Danny Trom. Ouvrir et fermer les yeux : deux visions dans la guerre

Odilon Redon, “Chimère”. 1883
Wikipedia Commons

Plus s’éternise la réponse militaire israélienne à Gaza, plus le souvenir du 7 octobre semble s’estomper dans l’opinion publique internationale. Dans ce texte, Danny Trom tire les conséquences de cette situation : l’apparition d’un clivage net entre ceux pour qui l’événement est passé, et ceux qui, de plus en plus isolés, le gardent fermement à l’esprit.

Il est dans la nature des événements surgissant d’appeler des interprétations, sans quoi ils n’en seraient pas. À la confusion qui règne dans le moment de leur coagulation, succède généralement une phase où les interprétations, d’abord hétérogènes, se stabilisent progressivement. En acquérant une homogénéité, un événement s’affermit et reçoit un nom, souvent résumé en une date. Parmi les événements échus, il en est qui ont un retentissement mondial comme les grandes révolutions, 1789 ou 1917. D’autres ont un écho plus circonscrit, régional. Victoires ou défaites, ils scandent les récits nationaux ou ceux des luttes sociales.

Parmi les événements ayant atteint une portée universelle – tels que la Shoah -,  on compte rarement des événements très localisés. Mais aujourd’hui le village global qu’est devenu notre planète en sécrète. Ce fut le cas du meurtre de George Floyd par la police américaine, qui suscita une réprobation mondiale unanime. Il a ravivé la mémoire de l’esclavage et la question du racisme, qui ont trouvé leur actualisation dans cet événement. C’est aussi le cas du massacre du 7 octobre, sauf qu’il a clivé l’opinion mondiale. Il a ravivé la mémoire de la Shoah et avec elle toute l’ambivalence de l’opinion publique mondiale qui ne sait trop s’il s’agit d’une défaite ou d’une victoire et en fait une affaire de point de vue. Certes, la disproportion entre la Shoah et le 7 octobre nous apparait immédiatement, et pourtant le second semble répliquer quelque chose de la première à plus petite échelle. Ce qu’il en réplique est l’intention.

Il nous faut quitter la scène publique mondiale, où prévaut à présent la logique du décompte glacial des vies perdues, afin de comprendre en quoi l’événement du 7 octobre, et sa conséquence immédiate, la campagne militaire de Tsahal si couteuse en vie civiles palestiniennes, clive. Ce clivage peut se résumer ainsi : pour d’aucuns, la grande majorité, le 7 octobre est passé au sens précis où il n’est pas retenu, ni tenu à l’esprit. Il s’est dilué en pâlissant dans sa conséquence la plus tangible, à savoir la guerre qui a cours à Gaza, donc dans la réaction qu’il a lui-même généré presque mécaniquement. Pour d’autres, le 7 octobre fait événement au sens où il est enregistré et inséré dans une trame événementielle dont le Shoah demeure le point d’orgue. Ici, l’événement demeure distinct de sa conséquence immédiate ; il est replié sur lui-même, en formant une totalité signifiante. Le temps passant, il ne perd ni en intensité ni en singularité ; il ne se fond pas, ni ne se dilue dans la séquence consécutive. Cette divergence des sensibilités politiques manifestée dans la polarisation mondiale des opinions est troublante. Et ceux, toujours davantage minoritaires le temps passant, pour qui l’offensive israélienne ne peut effacer le 7 octobre, ni même l’émousser, se sentent esseulés, plongés dans un monde hostile. Comment décrire cette disposition consistant à tenir fermement l’événement à l’esprit, sans céder, malgré la tornade qui souffle des vents contraires ?

Quittons, le temps de la réflexion, la scène de l’opinion mondiale pour nous situer sur le plan de l’événementialité proprement juive, au sein de laquelle le 7 octobre s’inscrit aussi. Il nous faut quitter l’histoire du conflit en cours pour nous immerger dans une temporalité bien plus ample. Et scruter la manière dont la tradition rabbinique retient les événements qui affectent « Israël » pris au sens traditionnel de peuple juif. La tradition construit cette rétention, en homologie avec les Écritures qui, contrairement à la mythologie gréco-romaine, ne ménagent aucun espace à la glorification de la victoire dans la guerre. La gloire n’y échoie finalement qu’à Dieu, et, la littérature rabbinique y insiste, cette gloire ne Le quitte jamais, elle Lui appartient en propre. La renommée d’Israël tient uniquement à son association au nom de Dieu, son tout-puissant protecteur.

De cette répression de tout penchant à l’autoglorification, le nom d’Israël se trouve précisément grandi, dilaté[1]. Aussi, Moïse pourrait bien figurer le héros d’une épopée, mais il n’en est rien. La Hagadah de Pessah, le livre liturgique qui commémore l’épisode de la sortie d’Égypte, ne le mentionne pas. Et de la mort des soldats de Pharaon engloutis dans la mer, le commentaire rabbinique recommande de ne pas se réjouir, parce qu’ils sont aussi des créatures de Dieu. De même pour la commémoration de la reconquête par les troupes hasmonéennes du Temple souillé par les Syro-Grecs, qui se marque à Hanouka par le miracle peu spectaculaire des bougies plutôt que par l’exaltation des combattants. Et en cas de défaite, la tradition juive exprime une irrésistible propension à reporter la faute sur soi en projetant la libération espérée dans un avenir indéterminé.

Si donc, pour le dire comme Max Weber, il existe un « pathos » juif, il tient non pas au triomphe du roi-guerrier mais à l’amertume de la défaite et à la survie malgré tout. Aussi, la tradition rabbinique marginalisa précocement la commémoration des victoires. Le Traité Shabbath (13b) explique : « Rabban Chimon ben Gamliel [première moitié du Ie siècle de notre ère] dit : nous tenons à la mémoire des malheurs (tsaroth evel) desquels Israël a été sauvé, mais que faire ? : si nous voulions inscrire tous les jours de cette sorte, nous ne le pourrions pas, car les troubles qui affectent Israël à chaque génération et époque sont si nombreux que chaque jour serait digne de commémoration ». Et depuis l’exil, depuis que la guerre juive est exclue, le calendrier hébraïque, explique Raban Gamliel, est aussitôt saturé, débordé par l’enchaînement des crises. Telle est la structure de l’événementialité juive. 

Du commentaire de Raban Gamiliel, on peut conclure que chaque jour où Israël survit est digne d’être commémoré. Que la gloire de Dieu s’atteste dans la survie d’Israël n’est ici qu’une manière pour les juifs de s’expliquer leur persistance. Et même si les fils de la transmission se sont quelques fois défaits pour nous, nous héritons de cette propension à recueillir l’événement de la sur-vie à travers notre expérience particulière inscrite à même l’histoire juive, sans parfois nous en apercevoir. Nous le faisons, chacun pour soi, de génération en génération. Aujourd’hui, nous versons le 7 octobre dans la série des événements que le mot pogrom résume et dont le mot Shoah signale l’épure. Nous retenons chaque point de la série, même si nous ne pouvons pas les énumérer avec précision, comme s’ils s’amalgamaient en une expérience unique, et nous nous étonnons d’en avoir réchappé, d’être encore en vie. Et nous savons que le 7 octobre est inscrit dans une série toujours ouverte à l’accueil de l’événement à venir en tant qu’il affecte Israël. Cette mnémotechnique fonctionne tel un dispositif où passé et présent s’entremêlent, de sorte que nous parcourons la série de la fin au début et à rebours, l’ensemble se coagulant en une seule et même chose qui se réplique indéfiniment.

Pourtant, la Shoah n’est pas interchangeable avec les autres événements de la série. Elle y introduit une rupture qu’il nous faut ressaisir de l’intérieur de la structure de l’événementialité juive. Si la Shoah fait césure, c’est que les catégories que nous a léguée la tradition ne peuvent la capter. Cela pour une raison simple : la série a pour condition une promesse, jamais démentie jusqu’à la Shoah, que jamais le pouvoir politique n’exterminera complètement les juifs. Le commentaire rabbinique assure, en s’appuyant sur le livre d’Esther, que les juifs en exil peuvent être régulièrement maltraités, ponctuellement massacrés, parfois expulsés, mais que finalement jamais le « roi » n’agréera à leur élimination totale. Si le peuple est au bord du gouffre, il sera toujours sauvé par le roi qui, d’abord mal avisé, se ressaisit in extremis, assure la tradition. Que le roi s’avère pourtant criminel, qu’il accepte de détruire les juifs puis exécute cette sentence capitale — voilà la définition-même de la Shoah — a plongé les juifs dans une profonde crise dont nous ne sommes pas sortis. Cette crise colorie notre actualité.

La Shoah a donc inauguré la possibilité du meurtre de tout Israël, alors même que la tradition l’exclut. S’en sont suivies des contorsions acrobatiques dans le petit monde de l’exégèse traditionnelle, et une désorientation générale du monde juif à l’ère post-Shoah. La Shoah a discrédité la politique traditionnelle des juifs, elle a invalidé le schème traditionnel qui reporte la protection d’Israël de Dieu aux souverains étrangers. Elle l’a disqualifié, y compris dans sa version moderne, là où l’émancipation fit des juifs des citoyens d’États-nations, là où la question de leur protection était rendue obsolète, puisque c’est précisément l’Allemagne, État-nation moderne, qui initia et organisa leur destruction avec l’appui de ses alliés partout en Europe. De l’intérieur du monde juif, la névrose d’abandon qui traverse le lien de Dieu avec son peuple et du peuple avec son Dieu, s’en trouva intensifiée, parfois poussée jusqu’à un point de rupture. L’existence de l’État d’Israël est la sécrétion politique de cette défiance. Le 7 octobre n’est donc plus seulement un événement qui allonge la série : il est le premier pogrom post-Shoah.

Pourtant, la naissance de l’État d’Israël qui a suivi presqu’immédiatement la Shoah, comme s’ils étaient, vus d’aujourd’hui, deux événements consécutifs, aurait dû changer la donne. Figure de la survie combattante, il est venu compenser l’impuissance et l’abandon des juifs d’Europe. Comportant en 1948 une proportion importante de rescapés de la Shoah, dès lors que les camps de rescapés furent évacués en direction de la Palestine, ainsi que de citoyens touchés indirectement par la disparition des leurs en Europe, cet État accueillit les rescapés, cela a été amplement documenté, avec un mélange de compassion et de mépris. L’homme nouveau, hébraïque, se tenait là, alors que les rescapés lui renvoyaient son image inversée et le souvenir embarrassant de l’impuissance juive que le nouvel État avait pour fonction de dépasser. Mais très vite, le procès Eichmann réintégra les juifs d’Europe dans la mémoire nationale, jusqu’à ce qu’ils ne la quittent plus. Intriquée dans l’auto-compréhension de la société israélienne, la Shoah y devint logiquement un motif d’action, d’abord plus moins ou conscient, parfois implicite, puis toujours davantage affirmé. Mais, en Europe, la Shoah devint au contraire surtout un motif d’abstention. Elle se tenait à l’arrière-plan d’une retenue de la politique : puisque le mal avait surgi au cœur de l’Europe sous la forme criminelle d’un nationalisme intégral, sa résurgence devait être rendue impossible par le processus d’unification du Continent.

Il s’ensuit que la mémoire de la Shoah est désormais prise en étau entre un motif d’abstention et un motif d’action. En tant que juifs d’Europe, nous héritons des deux. Toute politique qui se détermine de l’intérieur de l’Europe en manifestant des traits qui rappellent, fut-ce confusément, les étapes qui conduisirent à la catastrophe, nous alerte. Mais toute hostilité à l’égard de l’État d’Israël, toute aversion au dépassement de l’impuissance surmontée des juifs d’Europe, nous conduit à partager le motif d’action de cet État, en particulier lorsqu’il est confronté à un assaut dont l’intention exterminatrice est patente, comme ce fut le cas le 7 octobre.

Nous devons garder à l’esprit le 7 octobre en nous opposant de toutes nos forces à ceux qui accusent avec perversité l’État Israël d’instrumentaliser son motif d’action pour commettre un génocide sur les Palestiniens. Et nous pouvons parfaitement garder le 7 octobre à l’esprit tout en compatissant avec les souffrances de civils innocents. Nous pouvons approuver l’objectif d’abattre le Hamas tout en espérant qu’il soit atteint en minimisant autant que faire se peut le coût pour les habitants de Gaza. Nous pouvons même critiquer la conduite des opérations pour ne pas le faire suffisamment, tout en sachant que l’objectif, s’il n’est pas atteint, sera une invitation faite à l’ennemi de réitérer le 7 octobre. C’est-à-dire non seulement de nourrir la série que la doxa sioniste pensait avoir clôturée, mais d’y mettre un terme en exterminant les juifs. Et si l’objectif d’abattre le Hamas et ses alliés est rempli, jamais nous ne serons saisis par le pathos de la victoire.

Notes

  1. Dieu dit à Abraham: “Je te ferai devenir une grande nation ; et je te bénirai ; je rendrai ton nom glorieux […]” (Gen. 12 :2) : une traduction plus littérale serait préférable : “et je vais agrandir (agadlekha) ton nom [car il sera associé au Mien]”.

© Danny Trom 
Danny Trom est un sociologue, chargé de recherche au CNRS, membre du Laboratoire interdisciplinaire d’études des réflexivités et chercheur associé au Centre d’études juives, équipes de recherche de l’École des hautes études en sciences sociales. 

Source: K. la Revue 

https://k-larevue.com/ouvrir-et-fermer-les-yeux-deux-visions-dans-la-guerre/

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*