“Le Trajet”, de Mary Eckerling née Goldschmid

Je poste à nouveau un texte écrit par ma mère pour rappeler à tous les négationnistes de la Shoah que “ça” a bien existé. Ma mère est décédée en 2002 mais j’ai repris le flambeau de la mémoire et de la transmission. Am Israël hai. Martine Eckerling·

Le poète dont parle ma mère est Wladislaw Szengel, dont les textes furent retrouvés cachés dans un pot à lait, dans les décombres du ghetto. Ma mère les a traduit du polonais au francais pour Yad Vashem…

***

Le trajet

La malédiction comme une chape noire est tombée sur des

millions des nôtres.

Pressés entre les doigts comme des tannés, extirpés de force,

refoulés d’un quartier à I’autre. Les surfaces attribuées

rétrecissaient comme une peau de chagrin.

Ce trajet, nous I’avons fait tous les deux. Lui, le poète, et moi.

La similitude entre nos deux vies résidait dans le fait que, sortis de

I’abondance, nous nous sommes retrouvés tout au bout du chemin,

haillons sur le corps et dans la poche ce dernier luxe, la pastille de

cyanure pour être à même de régenter sa mort. Nous habitions, ma

famille et moi, à Lwow.

Chassés de notre bel appartement, nous avons déménagé deux

fois, dans les quartiers concédés aux Juifs, pour finir à six dans une

petite pièce aux murs cloqués, avec un seau dans un coin pour les

besoins pressants.

J’ai quitté ma ville au moment où le quartier devait être

emmuré. Ma soeur m’attendait déjà à Varsovie.

Mes parents sont restés à Lwow. À tout jamais.

Dans le train, la peur dans la gorge, les faux papiers dans la

poche, un strict nécessaire dans une petite mallette, je faisais

semblant de dormir. Je haissais le présent, je n’avais pas d’avenir, le

passé s’éffacait dans le fracas des roues. Le poete, lui, a fait

plusieurs déménagements aussi. La capitale, bien plus grande,

orchestrait une vidange des habitations plus fréquente, plus

harassante encore. La différence entre nous deux était quand même

de taille. Moi, j’ai évolué extra-muros, meme si les cloisons

transparentes aux yeux hostiles m’épiaient à la vie, à la mort.

Je ne veux pas ici bercer mes malheurs.

Lui a vécu le solde de sa vie intra-muros.

Dans les murs du ghetto de Varsovie, dans le sol du ghetto de

Varsovie, tellement vorace de la chair juive.

Ses paroles sont simples. Les syllabes se suivent comme un

chapelet. Ce sont des images, des constats, des inventaires en chute

libre. L’épouvante les estompe par petites touches. Je n’ai plus rien

à dire. Je lui passe la parole.

Mai 1995

Mary Eckerling née Goldschmid

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