. Ils ont tué les parents devant leurs enfants. Ils ont mis à mort dans la jubilation, ils ont torturé par plaisir, ils se sont acharnés sur leur victime, parfois même alors qu’elle était décédée. Ces scènes ont été montrées à la télévision, ils ont filmé leurs crimes tant ils en étaient fiers. Ils ont téléphoné à leur proche resté à Gaza, pour dire leur performance : « papa, j’ai tué dix Juifs de mes mains !» et la mère répond « sois béni mon fils ! » On est au-delà des gestes des nazis qui ne se filmaient pas. L’exhibition des otages trainés à Gaza pour y être suppliciés ajoute à la dimension collective de ces crimes. Les insupportables images, filmées par le Hamas, sont autant de films d’horreur, mais d’une horreur telle qu’elle donne à cette réalité un aspect irréel. 

Ces scènes d’épouvante ont été montrées à la presse, elles ont été vues par des journalistes, des responsables médiatiques, politiques. Leur côté répulsif n’a été que de courte durée et si le Hamas a été condamné pendant quelques jours, son action s’est très rapidement trouvée légitimée. La riposte israélienne a été immédiatement soumise à l’exigence de « proportionnalité ». Des bons esprits ont trouvé deux jours après le 7 octobre, que cette riposte était « disproportionnée ». Mesure-t-on l’imbécilité de ces commentaires ? Très vite c’est la condamnation généralisée qui a succédé à la critique de la riposte d’Israël. 

Dix jours plus tard c’est une lame de fond antijuive qui a déferlé sur le monde. Ce fut le moment de la stupéfaction. Ce fut une mobilisation en faveur des massacreurs, pas en faveur des victimes du massacre. Par un fantastique retournement les massacreurs étaient devenus les victimes. Le coupable c’était Israël, le criminel était le Juif. L’agresseur, le tueur, l’égorgeur palestinien était devenu la victime tandis le Juif des kibboutz ou les jeunes danseurs du festival Nova étaient collectivement les vrais oppresseurs, responsables de l’horreur coloniale israélienne. Ce renversement des rôles s’est effectué en très peu de temps, comme si les media autant que le public étaient prédisposés voire soulagés d’entendre ce scénario. Ce retournement invraisemblable s’effectua assez rapidement comme si les choses étaient retournées à leur juste place idéologique.

L’autre évènement complémentaire a été la mobilisation étudiante comme fer de lance de l’offensive anti-israélienne. Ces lieux académiques, supposés d’excellence, supposés éduquer à la pensée critique. Sciences Po, l’École Normale Supérieure et certaines universités se soulevèrent, indignés et solidaires des VRAIES victimes : les Palestiniens. Le conformisme grégaire a été total : la cause palestinienne est devenue l’absolu des « Justes Causes ». Incarnant toute la misère du monde elle cumulait les causes précédentes : de la guerre d’Indochine à celle de l’Algérie en passant par le Vietnam, Gaza était promise à un nouveau Dien Bien Phu pour l’agresseur impérialisto-racisto-sioniste. Des amphithéâtres à Sciences Po et à Paris V étaient déclarés « interdits aux sionistes ». Dans les universités américaines de Californie à l’UCLA, ou de Columbia ou celle de Harvard et même au MIT, la Palestine mobilisait toutes les indignations. Les Queers ou les LGBT +++, les Blake lives matter, devenaient solidaires du Hamas, malgré les pendaisons d’homosexuels pratiquées par les islamistes. Ces contradictions au sein des « larges masses » populaires (comme on disait dans les années 60-70) ne troublaient pas pour autant la pensée dispensée par Judith Butler, la papesse du féminisme radical, de passage à Paris, considérant que l’attaque du 7 octobre par le Hamas et je Djihad islamiste étaient des « actes de résistance armés ». 

Ainsi posée la guerre lexicale était perdue par avance par Israël et par tous ceux pour qui les mots ont un certain sens. Le travail de corruption intellectuelle est tel qu’il porte ses effets dans tous les lieux de communication, dans tous les messages et dans tous les énoncés : la keffieh étant devenue l’accessoire de mode du palestinisme, nombreuses furent les jeunes étudiantes de la rue St Guillaume à prendre la pose comme solidaires des damnés de la terre, trempant leurs mains dans de la peinture rouge pour afficher leur compassion pour tous les martyrs. Le grotesque concurrençait l’obscénité. Le « djihad » faisait désormais partie des concepts politiques validés par Sciences Po…. On rêve ou plutôt on cauchemarde. Tandis que pour Rima Hassan, la passionaria de LFI faisait du slogan « from the river to the sea, Palestine will be free », le souci de la rime éclipsait son aspect génocidaire.  A LFI on a le sens inné de la poésie…

Israël semble être devenu le cœur des passions du monde. La figure du Juif, le « signe juif » semble être devenu une obsession planétaire.  Baptisés « sionistes » pour donner à cette nomination un label disqualifiant de la part du « progressisme », les nouveaux pogromistes et leurs idiots utiles voient dans les juifs les nouveaux ennemis du genre humain. En apposant un signe = entre l’étoile juive et le svastika, les analphabètes diplômés de Sciences Po ou de Harvard n’étalaient pas seulement leur ignorance historique crasse ou leur bêtise souveraine, ils réussirent à conforter une équivalence aussi perverse qu’effrayante= la mise en équivalence du signe juif avec le signe nazi. Le svastika = l’étoile juive ! Un vote de l’ONU de 1975 avait voulu promouvoir ce signe égal en signifiant que le sionisme était une variante du racisme. En 2001, la même ONU à Durban, au cours d’une conférence devant statuer sur l’état du racisme dans le monde, fit la démonstration de son incurie et de sa perversité en faisant la promotion de l’antiracisme antijuif. « Un juif, une balle » précisaient des tracts antiracistes…. 

  • Longtemps l’engagement de la gauche et la solidarité avec la création d’Israël et ses aléas politiques et géopolitiques ont paru et ont même été compatibles. Ils ont été les vôtres. Puis ce lien s’est distendu jusque devenir conflictuel, comment avez-vous vécu et supporté cette bifurcation ? Et qu’en éprouvez-vous aujourd’hui ?

Le « politiquement abject » semble désormais s’inscrire dans la filiation directe du « politiquement correct » et les porte-paroles insoumis se sont surpassés en discours antijuifs durant toute l’année 2024-2025 sans que cela ne gêne outre mesure les alliances de conjoncture avec le Parti Socialiste. A gauche on sait penser large

Mais puisque vous m’impliquez dans votre question je vais vous répondre personnellement. Pour moi la Gauche c’est en priorité le souci de justice sociale, c’était le souci de la vérité, la quête d’égalité entre les différents membres de la famille humaine et la récompense au nom du mérite, de l’égalité des chances. Jamais je n’ai entendu l’ombre d’une parole raciste dans ma famille or en Algérie dans les années 50 et après, c’est toute une hiérarchie raciale qui organisait la société. Les pieds noirs étaient largement anti-juifs et le bas de l’échelle était constitué des populations arabes et musulmanes, les « indigènes » comme on disait. Mais ce peuple bigarré cohabitait au grès de ses convulsions. La République faisait assez bien les choses et les jeunes Juifs était parvenus au sommet de l’excellence académique. La révocation du décret Crémieux par Vichy mit à mal cette assimilation. Il faut aussi rappeler que le 8 novembre 1942, le débarquement allié en Algérie fut un succès grâce au groupe de Résistants piloté par José Aboulker et composé en majorité de Juifs.

Que grosso modo LA gauche ait contribué à salir Israël et à se fourvoyer dans un camp du Bien porté par Rima Hassan, me consterne. La France possède le premier parti politique antijuif d’Europe. Ça n’est pas rien. D’autre part le poids démographique et politique des populations d’origines arabes et musulmanes, affichant une identité affirmant un refus des codes républicains n’annonce rien de bon pour la cohésion nationale. Tout cet édifice est fragile et le monde juif aura fort à faire pour défendre sa place. Il y a un chantier de reconstruction de la « sphère juive » qui doit être à l’ordre du jour.

  • Qu’est-ce que la furie meurtrière, sauvage et barbare qui a frappé le 7 octobre a mis au jour selon vous ? Sur, bien entendu, les meurtriers eux-mêmes, groupes armés et populations enrôlées. Mais aussi, sur la société israélienne, ses dirigeants dans leurs différents échelons d’un côté et sa « société civile » de l’autre ? Et enfin sur l’ensemble de Nations dans leurs réactions ?

Comment un peuple qui n’occupe sur la terre que 0, 01% de l’espace démographique peut-il depuis tant d’années, depuis tant de siècles, occuper un tel espace dans l’imaginaire de l’humanité ? Comment, en France, le « signe juif » peut-il à ce point, mobiliser les esprits, déchainer autant de passions répulsives ou laudatives ? Quelle est cette obsession juive qui coupe le sommeil à tant de gens ? 

Comment dans l’espace arabe ou islamique, la haine du Juif, peut-elle à ce point continuer à être cet « aphrodisiaque », pour reprendre les mots de l’ancien roi du Maroc, Hassan II, au point d’en être l’obsession première autant pour ses dirigeants que pour la « rue arabe » ? Pourquoi « l’entité sioniste » reste-t-elle l’explication magique des maux du monde arabe ? Pourquoi en Algérie, en particulier, la haine d’Israël fait- elle office de religion d’État ? 

L’explication est à la fois très simple et très compliquée et le mot de Hassan II est le plus pertinent : la haine d’Israël, loin d’être négative, est plutôt de l’ordre de la jouissance. Elle donne du plaisir, elle mobilise les phéromones donnant du désir, elle réveille l’instinct de mort. Il y a de la jouissance dans cette détestation : haïr Israël donne du plaisir !  D’Alain Soral à Dieudonné, d’Hitler à Khomeiny, de Goebbels à David Guiraud, de Rima Hassan à Faurisson, tous possèdent en commun cette énergie jubilatoire qui les habite dès le réveil. C’est bien la raison majeure de son succès dans l’histoire humaine.

Il faut rappeler aux forces dites « de gauche », pour faire comprendre que ce qui anime le fond de la « pensée arabe » cet entretien de Ben Bella, le premier président de la République algérienne, donné l’été 1982 à la revue Politique internationale. Il résume et formule la matrice da pensée arabe : le refus absolu d’Israël, la pensée décoloniale pour solder les comptes de la colonisation, l’esprit de revanche, la culture du ressentiment comme élément moteur. « Jamais les arabes n’accepteront le fait sioniste (…) Jamais les Arabes n’accepteront l’État d’Israël. » (…) Non, jamais le peuple arabe, le génie arabe, ne tolèreront l’État sioniste. (…) Israël est un véritable cancer greffé sur le monde arabe (…) Ce que nous voulons nous autres arabes, c’est être. Or, nous ne pourrons être que si l’autre n’est pas… »

  • Est-ce que le mauvais sort fait à Boualem Sansal n’est pas l’exception qui infirme la règle dominante dans le monde arabe tel que vous le décrivez : voilà quelqu’un issu de l’autre rive de la Méditerranée qui ose révéler la source première de l’aliénation, les juifs, comme le rapport aux femmes, constituent la zone opaque de leur mécanique psychique. Sansal ose lever un coin du voile qui empêche de penser, voire de penser librement. Il est l’exact opposé de votre citation de Ben Bella. L’obsession juive des arabes leur interdit d’être des hommes libres. Qu’est-ce que le pouvoir lui reproche ? Essentiellement de s’être rendu en Israël, d’avoir reconnu l’autre dans sa commune humanité ? Qu’en pensez-vous ?

Vous avez tout dit dans la question et vous y avez répondu. Puisse Boualem Sansal être un initiateur. Je suis persuadé que ça va bientôt arriver… Pourquoi ce monde est-il destiné à rester aveugle.

  • Dans l’un de vos derniers articles, « Pour qui se bat Israël », (Tribune Juive), vous posiez ces questions dont les réponses paraissent pour le moins évidentes : « Peut-on négocier quoi que ce soit avec un monde qui a fait de la bombe humaine la figure héroïque de ses soldats ? Peut-on négocier avec celui qui a fait de l’éducation à la haine la vertébration de son système éducatif ? » Quel pays pourrait relever des défis aussi insensés ?

Quel étonnant peuple, perclus de persécutions, de destructions, d’expulsions, de relégations, ayant retrouvé enfin la terre de ses origines, peut supporter d’être rappelé à cette réalité par un nouveau pogrom ? Il signifie aux Juifs : « vous n’aurez jamais d’abri sur cette terre. Vous êtes destinés à en être étrangers » C’est le vrai sens du 7 octobre. Quand par ailleurs c’est un projet d’anéantissement par l’arme atomique, qui se met en place en Iran, quelle force d’âme faut-il posséder pour que la résilience soit encore et toujours une des qualités premières d’Israël ? Les grandes manifestations hebdomadaires à Tel Aviv, contre la réforme du Droit en Israël, puis pour permettre la libération des otages ou la fin de la guerre, montre la vivacité du civisme israélien, le souci de leur pays, leur foi dans la démocratie et on voit que de plus en plus se dessine deux Israël dont il ne m’appartient pas ici, dans ces lignes, de porter des jugements de valeur. Je n’en ai pas la légitimité. Je ne vis pas le quotidien d’un israélien. Je n’ai pas d’enfant à l’armée, je ne vis pas le stress des sirènes d’alarmes etc. Quel que soit le bien fondé des critiques proférées contre Netanyahu et le gouvernement actuel, je rappelle ces mots de Winston Churchill : « Lorsque je suis à l’étranger, je m’impose de ne jamais critiquer ni attaquer le gouvernement de mon pays. Je me rattrape quand je rentre ». Il y a des expressions publiques, hors de leur pays, de responsables israéliens, dont les ennemis d’Israël se pourlèchent les babines. Sans doute le stress collectif subi par ce pays, la désillusion politique use-t-elle ce qui fait la force de ce peuple. Sa cohésion, son unité sont à la peine. Le pays des kibboutz est devenu la start -up nation où la différence de classe mine les rapports sociaux tandis qu’un retour du religieux pèse lourd dans les façons de vivre son judaïsme autant qu’affirmer son rapport à L’État. « Faire nation », n’est pas encore une idée totalement partagée dans le peuple israélien. Trop peu de temps d’histoire d’Israël autant que 2000 ans d’histoire juive n’ont pas encore permis de fusionner cet excès de densité … Une pensée sectaire, fanatique voit le jour qui préfère l’exclusion ou le rejet du « différent ». Si l’unité du peuple juif se fissure, ce sera pour son plus grand péril.

  • Selon vous, de quel récit délirant l’Europe en particulier s’est-elle saisie ? Peut-on sincèrement parler uniquement de son aveuglement ou de sa méconnaissance du monde arabe, ou au contraire, d’une figure de culpabilité juive restant toujours le fondement obsessionnel ?

Il faut croire que les européens ont la mémoire courte et que chaque génération nouvelle doit faire le travail de mémoire pour elle-même. Tandis que le président de la République cultivait l’autoflagellation pour plaire au pouvoir algérien autant que pour être dans ses bonnes grâces, le voilà dans le même temps solidaire d’Israël puis accablant Israël pour sa riposte au 7 octobre. Ces attitudes zigzagantes font la preuve d’une grande méconnaissance des mentalités, des mémoires enfouies, des ressorts psychologiques dans les peuples concernés.

C’est dans le récit biblique (et pour cause) qu’il faut aller chercher les origines premières de cette histoire singulière. Avoir reçu la Loi, ces dix paroles dites par le dieu unique, font de celui qui les a reçues un objet de convoitise symbolique éternelle. Il faut croire que c’est une dote d’éternité que porte sur ses épaules le peuple qui l’a reçue. L’élection de cette origine va l’accabler pour les siècles des siècles et rendre fous ceux qui jalousent ce statut. Comment ôter aux Juifs de ce trésor s’interroge la concurrence sinon en disqualifiant ceux qui l’ont reçue. Ce serait donc par l’usurpation, par le vol que les tribus réunies par Moïse au Sinaï ont dépossédé les vrais héritiers de l’Éternel. Le message divin n’était pas pour eux mais destiné à d’autres. Cette jalousie de boutiquiers dit la raison première de la haine contre ce peuple d’usurpateurs. Ces faux justiciers se vengent par la force, incapables de rivaliser avec cette force spirituelle.  En assignant aux juifs une place maudite dans l’ordre divin, l’islam du Hamas réécrit l’histoire biblique. Heureusement pour lui, le peuple hébreu possède cette qualité rare, celle de posséder cette ironie cruelle contre lui-même : il sait rire de ses malheurs, il sait rire de lui-même, et ce rire, triste, est une humiliation pour ceux dont l’arrogance efface tout humour. Ce peuple qui sait si bien se moquer de lui-même, met en rage ceux qui en sont incapables. Ses rivaux ne disposent plus comme riposte, que d’un projet de destruction. Elle donne en même temps, une jouissance dès lors qu’elle est héroïsée, légitimée par la bienpensance.  

  • Que craignez-vous le plus dans le contexte actuel ? En France ? En Europe ? et en Israël ?

Je crains que n’advienne un temps où le nom d’Israël ne devienne un nom de trop et le mot juif, pour certains, un adjectif péjoratif. Depuis le 7 octobre l’enjeu est à la fois devenu existentiel (pour Israël en tant qu’État) et essentiel pour ce que signifie être Juif. Si le rapport aux sources de la tradition est essentiel pour comprendre les fondements, 2000 ans d’histoire ont aussi façonné un autre capital dans le rapport aux nations, mais dans le monde actuel où le temps et l’espace se réduisent et où les évolutions démographiques refaçonnent les peuples, quelle sera encore la place des Juifs ? Dans les livres d’histoire ?

Puisque vous évoquez notre humour, je me permettrais d’opposer à vos craintes, à nos peurs indiscutables, cette blague yiddish très célèbre :

L’épouse d’un homme qui souffre d’un très gros rhume impossible à guérir malgré toute la médication prescrite, vient consulter le Rav de son village.

  • Fais boire à ton mari, lui répond le rabbin, un bon verre d’eau de vie, deux verres de thé bien chaud. Puis couvre-le de trois couvertures et pose par-dessus son châle de prières.

Quelques jours plus tard, l’homme, totalement revigoré, vient remercier le rabbin pour son conseil et lui exprimer également sa satisfaction, car – lui dit-il – les antisémites ne pourront jamais guérir les rhumes !… Puisqu’ils ne possèdent pas de châles de prières.

Merci Jacques Jacque Tarnero pour votre voix dont la rigueur ne s’est jamais démentie. 

Entretien mené par Daniella Pinkstein


Ouvrages de Jacques Tarnero

Auteur du « Nom de trop » (Armand Colin 2011), essai sur la délégitimation d’Israël.

Auteur de « Le racisme », (1996) « Les terrorismes », (1997), « Mai 68, la révolution fiction » (1998) (Milan collection Les Essentiels)

Co auteur dans « Dictionnaire historique et critique du racisme » (PUF 2011) dirigé par PA Taguieff

Co auteur dans « Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944 » (Armand Colin-Le bord de l’eau 2012)

Co auteur de la revue Cités « L’islam en France » PUF (2004)

Co-auteur et coordinateur de « L’empire des techniques« , Le Seuil, (Décembre 1994).

Co-auteur et coordinateur du numéro de la revue « Alliage » sur « Penser la technique« , (Décembre 1994) et « Culture technique et fractures sociales » (hiver 1997).

Co-auteur de « Identité française« , Éditions Tierce Espaces 89, (1985).

Co-auteur de « Vous avez dit fascismes ?», Éditions Montalba (1981).


À relire:

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

1 Comment

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*