Jacques Neuburger. Ô bonheur des lieux, retrouver ses marques

J’étais vraiment peu bien et la dernière nuit sans sommeil. Alors, profitant de ce que je devais voir un artisan pour un problème de volet difficile, dès l’aube, à cette heure où le sanglier repu des bulbes de jacinthes, de tulipes et des crocus safranés des plus coquets jardins, regagne sa bauge et le renard sa tanière (lui plus friand de volaille et amateur aussi de divers petits objets précieux à ses yeux, tout comme la pie, l’écureuil, la corneille ) et où, et c’était vrai, sous la brume blanchissait la campagne, à modeste vitesse (ô âge de l’inconscience et belles automobiles anglaises et italiennes où êtes-vous, et vous, vous qui enchantiez et mes jours et mes nuits…) je me suis enfui vers ma petite maison dans la forêt non loin de ce château peut-être le plus beau des rois des anciens temps.

Ô bonheur des lieux, retrouver ses marques en cet endroit juste à la limite de la plus grande sauvagerie (les sangliers l’hiver s’invitent chez moi et dorment au jardin et un jour que je lisais sentant une présence je levai les yeux de mon livre et vis qui, tout ruminant placidement en sa sagesse, me contemplait avec amitié un grand cerf, dix cors je crois bien, qui s’en était venu mes pâquerettes brouter en voisin) et cependant si proche du château à faire chanter et danser les fillettes comme autrefois d’ailleurs, tirelairelaire chantaient-elles, mes filles.

Et puis ce secret bonheur de faire un feu, un feu pouvant garder brûlante la théière qui verse un thé fumant comme dans les publicités d’antan.

Un feu qu’il faut savoir faire, entretenir, faire flamber, retenir, puis avant la nuit savamment mener vers l’extinction ou bien le feu de braises sous la cendre, savoir antique, premier, de la grande préhistoire, le premier savoir peut-être véritablement humain, le grand et secret savoir que Prométhée, et à quel prix, avait enseigné aux humains.

Et même, au bout d’une fourchette, au risque de presque se brûler les doigts, faire griller des tartines de pain dont l’odeur emplit la demeure un peu comme ces sacrifices antiques dont les effluves montaient aux narines des dieux, et dont peut-être le parfum d’autrefois enchante le fantôme de l’auteur, la femme à la plume si fine, qui nous offrit les Claudine et ses histoires de chats, de forêts et de maisons des temps anciens.

© Jacques Neuburger

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*