David Banon. La nouvelle trahison des clercs ?

« Quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification. »

                                   Alain Finkielkraut[1]

En 1987, Alain Finkielkraut s’était donné pour tâche dans un essai tonique intitulé La défaite de la pensée[2]de poursuivre la réflexion de Julien Benda lequel condamnait, dès 1926, « le cataclysme des notions morales chez ceux qui éduquent le monde[3]», en remontant aux origines de la post-modernité. Celui-ci  constate que  les clercs de son temps abandonnent le souci des valeurs immuables pour metttre tout leur talent et tout leur prestige au service de l’esprit provincial, pour attiser leur exclusivisme et pour exhorter leur camp à s’étreindre et à s’adorer eux-mêmes. Son essai peut nous aider à analyser la crise qui a ébranlé l’État d’Israël au cours de l’année 2023 et nous a conduit au séisme du 7 octobre 2023…  

Afin de mesurer l’ampleur de ce séisme, partons d’une information diffusée par la mairie de Tel-Aviv-Yaffo, le 20 mars 2024. Nous avons appris que Ron Houldaï, l’ancien maire réélu, vient de signer un accord de coalition avec le parti Méretz, pour s’assurer la majorité au conseil municipal. Dans la foulée, deux lois municipales ont été votées. La première stipule que toute manifestation se déroulant dans l’agglomération de Tel-Aviv-Yaffo où femmes et hommes seront séparés est formellement interdite. La seconde :  tous les petits stands où l’on propose aux passants qui le désirent de s’acquitter du commandement de la mise des téfillin seront désormais lourdement pénalisés, parce qu’ils perturbent l’espace public. Houldaï et le parti Méretz, connu pour son idéologie outrancieusement laïciste, n’hésitent pas à promulguer des dictats, mais ils continuent à se  considérer comme des démocrates de gauche. 

Je suppose que la promulgation de ces lois concerne aussi les Musulmans de Yaffo, lesquels font partie de l’administration Houldaï. Aura-t-il le courage d’ imposer à ses administrés musulmans de ne pas squatter l’espace public attenant à la Mosquée Hassan Beq, en bloquant la circulation tous les vendredis tout autour de ce lieu de culte, notamment la Rue Hayarkon ? Mais non, il n’ira pas jusque là, par peur de représailles violentes  pouvant aller jusqu’à un attentat sur sa personne. Donc deux poids, deux mesures !  On ne prête qu’aux riches et aux violents ! On s’attaque à un pauvre bougre, un Juif, qui propose aux passants de mettre les tefillin ; car on sait bien qu’il n’a aucun moyen de réagir. C’est ainsi que l’on prouve à ses administrés qu’il y a un chef dans la Cité, en s’attaquant aux pauvres Juifs et en étant aveugle et sourd à l’occupation illégale de l’espace public par les Musulmans. Cette cité – excepté le sud où s’entassent des travailleurs immigrés – se déclare depuis fort longtemps Médinat Tel-Aviv : Un État dans l’État. Et ses habitants sont obligatoirement progressistes, ultra-libéraux, de gauche… En décidant de sanctionner un pauvre bougre, sous prétexte qu’il perturbe l’espace public, Houldaï installe de facto deux législationsdans sa municipalité : une répressive contre les Juifs et une autre permissive pour les Musulmans. En clair, c’est une loi discriminative qui pénalise les Juifs – majoritaires dans leur pays. Cette discrimination rappelle les temps sombres. Or,  personne n’a oublié la profanation des offices de Kippour Place Dizengoff et dans d’autres endroits de la Cité.  Après la guerre, il faudra en découdre. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Et certainement cette provocation ne passera pas au compte de pertes et profits.

Second incident. Source d’informations, journal télévisé de 20 h, même date. Une des mères dont le fils est détenu comme otage par les terroristes sanguinaires du Hamas a pris à parti un de ceux qui soit disant les “soutient” dans leur campagne. Elle lui a dit : « Tu n’as rien à faire dans notre groupe, tu te sers de notre détresse pour faire avancer ton agenda politique. La question des otages n’est pour toi qu’un prétexte. » En clair, cela signifie : tu ne cherches qu’à destituer Netanyahou qui a été nommé premier ministre par le suffrage universel.  

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Aux yeux de l’observateur pressé, le feu couve sous les braises depuis l’année 2023. En fait,  il est là depuis 1977. Rappelons les faits. Le parti Mapaï a été envoyé au purgatoire par le vote bloqué des Séfarades lors des élections de cette année-là, qui ont porté au pouvoir le Hérout de Menah’em Beguin. Depuis, le Mapaï, sous d’autres appellations, et le Méretz agonisent et, d’après les sondages, n’atteindront pas le pourcentage requis pour participer aux élections. Depuis lors, on assiste à un changement d’hégémonie. Toutefois l’ancienne hégémonie n’a pas accepté la défaite. En vain a-t-elle essayé de trouver grâce aux yeux des électeurs. Et  donc, ils ont « fabriqué » une autre hégémonie de hauts fonctionnaires désignés par leurs pairs ou par les directeurs de cabinet. Nul besoin d’être un journaliste talentueux  pour constater qu’ils se sont reportés sur l’institution de la justice, sur les medias, notamment radio et télévision, l’enseignement supérieur et l’armée. Rappelons qu’ici, les universités sont doublées par des Instituts, de sorte que l’on ne saurait distinguer entre un avocat sorti des rangs de la Faculté de droit de l’université hébraïque et celui de l’Institut de Kiryat Ono. De surcroît, différents Instituts de recherche servent à intégrer dans le secteur professionnel d’anciens généraux de l’armée ou ceux des service de renseignements… On comprend pourquoi le changement d’hégémonie ne s’opère pas naturellement et que nous sommes en crise larvée ou ouverte, comme celle que nous avons connue en 2023. Tout ce beau monde – anciens généraux, juges de la Cour Suprême et leur mentor, responsables des services de renseignement etc. devront être inculpés pour avoir affaibli l’État et permis l’attaque du 7 octobre 2023.

C’est à une entreprise d’assimilation forcée imposée par la gauche ultralibérale que nous assistons. Sous le nom de culture, la gauche s’adosse à l’israélomanie qu’elle impose comme  l’âme unique d’un peuple dont ils seraient les gardiens. C’est ainsi que Seffi Rachlewsky, l’auteur de L’âne du Messie[4]met en avant son arbre généalogique remontant à une famille appartenant à la paysannerie ouvrière, installée en Israël depuis la quatrième alyah (1924-1926). Certains journalistes ont comparé son livre aux Versets Sataniques de Salmane Rushdie, (en Israël, c’est une habitude répandue de forcer le trait à l’excès). Il dresse le portrait caricatural de la religion juive présentée comme lèpre de l’esprit. Comme preuve, il convoque la condition que le judaïsme fait aux femmes. (Je qualifie ce passage de rhétorique laïciste et de démagogie racoleuse). On apprenait, cette semaine, qu’une femme d’un certain âge a déposé une plainte l’accusant d’avoir détourné des fonds qui lui appartenaient. Voilà où mène son éloge de la femme par celui qui se définit par sa naissance plutôt que par son humanité. Pour le procès intenté aux sionistes religieux de la mouvance du rav Kook père, de « leur avoir confisqué l’État » (p.86-87) et autres jérémiades, voir mon étude. Ce verset de Paul servirait mieux ses élucubrations, au lieu de se prévaloir de connaître tous les corpus de la tradition juive : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Épitre au Galates 3, 28). C’est à cela que ressemble très exactement l’État de Tel Aviv.

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Et dans un ordre d’idées plus éthique, je pense en toute humilité que la direction d’Akadem devrait se livrer à un examen de conscience au sujet de la manière dont elle a géré l’information lors de cette période de troubles en Israël. Elle a diffusé, il y a environ six mois, une conférence du Rav Epstein qui déclarait : « La réforme met en péril les valeurs juives ». Auparavant, son intitulé était : « Un rabbin contre la réforme. »  Il a fallu attendre le 5 octobre 2023  pour voir et écouter un autre point de vue, celui du Rav Ouri Cherki  : « La réforme est garante de la démocratie. »  Ou bien il fallait leur permettre de débattre entre eux. Ou encore, il fallait “poster” ces deux interventions à la même date. N’est-ce pas ainsi qu’il convient de concevoir un équilibre dans l’information ? C’est ce que j’ai essayé de dire dans un mail à la direction d’Akadem qui m’a répondu que je déshonorais le judaïsme et les Juifs. Malgré ses dénégations, il semble qu’elle ait  consenti à rétablir un certain équilibre. 

Le rav Cherki a bien spécifié qu’il s’agit d’une confrontation entre deux blocs, dont l’un – la “gauche libérale”– veut éradiquer la modalité juive de l’État, alors que l’autre – la droite – y tient parce qu’elle représente une de ses valeurs fondatrices.  Le rav Cherki pense qu’il s’agit là d’une « crise de croissance de l’État. » C’est faire peu de cas de cette masse de manifestants qui suit ses leaders à l’aveuglette,  des leaders riches comme Crésus et ne négligeant aucun moyen pour mettre le feu aux poudres. Il est vrai que l’on ne compte plus par centaines de milliers les manifestants de Kaplan, ils sont à peine mille ou deux mille irréductibles.

Le rav Cherki a évoqué, de manière tout à fait allusive, qu’une des raisons de la réforme judiciaire est le déséquilibre flagrant et l’injustice criante  régnant dans la composition de la Cour Suprême, depuis la création de cette institution en 1949. Le Rav Epstein, pas du tout, probablement parce qu’il n’entend pas ou ne voit pas cette « injustice criante ».  L’un rêve d’une identité associant les hightechtistes aux jeunes des collines de Judée et Samarie, et l’autre de garantir la démocratie, car dit-il, c’est bien là le message du judaïsme. Si tel est le cas, pourquoi alors laisser hors de cette institution des membres de ma famille spirituelle, les Juifs marocains ?

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Dès lors, le rav Epstein devrait nous expliquer aussi comment il se fait que les manifestants qu’il défend avec beaucoup de vigueur aient profané la sainteté du jour de Kippour en perturbant un office qui se déroulait sous une  tente, Place Dizengoff, à Tel-Aviv – autorisation de la Mairie en mains. Le soir, après Néila et birkat halévana, nous avons vu des images insupportables qui venaient d’un autre monde : des manifestants, dont un déployant le drapeau gay multicolore, traîner la tévah, hors de la tente de prières, d’autres jeter et piétiner des mah’zorim, d’autres encore retirer le talith des épaules d’un homme en prières. Tout cela en faisant du bruit avec leurs mégaphones et leurs klaksons, et motivant leur action en arguant que sous cette tente, il y avait une méhitsa : un rideau séparant hommes et femmes[5]. Il parait que la méh’itsa   représente pour ces ultra-libéraux une offense à la démocratie. Mais, savent-ils, ces “démocrates écervelés”, qu’ils se sont conduits comme des facistes ou pire des bolchévics staliniens avec, à leur tête, cette pimbêche de Shiqma Bresler.  Et qu’en agissant de la sorte,  ils font preuve d’un totalitarisme laïc, lequel présage de l’avenir qu’il nous prépare si, d’aventure, ils emportaient la confrontation[6]La gauche ultra-libérale veut éradiquer le judaïsme de Tel-Aviv. C’est un des slogans centraux de leur campagne. 

Certes, ces événements se sont passés après la conférence du rav Epstein, mais il est assez intelligent pour lire entre les lignes où mène l’idéologie d’Aharon Baraq qui, elle, « met en péril les valeurs du judaïsme ».  Et cette profanation de la sainteté de Kippour se passe au 21è siècle, ni dans une république bananière, ni dans un pays dirigé par la Gestapo, le KGB ou la Stasi, mais en plein cœur de “médinat Tel-Aviv : l’État de Tel-Aviv”, laquelle se targue d’être ultra-libérale et démocratique. 

Plus encore, on apprenait quelques jours après qu’ils avaient déposé une requête auprès de la Mairie de cette agglomération pour interdire les haqafot publiques de Simh’at Torah, comme cela se fait chaque année dans toutes les localités d’Israël. Ces voyous publics font profession d’incroyance de leur identité juive. La réforme judiciaire met-elle en péril les valeurs juives ? Non, cher Daniel Epstein, ce sont vos amis ou ceux dont vous défendez l’idéologie qui en sont les destructeurs (Is. 49,17). De surcroît, je n’ai pas l’outrecuidance de vous apprendre que  « l’incertitude sur les fins est une incertitude sur l’identité du nous[7] » (Kant).

Hélàs, l’histoire a infligé un cinglant démenti à vos idées : le 7 octobre 2023, jour de Simh’at Torah, a remis tout en question et en premier lieu votre soutien aux manifestants de Kaplan. Toutefois, vous devez à ceux qui admirent votre science juive et philosophique – dont moi-même – une explication détaillée et un `al hète public. 

                                                                                                                       © David Banon, prof.


Notes

[1] La Défaite de la Pensée, Paris, 1987, Gallimard, p. 143.

[2] Id, ibid..

[3] Id, ibid, p. 13.

[4]  H’amoro shel mashiah’ ; Tel-Aviv, 1998,  Ed. Yédiot Ah’aronot, Sifré H’émed,  509 p, en hébreu. Voir l’étude que je lui ai consacré intitulée « Le lamento des laïcs » in L’attente messianique. Une infinie patience, Paris, 2012, Ed. du Cerf, coll. La Nuit Surveillée, p. 167-177.  

[5] J’apprends  le 12 octobre 2023  par Akadem qui a posté une émission de la chaîne 14, du 4 courant, présentant le témoignage  d’un Juif qui priait dans un minyan le jour de Kippour au Nord de Tel-Aviv où il n’y avait aucune séparation entre hommes et femmes.  Cet homme d’allure laïque a assisté à un événement insupportable. Il a raconté que quatre personnes, deux hommes et deux femmes, ont perturbé ce minyan en entrant “vêtus” de leurs maillots de bain et ont empêché le h’azan de continuer son office. On apprend dans la foulée que des irresponsables et des écervelés ont profané la sainteté de ce jour dans pas moins de 18 lieux de prière dans cette agglomération. L’homme a témoigné en disant : « on veut faire de Tel-Aviv une ville judenrein ». Le présentateur Shaï Goldan l’a prié de ne pas employer de tels mots…  

Et ce matin , le même présentateur a mis à la porte un de ses invités qui a traité Shiqma Bresler de pire qu’un membre de Daèch, tout cela afin de ne pas jeter de l’huile sur le feu. Elle aussi devra être inculpée et devra rendre des comptes devant un tribunal populaire, parce qu’elle faisait partie de cette “descente” agressive de militants éclairés sous la tente, Place Dizengoff.

[6] Un mois plus tard, on apprenait qu’un ou des vandales ont jeté  à terre des téfillin d’un stand de H’abad et les ont piétinés. Voilà comment se conduisent ces individus qui se disent de gauche, sans foi ni loi. 

[7] Pour cette question, se reporter aux opuscules kantiens sur l’historico-politique, non seulement Qu’est-ce que les Lunières ? mais aussi Projet de paix perpétuelle Idée d’une histoire de l’humanité du point de vue cosmopolitique et surtout le deuxième Conflit des facultés, celui de la philosophie avec la faculté de droit.




Philosophe et Professeur des Universités, David Banon est un spécialiste du Midrach, et de la philosophie d’Emmanuel Levinas, de Yeshayahou Leibowitz (dont il a traduit des ouvrages), et de Yosef Dov Soloveitchik (Beis Halevi).


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1 Comment

  1. Vous fournissez de nombreuses informations utiles et je vous remercie. Pour Akadem, hélas, ce n’est pas une nouveauté, il y a un prisme évident que je qualifierai d’Horvilleurien …c’est dire !

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