Boualem Sansal, le combat d’un homme contre l’intégrisme musulman

« L’homme a besoin de narratifs, qui sont une forme facile d’explications du monde. Les croyances ont gelé la pensée », analyse Boualem Sansal. 
© Francesca Mantovan/©Gallimard/opale

PORTRAIT – L’écrivain algérien de langue française, qui vient de publier Vivre: Le compte à rebours, n’a jamais cessé de combattre l’islamisme et les errements de notre époque.

On a rarement vu chez la même personne une telle opposition entre une voix douce, presqueinaudible, et des paroles si combatives: c’est tout Boualem Sansal, un homme révolté maistranquille. Une tranquillité apparente ; car, quand on commence à l’écouter, une angoisse se faitentendre. L’écrivain ressemble à ces lanceurs d’alerte qui n’en peuvent plus d’alerter alors que chaque jour leur donne raison. C’est ce qui nous a encore frappé en cette fin d’après-midi dejanvier, lorsque nous l’avons rencontré dans les bureaux de sa maison d’édition, Gallimard. Sansal vient de publier un roman au titre évocateur: « Vivre: Le Compte à rebours », une sorte d’apocalypse où il ne resterait plus que 780 jours à vivre. Tels des « élus », quelques humains sont alors appelés à monter à bord d’un vaisseau spatial. L’écrivain choisit la dystopie ou la science-fiction pourdécrypter notre époque et ses errements.

Depuis le temps que nous le connaissons, en 1999, et la publication de son premier roman, « Le Serment des barbares » (prix du premier roman), il n’a pas tellement changé, crinière grise, cheveux longs rassemblés par un catogan, petites lunettes rondes, toujours svelte – il oublie régulièrement de manger. »

Boualem Sansal, c’est un propos constant qui a fini par rencontrer la vérité: cela fait plusieurs décennies qu’il crie contre l’intégrisme. Dans « Le Serment des barbares », déjà: son texte n’était qu’une alerte, une charge virulente contre l’Algérie des islamistes et du FLN. Ils étaient alors peu à dénoncer une dérive assassine au nom de Dieu et un pouvoir qui ferme les yeux. Sansal était pourtant du sérail: alors haut fonctionnaire, il occupait le poste de numéro deux du ministère de l’Industrie.

Autant dire qu’avec un tel livre ses ennuis ont commencé, le succès n’arrangeant pas ses affaires. Gallimard avait accepté ce manuscrit venu d’Algérie signé d’un inconnu. L’incipit est remarquable parmi mille: « Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommesmeurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens. Ce jour-là, comme les jours précédents, on enterre de nouvelles victimes du terrorisme. Il sévit à grande échelle. Cette animosité n’a pas de nom, à vrai dire. C’est une guerre si on veut ; une fureur lointaine et proche à la fois ; une hérésie absurde et vicieuse qui s’invente au fur et à mesure ses convictions et ses plans(…). »

« Littéraire et engagé »

Sa plume étonnait d’autant plus que sa formation était scientifique, il avait été reçu à l’École nationale polytechnique d’Alger, où, jeune scientifique doué, il avait choisi l’électromécanique – il a écrit un livre sur la combustion des turboréacteurs! Ce genre de trajectoire n’est pasexceptionnelle en Algérie ; ainsi Rachid Mimouni, son meilleur ami disparu en 1995, qui l’avait encouragé à écrire, avait-il suivi des études de commerce avant de devenir un grand écrivain. Rachid Mimouni a publié « De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier », c’était en1992…

Aujourd’hui, l’œuvre de Boualem Sansal, 74 ans, est forte d’une vingtaine de titres, traduite dans le monde entier – on sait que l’académie du prix Nobel garde un œil sur lui. C’est sa double dimension qui séduit: littéraire et engagé. Quand on échange avec lui, cet homme doux et souriant ne parle jamais de courage, c’est pourtant le premier mot qui nous vient à l’esprit: il critique l’islamisme et l’Algérie en continuant de vivre près d’Alger, à Boumerdès. Pourtant la France et l’Allemagne lui ont proposé l’asile. Il a refusé.

Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat

Boualem Sansal, écrivain

Pour le toucher, les dirigeants algériens ont d’abord visé sa femme, professeur de mathématiques, en l’empêchant de travailler. Ensuite, on le lui a fait payer cher en le forçant à démissionner de son poste de directeur général de l’Industrie dans des conditions rocambolesques que Sansal raconte toujours avec ahurissement – il était officieusement licencié mais continuait d’évoluer statutairement dans la hiérarchie des hauts fonctionnaires! C’est sans doute pour cette raison que ses récits prennent parfois des airs de Kafka ou d’Orwell, auteurs qu’il relit sans cesse.

Ce combat d’un homme contre l’intégrisme remonte à loin. Alors jeune père de famille, marié à une Tchèque rencontrée lors d’un voyage organisé entre deux pays socialistes, il apprend que sa fille est forcée de suivre des cours d’instruction religieuse à la mosquée de Boumerdès, sans que les parents ne soient prévenus. Depuis cet épisode, l’auteur de « Vivre » n’a jamais cessé de porter le fer contre une religion transformée en idéologie mortifère. Il a publié de nombreux livres qui illustrent cette combativité.

Grand prix du roman de l’Académie française en 2015

L’écrivain arrivé tard sur la scène littéraire nous confie: « Je me suis mis à écrire comme on enfile une tenue de combat. » On songe au percutant « Gouverner au nom d’Allah » (en 2013), essai au sous-titre explicite: « Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe ». Son roman « Le Train d’Erlingen ou la Métamorphose de Dieu » (2018) ne disait rien d’autre et expliquait que l’Europe craignant l’islamisme lui cédait sur tout ou presque. Boualem Sansal a parfois le sentiment de prêcher dans le désert.

Sans doute, «  »2084: la fin du monde » (2015), a-t-il été le roman qui l’a le plus révélé: il se trouvait sur la liste de tous les grands prix, et a failli ne rien décrocher. Il a fini par se voir décerner le grand prix du roman de l’Académie, ex aequo avec Hédi Kaddour.

Jean-Christophe Rufin était l’un des immortels à monter au créneau pour couronner Sansal: dansson discours, il avait salué son audace et son courage.

En fermant le pays, l’Algérie a ouvert la porte aux islamistes

Boualem Sansal

Si les religions ont prospéré, et l’islamisme en particulier, c’est que « l’homme a besoin de narratifs, qui sont une forme facile d’explications du monde. Les croyances ont gelé la pensée » ,explique ce féru d’histoire. Avec Vivre, il va plus loin et veut prévenir encore et toujours: « Il peut se bâtir une véritable religion à partir de la science à une période où s’élabore un mélange entre magie et science ». Comme s’il n’avait pas suffisamment de combats à mener avec l’intégrisme musulman – « en fermant le pays, l’Algérie a ouvert la porte aux islamistes » -, notre lanceur d’alerte prévient des dangers du wokisme et de l’intelligence artificielle, deux systèmes narratifs qui nous « préservent » de penser par nous-mêmes.

Cet après-midi de janvier, dans les salons des Éditions Gallimard, en écoutant Boualem Sansal, on songe au héros utopiste de Cervantès (auteur qu’il vénère). Dans « Vivre », à la dernière page, le narrateur dit: « L’ignorance est la sérénité et le savoir une douleur sans fin ».

© Mohammed Aïssaoui

https://www.lefigaro.fr/culture/boualem-sansal-

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