Daniel Sarfati. Mon logiciel a planté

Mon logiciel a planté.

Comme ça, sans prévenir. Je jure que ça n’est pas de ma faute, je n’ai touché à aucun bouton interdit.

L’écran de l’ordinateur a clignoté, comme un coucher de soleil sur une plage normande puis s’est brusquement transformé en tableau de Pierre Soulages, un noir profond rehaussé de quelques traces de doigts.

Impossible d’avoir accès au dossier patient.

Impossible d’imprimer une ordonnance.

Impossible de faire attendre une salle d’attente au bord de l’émeute, le temps de tenter une réanimation informatique.

J’en suis revenu aux bonnes vieilles méthodes.

Rédiger une ordonnance à la main, j’écris très mal.

“C’est de l’hébreu que vous écrivez Docteur ?”

J’ai eu un regard mauvais, je deviens parano depuis le 7 octobre.

“Ou alors du chinois, Docteur ?”

Je me suis détendu.

Se passer de la carte vitale et rédiger sur une feuille de soins papier marron.

“C’est ce que je vous dois, ça Docteur ?!!!

C’est pas donné !”

L’inflation.

Ça a fait traîner la consultation et les patients en ont profité pour en raconter un peu plus.

Sur leur vie, une belle-sœur détestée, une mère qui a perdu la tête, une maigre retraite qui ne permet pas de s’offrir les week-ends dont on rêve.

L’inflation.

Pour certains, j’ai eu l’impression que ça leur a fait plaisir, cet ordinateur qui ne faisait plus écran entre eux et moi.

C’est fou le temps que l’on perd sans un logiciel en état de marche.

C’est fou de se rendre compte qu’on ne connaît pas vraiment les gens que l’on soigne, et qu’ils ont tant d’histoires, tant de vies à nous raconter.

Toujours intéressantes.

Et la salle d’attente au bord de l’émeute…

J’ai fini par appeler la hotline.

Je suis tombé sur un geek blasé qui m’a d’abord culpabilisé ( j’avais forcément commis une erreur de manipulation), m’a demandé un code confidentiel ( que je n’ai pas ), puis m’a proposé de prendre la main ( la souris), constatant ma nullité abyssale en informatique.

Le Soulages s’est éclairé d’une petite flèche violine.

“Il y a encore de l’espoir “, j’ai interrogé, anxieux.

Le geek a répondu :

“Faut aller dans le sous-menu, et passer en version Ax5npc”.

J’ignorais complètement qu’il y eût un sous-menu et encore moins plusieurs versions.

“Vous avez le numéro d’accès ?”

J’avais les mains moites. Quel numéro ?!!

Le geek a poussé un long soupir.

“Vous êtes en retard d’au moins 5 mises à jour”.

J’ignorais être autant en retard.

Allait-Il me dénoncer à la Sécurité Sociale ?

J’ai tenté quelques circonstances atténuantes.

“Il y a beaucoup de malades toute la journée, et le soir pas toujours le temps ni l’envie de rester 1 heure de plus à faire des mises à jour”.

Le Soulages s’est brusquement transformé en Jackson Pollock avec des zébrures de toutes les couleurs sur l’écran, puis les icônes rassurantes de Windows se sont rétablies.

“Voilà, c’est réparé.

Z’avez compris le processus ?”

J’ai répondu en ricanant :

“Vous savez pour moi, l’informatique c’est pire que de l’hébreu !”

Il y a eu un silence pesant au bout de la ligne.

Le geek devait être juif. Il a raccroché.

J’ai fait entrer la patiente suivante.

Une vieille dame qui n’entendait pas bien.

Elle voulait surtout me parler de son fils, mort d’un cancer foudroyant et dont elle n’arrivait pas à se consoler.

Je me suis approché d’elle pour qu’elle m’entende, abandonnant mon ordinateur qui clignotait joyeusement.

Nous avons parlé longtemps.

J’ai rédigé l’ordonnance à la main.

J’y avais pris goût.

Tant pis pour le retard.

© Daniel Sarfati

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