Depuis Israël, Michel Jefroykin lit la Presse pour nous. “De la solitude du célibataire à la laverie automatique” Par Laurent Sagalovitsch

Il n’existe pas de spectacle plus déprimant que celui d’y rester une heure.

La laverie automatique, un avant-goût de l’enfer. | Bianca Jordan via Unsplash

Il existe des moments dans la vie d’un nouveau célibataire où soudain il prend conscience que son existence a pris une tournure un brin dramatique, ce moment où s’apercevant que son armoire regorge de linge sale sans aucune trace de propre, il n’a d’autre choix que de l’entasser dans un sac avant de se rendre à la laverie automatique.

Vous dirais-je son accablement quand, dans le froid du petit matin, le long d’une rue triste et grise, d’un pas lourd et pesant, il s’en va rejoindre ce lieu lugubre où alignés en rang d’oignon, lave-linges et sécheuses attendent d’être utilisés? C’est au moment précis où il pénètre en cet antre accueillant et froid comme une chambre de dissection qu’il réalise ce qu’il est devenu: une ombre, un fantôme, un mendiant, un sans-dents.

Il est seul. Glacé est le silence. Une machine tourne déjà. Sur le sol d’un blanc douteux, de grosses chaussures ont laissé des empreintes grasses et noires. Des pancartes plaquées aux murs indiquent la marche à suivre, le prix à payer, le temps à attendre. Lentement, il extirpe un à un ce qui constitue son linge, deux pantalons, trois chemises, quelques t-shirts, des caleçons, des chaussettes, tous sales, tous plus ou moins défraîchis, tous envoyés dans la gueule grande ouverte du tambour.

Dehors, un bus passe. Il est encore tôt. La ville s’éveille à peine. Une femme en robe de chambre entre, salue, jette son linge dans la sécheuse, paye, repart. Il referme le hublot, se dirige vers la machine qui sert de comptoir, sélectionne un numéro, insère des pièces de monnaie, récupère deux capsules de lessive, les dépose dans leur compartiment réservé, revient au comptoir, compose le numéro de la machine, paye à nouveau. Un bip se fait entendre puis lentement, et comme si elle s’arrachait à l’atmosphère terrestre, voilà la lessiveuse qui entame, au milieu d’un gargouillis d’eau, sa première révolution.

Il y a un banc collé à la fenêtre. Il s’assoit dessus. Le froid monte du sol comme une marée gelée. Il frissonne. Relit les instructions. Vérifie qu’il ne s’est pas trompé. Se lève pour s’assurer que sa machine tourne bien. Se rassoit. S’emmitoufle dans son manteau. La lumière venue des blancs carreaux du plafond l’écœure. La solitude l’étrangle. Sa vie est un échec. Un étudiant à la gueule mal réveillée rentre sans le saluer. D’un geste précis, il enfourne son linge, sort sa propre lessive –il faudra penser à en acheter, ce doit être moins cher–, paye, s’en va, toujours sans saluer.

Petit con. Le jour se lève. Le froid demeure. Les machines tournent sur elles-mêmes, s’arrêtent, recommencent leurs tours de manège. Parfois, elles accélèrent leur mouvement comme prises de panique, elles tournoient, tourbillonnent, gémissent des sifflements qui disent la vaillance de leur moteur. Il reste une demi-heure à tuer. À la seconde précise où la sécheuse s’arrête de fonctionner réapparaît la femme de tout à l’heure, toujours en robe de chambre, toujours souriante pourtant.

Elle sort son linge, l’étale sur une sorte de planche où elle prend son temps pour le plier avant de le déposer au fond de son cabas. Un couple de vieux arrive. Ils n’ont pas d’âge, 
ils ont 100 ans, ils ont 10 ans, ils sont peut-être déjà morts. Ils se connaissent par cœur. Ils se parlent à voix basse comme s’ils ne voulaient pas déranger. Chacun sait ce qu’il a à faire. 
La femme s’occupe du linge, le mari de la lessive. Les deux vont payer avant de s’éclipser.

Enfin sa machine entame une dernière cavalcade avant de s’arrêter, hors de souffle. Il ouvre le hublot, prend de grandes brassées de linge mouillé, les balance dans la gueule de la sécheuse, laisse tomber une chaussette, lance un juron, la récupère, prend une nouvelle fournée de vêtements, l’expédie parmi le linge déjà déposé, referme le tout. Sélectionne, programme, paie.

Sur le banc, une femme a pris place, il la reconnaît, elle est venue plus tôt avec son mari. Maintenant, elle fait des mots croisés d’un air concentré. 
Depuis combien d’années vient-elle ainsi surveiller son linge? Une éternité et plus. Et son mari, il est passé où? Et sa vie à lui, elle est passée où? Il ne sait pas. Il n’a rien vu venir.

Il se poste devant la sécheuse. Il reste dix, il reste huit, il reste six minutes. Son linge vole au vent. La jambe de son pantalon se colle au hublot. Une paire de chaussettes le salue. 
Au loin, un caleçon sursaute comme un astronaute en apesanteur. À force de contempler la valse effrénée de ses vêtements, il finit par avoir des haut-le-cœur. 
Fait les cent pas, les mains dans les poches. Passe et repasse devant la machine. Une minute…

La semaine prochaine, il lui faudra revenir. Puis la semaine suivante.

Et la suivante de la suivante.

Qu’on se le dise, la laverie automatique, c’est l’entrée fracassante du désespoir dans la vie du célibataire!

Et maintenant, tournez, tournez donc, machines de l’enfer.

© Michel Jefroykin © Laurent Sagalovitsch — [BLOG You Will Never Hate Alone] -Slate.fr

https://www.slate.fr/story/259272/blog-sagalovitsch-solitude-celibataire-laverie-automatique-machine-laver-linge

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2 Comments

  1. Pauvre Laurent, tu devrais t’acheter une lavante séchante , la vie en laverie automatique ne te sied pas. J’ai commencé à lire une de tes oeuvres, j’ai bien peur que Chaim Potok me manque, J’en attends deux que je ne connais pas, avec impatience.

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