Iannis Roder : “Diffuser ‘Shoah’ sur France 2, c’est très bien mais…’

INTERVIEW. Tout en approuvant la diffusion sur France 2, ce mardi soir, du film de Claude Lanzmann, l’enseignant agrégé d’histoire doute de son efficacité dans la lutte contre l’antisémitisme.

Shoah, de Claude Lanzmann (1985). © RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA / SIPA / RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA

Programmée sur France 2 en prime time et dans l’intégralité de ses 9 h 30, Shoah de Claude Lanzmann est considérée depuis sa sortie en 1985 comme le film définitif sur l’extermination systématique des Juifs en Europe entre 1939 et 1945. Documentaire composé exclusivement de témoignages de survivants des camps de la mort en Pologne et en Allemagne, mais aussi d’anciens responsables ou exécutants au service de la folie génocidaire de Hitler, tous filmés au présent, ce voyage au bout de la nuit des âmes est une œuvre capitale dans le décryptage de l’organisation méthodique du génocide juif par les nazis.

Inscrit depuis 2023 au patrimoine cinématographique de la Mémoire du monde de l’Unesco, montré sous une forme condensée dans les lycées français depuis 2001 à l’initiative de Jack Lang (alors ministre de l’Éducation nationale), le film a fait le tour du monde en presque 40 ans, des États-Unis à la Chine en passant par le Japon, la Turquie et même l’Iran. Après une première diffusion sur TF1 en 1987, suivie de rediffusions notamment sur France 3 en 2015 et Arte en 2018, Shoah est proposée ce soir sur France 2, à l’occasion des 79 ans de la libération du camp d’Auschwitz (le 27 janvier dernier).

Pour la présidence de France Télévisions, qui explique ses intentions dans un texte publié ce week-end dans La Tribune dimanche, il s’agit aussi d’une réponse au “poison du relativisme” et du négationnisme, dans un contexte post-7 octobre marqué par une explosion des actes antisémites en France. (Re)montrer Shoah au plus grand nombre, tendre au public ce rappel glaçant et singulier de la vraie définition d’un génocide, sonnerait ainsi comme un rappel à l’ordre des consciences. Une parade urgente à la propagation de fake news et d’une pensée relativiste depuis l’attaque barbare du Hamas contre les civils israéliens.

“Nous diffusons le film, ce qui n’était pas prévu à l’origine, pour montrer à quel point le devoir de mémoire résonne dans le présent. Ce qui me préoccupe, c’est le relativisme autour de la mémoire de la Shoah”, a déclaré ainsi Stéphane Sitbon-Gomez, directeur des programmes de France Télévisions, dans les colonnes du Parisien. “Les massacres du 7 octobre m’inquiètent : quand on trouve des excuses à la barbarie, il n’y a plus de limite à la cruauté humaine”. 

Enseignant en Seine-Saint-Denis, agrégé d’histoire, responsable des formations au Mémorial de la Shoah et auteur de l’essai Sortir de l’ère victimaire : pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse (Odile Jacob, 2020), Iannis Roder émet pourtant quant à lui de sérieux doutes sur l’efficacité de la diffusion de Shoah pour lutter contre ce que l’on nomme depuis plus de vingt ans le nouvel antisémitisme. Une haine du Juif – à travers notamment la déshumanisation d’Israël – cultivée en France et à l’étranger par les mouvances islamistes et contre laquelle, selon notre interlocuteur, les vertus pédagogiques de Shoah sont à questionner.

<em>Shoah</em>, de Claude Lanzmann (1985), diffusé mardi 30 janvier en prime time sur France 2.
©  RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA / SIPA / RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA
Shoah, de Claude Lanzmann (1985), diffusé mardi 30 janvier en prime time sur France 2.© RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA / SIPA / RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA

Le Point : Que vous inspire la diffusion de Shoah sur France 2 en prime time ce mardi ?

Iannis Roder : Ma première réaction, c’est de dire que c’est une excellente décision parce que Shoah est un film exceptionnel. Peut-être même le plus grand film sur l’histoire de la Shoah. Mais la question que l’on doit se poser avant tout est la suivante : quel est l’objectif poursuivi par France 2 ? S’il s’agit de rappeler au grand public ce qu’est un génocide et ce qu’a été celui des Juifs en 1939-1945, quelles en ont été les modalités, quelle en a été la violence, dans quel cadre toute l’Europe a finalement participé à ce génocide : alors oui, cette diffusion est nécessaire et salutaire, encore plus depuis le 7 octobre et une certaine tendance à invoquer ce mot sans justification dans le conflit israélo-palestinien. Shoah montre ce qu’est un génocide. Mais on peut aussi penser que France 2 voit dans sa diffusion une manière de lutter contre le retour de l’antisémitisme et, là, on peut émettre un doute sur son efficacité.

Pour quelle raison ?

Parce que l’antisémitisme nazi n’est pas le même que le nouvel antisémitisme qui, aujourd’hui, vise les Juifs en France et ailleurs dans le monde. Cet antisémitisme-là, qui passe à l’acte et qui a muté, est d’abord le fait de l’islamisme, principale menace qui vise aujourd’hui les Juifs. Et, avec lui, les idiots utiles qui au nom d’un antiracisme dévoyé et d’un antisionisme rageur se font les aides de camps de ceux qui passent à l’acte. Cet antisémitisme actuel est un antisémitisme progressiste qui opère une hallucinante inversion et pour lequel Israël, et donc en réalité les Juifs, seraient les nouveaux nazis. On les accuse d’être coupables de racisme, d’apartheid et même de génocide, comme ne cessent de le faire certaines personnalités politiques en France dans des tweets, des députés LFI par exemple, et comme l’Afrique du Sud l’a fait récemment. Dans cette vision du monde, si les Israéliens, et avec eux les Juifs qui les soutiennent, c’est-à-dire l’immense majorité des Juifs, sont les nouveaux nazis, alors les Palestiniens deviennent les nouveaux Juifs.

Et cette réalité limite la portée de Shoah auprès dun certain public ?

Oui, l’efficacité de la diffusion de Shoah se trouve amoindrie parce que si sa diffusion n’est pas accompagnée d’un travail de mise en perspective historique par des enseignants, il y a un risque bien réel pour que le film ait peu d’utilité dans la défense des Juifs et dans la lutte contre l’antisémitisme actuel. Certains pourraient même s’en saisir pour propager le message selon lequel les Juifs font subir aujourd’hui aux Palestiniens ce que les nazis leur ont fait hier. Les confusions sont telles dans les esprits de certaines personnes, le prisme idéologique parfois si fort que la mémoire de la Shoah se retourne aujourd’hui contre les Juifs. Brandir la mémoire de la Shoah pour lutter contre un antisémitisme qui a pris d’autres formes, d’autres visages et qui est porté par d’autres personnes que les nazis ou que l’extrême droite, est à mon sens inopérant.

Reconnaissez-vous quand même des vertus à la diffusion du film sur France 2 ?

La Shoah est un événement historique sans précédent et l’intérêt du film de Lanzmann est qu’il nous fait réfléchir sur la contemporanéité de cet événement, comment a-t-il été possible en Europe au XXe siècle et quelles ont été ses modalités. C’est un film extraordinaire dans lequel je découvre toujours de nouveaux éléments à chaque fois que je le vois, j’en montre des passages d’ailleurs à mes élèves et aux professeurs que je forme, en décryptant avec eux les images et le récit. C’est en effet un film difficile d’accès pour un adolescent et qui nécessite un travail d’analyse pédagogique.

Mais encore une fois, il ne faut pas chercher dans Shoah le film, et même au-delà, dans l’histoire de la Shoah, un vaccin contre l’antisémitisme d’aujourd’hui. C’est au nom même de la mémoire de la Shoah que des gens s’en prennent aux Juifs, mais aussi à Israël vu comme le dernier avatar du colonialisme raciste. Diffuser Shoah, c’est très bien mais je doute malheureusement de la vertu pédagogique de ce chef-d’œuvre dans la lutte contre l’antisémitisme actuel. On a jamais autant enseigné l’histoire de la Shoah et on a pourtant jamais eu autant d’actes antisémites depuis 1945 en France. La focalisation sur l’antisémitisme du passé revient parfois à nous rendre aveugles à l’antisémitisme du présent, dont les acteurs ne sont plus les mêmes et qui fonctionne avec d’autres mécanismes. Nombre d’antisémites actuels le sont au nom de l’antiracisme. Ils sont convaincus d’être dans le camp du bien.

Propos recueillis par Philippe Guedj

Shoah, de Claude Lanzmann (durée : 9 h 30) : diffusion en intégralité ce mardi 30 janvier à 21 h 10 sur France 2. Disponible dès le lendemain sur france.tv pendant 30 jours.

Source: le Point

https://www.lepoint.fr/culture/shoah-sur-france

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1 Comment

  1. En réalité il s’agit d’un nouvel antisémitisme nazi puisqu’il s’agit d’un nouveau nazisme : prenant pour cibles les non “Racisés”. Juifs et Blancs inclus. Nous vivons dans un
    4eme Reich, de New York à Johannesburg
    en passant par Londres et Paris.
    Donc analyse très incomplète. Faute de
    comprendre l’existence et la nature
    De ce nouveau nazisme, qui est celui
    des Temps modernes, le sort de
    l’Amérique du Nord et de l’Europe de
    l’ouest est déjà scellé. Et
    effectivement il est plus que douteux chaîne nauséabonde comme France 2 ait pour objectif réel de faire reculer ce nouveau nazisme auquel elle contribue pleinement _ c’est même sa seule raison d’être.

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