Depuis Israël, Michel Jefroykin lit la Presse pour nous: La bienveillance fait-elle bon ménage avec l’excellence? Laurent Sagalovitsch

Sans aller jusqu’au sadisme, il peut parfois s’avérer utile de nous forcer à dépasser nos limites individuelles. Mais quid alors de la bienveillance et de notre désir d’être respecté?
Entre bienveillance et excellence se joue l’avenir de notre société. 

La bienveillance est le mot d’ordre de l’époque. Omniprésent dans la vie professionnelle comme dans nos états amoureux, il veille à ce que chacun puisse exercer son libre arbitre sans contrainte s’y opposant. Il définit notre rapport avec autrui, il établit toute une échelle de valeurs qui cimentent le socle de nos sociétés, il est brandi comme un rempart face aux agressions dont nous pourrions être les victimes, il agit comme un repoussoir face aux démonstrations de pouvoir orchestrées par l’infinie cohorte des donneurs d’ordres et autres petits chefs.

C’est évidemment un progrès. Personne, dans sa vie personnelle ou professionnelle, n’a vocation à essuyer des remarques destinées à blesser ou à heurter. Personne n’est disposé à subir des attaques outrancières où, derrière des motifs de performance ou de rendement, nous serions amenés à nous conformer aux exigences extravagantes d’un chef de service.

Nous ne sommes pas du bétail, nous avons le droit au respect. À l’écoute. À ce que nos sensibilités, nos humeurs soient prises en compte. À évoluer dans un cadre serein où nous nous sentons considérés, protégés, appréciés pour qui nous sommes et non pas selon des critères édictés par des puissances invisibles qui attendent de nous seulement obéissance et efficacité.

Nous voulons être au monde tel que nous sommes vraiment. Avec nos défauts et nos qualités, nos différences, nos faiblesses, nos problèmes, nos angoisses, toute cette cartographie de l’âme qui dessine les reliefs de notre identité. Nous ne sommes ni des robots, ni des machines, mais des êtres de chair et de sang qui vont dans la vie comme ils peuvent, avec leurs atouts et leurs handicaps, leurs engouements et leurs fragilités.

La question étant de savoir jusqu’à quelles limites nous pouvons exercer cette liberté à être soi, vraiment soi, sans entrer en contradiction avec des impératifs sociétaux et économiques censés nous mener à l’excellence, à une exigence d’efforts et de travail sans lesquels, livrés à nous-mêmes, nous risquons de faillir.

Ou autrement dit, là où règne la bienveillance, l’excellence a-t-elle encore son mot à dire? Prenons un chef d’orchestre qui attend de ses musiciens le meilleur. Souvent, il pourrait être tenté de les pousser dans leurs retranchements afin d’obtenir ce qu’il désire, une adéquation entre ses attentes et la note rendue. Mais jusqu’où peut-il aller, doit-il aller, sans précisément abîmer cette idée de bienveillance, ce besoin de chacun d’être respecté dans son individualité?

Il attend donc de ses musiciens le meilleur mais qu’advient-il de cette attente si elle entre en contradiction avec les aspirations de ce dernier? Doit-il insister, le titiller, le brusquer ou bien alors, se satisfaire de ce que le musicien est prêt à lui accorder, quitte à ce que la performance d’ensemble ne demeure satisfaisante pour personne, ni pour le chef d’orchestre, ni pour l’audience, et peut-être même, ni pour le musicien? Doit-on sacrifier l’idée d’excellence sur l’autel du bonheur et de l’épanouissement individuel?

Ce qui est vrai pour le chef d’orchestre est vrai pour le directeur d’entreprise, le professeur, l’entraîneur, la personne en charge de nous faire progresser. Sans aller jusqu’au sadisme ou à l’exercice d’une violence gratuite, il peut parfois s’avérer utile de nous forcer à aller au-delà de ce qu’on pense être nos limites individuelles. De cesser d’être bienveillant afin d’exiger de notre part un supplément d’âme, un dépassement, un effort, une souffrance même mais une souffrance vertueuse, c’est-à-dire capable de nous rendre meilleurs à nous-mêmes.

Mais si à la première remontrance ou critique, nous nous insurgeons contre ce que nous considérons être des attentes démesurées, ne risquons-nous pas de passer à côté de prouesses qui une fois réalisées, nous rempliraient de fierté et de bonheur? Si plus personne n’ose nous brusquer pour ne pas nous heurter, n’est-ce pas entériner une pratique qui, au bout du compte, nous desservirait, dans la mesure où nous resterions à jamais à la surface de nos capacités, sans jamais exploiter le maximum de nos possibilités?

De l’excellence, nous sombrerons bien vite dans la médiocrité, dans l’à-peu-près, dans une forme de mollesse existentielle, d’une préservation chétive de notre moi, le tout au détriment d’une exaltation de notre âme et de son aspiration à se surprendre elle-même, à repousser encore et toujours ses limites intérieures afin de briller au firmament de ses désirs les plus profonds.

Nous voulons être meilleurs que nous ne le sommes déjà mais si nous nous cajolons trop, si nous nous respectons trop, si nous prenons trop en considération notre bien-être intérieur, d’une certaine manière, nous nous manquons à nous-mêmes. Nous prêchons le confort au détriment de l’effort. Au lieu de nous élever, nous risquons de stagner, de régresser même, de finir vide de toute envie, si ce n’est celle d’avoir la paix.

À n’en pas douter, la génération qui vient aura à se confronter à ce choix redoutable. Elle devra choisir entre la bienveillance et l’excellence. À moins de considérer que plus nous existons au monde en un rapport apaisé, plus nous sommes proches de nous et, partant, plus grand est notre apport à la marche en avant de l’humanité.

À voir…

© Michel Jefroykin © Laurent Sagalovitsch — [BLOG You Will Never Hate Alone] 

Source: Slate

https://www.slate.fr/story/258858/blog-sagalovitsch-bienveillance-fait-elle-bon-menage-excellence

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